lundi 4 juillet 2011

Tristesse, lumière et danse sur le scooter

Le désir qui provient de la joie est plus fort,
 toutes choses égales par ailleurs,
 que le désir qui provient de la tristesse"
Spinoza, Ethique, E4P18


Petites frayeurs sur le scooter, j'ai déjà été éjecté à deux reprises de la selle de mon destrier. Ces chutes se sont produites à très petite vitesse (voire sur place...), elles ont donc été sans gravité. La première fois, c'était simplement au démarrage, j'ai voulu braquer trop brusquement le guidon et patatras, me voilà les quatre fers en l'air ... Quelques jours après cette mésaventure, je m'approche en douceur de la poubelle située à l'extérieur, je tiens un sac poubelle en plastique noir entre les jambes que je m'apprête à jeter, je ralentis, je quitte la route goudronnée pour un léger contrebas en terre battue, la roue glisse, me voilà à nouveau au sol ... Que faire ? Le ridicule ne m'a pas tué, j'évalue les dégâts, minimes, fort heureusement, je me remets en selle, et j'avance, j'avance ...
Frayeur plus grande, celle de l'agression. Je n'arrivais pas à dormir, j'étais préoccupé, passé, présent et futur fondaient sur moi sans que je parvienne à démêler les fils, je faisais une ballade de nuit. J'étais au sud de l'ile, je roulais vite, les pensées me traversaient comme des éclairs, puis disparaissaient. Tout à coup, très tardivement, je vois une personne torse nu, marchant à reculons, se diriger vers moi. C'est l'accident, me dis-je, quasi imminent. J'appuie des deux mains sur les freins, mes doigts se crispent sous l'effort, elle continue à s'avancer vers moi, mes roues dérapent sous la violence du freinage. Je m'arrête à quelques centimètres de lui, la personne se retourne, pose fermement ses mains sur le guidon, plante ses yeux légèrement injectés de sang dans les miens et me réclame de l'argent : "Vite, donne-moi de l'argent, je dois m'acheter une bouteille". Ce jeune adolescent de 16-17 ans est déjà victime du fléau de l'alcoolisme. Il est visiblement ivre, son haleine empeste, je le sens lorsqu'il approche son visage du mien, menaçant. Il répète invariablement : "Donne-moi de l'argent vite", je lui répète à chaque fois que je n'ai rien sur moi. Plus tard, une fois rentré à la maison, je me suis rendu compte que j'avais 1500 F au fond d'une poche, je l'ignorais au moment de l'agression. J'aurais peut-être cédé sous l'effet de la peur si je l'avais su, et cela l'aurait sans nul doute incité à recommencer ... Il se poste du côté droit du scooter, tout en continuant à empoigner le guidon d'une seule main, je descends alors prudemment du côté gauche. Je le jauge, il est à peine plus grand que moi mais visiblement plus costaud, les muscles bien dessinés et marqués sur le torse, je n'ai aucune chance en cas de réelle agression physique. Je sens mon cœur palpiter à toute vitesse, je m'efforce de masquer mon inquiétude, je lui réitère calmement ma réponse "Désolé, je n'ai pas d'argent sur moi". Subitement surgit à sa droite un autre adolescent, sans doute du même âge, mais beaucoup plus grand. Il a les traits durs, m'observe un instant mais ne m'adresse pas la parole. Il parle en wallisien avec mon agresseur, qui lâche son emprise sur le guidon du scooter. Je perçois que je peux enfin repartir, ce que je fais. Sur le chemin du retour, je me dis que lui aussi a échappé à un grand danger. Perdu dans mes pensées, je l'ai aperçu très tard, à quelques secondes près, j'aurais pu le percuter très violemment.

Vision d'infinie tristesse, celle des animaux écrasés sur la route. Wallis est à dominante rurale, les animaux s'y promènent en toute liberté, et advient de temps en temps l'inéluctable ... J'ai déjà vu le cadavre d'un chat, d'une poule et de quatre chiens, et ce en l'espace de cinq mois à peine. Les chiens errants sont particulièrement dangereux, ils se jettent de manière inconséquente sur les véhicules, et pour peu que vous ne le voyiez pas, que vous calculiez mal votre trajectoire ... J'en ai évité de justesse quelques uns qui s'élançaient vers la roue avant de mon engin. L'une de ces visions m'a plus fortement impressionné. Je roulais en plein jour lorsque j'ai aperçu une tâche sombre en plein milieu de la route, j'ai ralenti puis je me suis arrêté. C'était la carcasse d'un chien au pelage noir, il avait l'épaule avant droite démontée, un mince filet de sang qui commençait déjà à coaguler s'écoulait de sa gueule entrouverte, sa peau était parcourue de tremblements frénétiques. J'ai pensé qu'il valait mieux l'écarter de la route, il pouvait provoquer un accident. J'ai trouvé un sac plastique transparent dans le petit coffre sous la selle du scooter, j'ai empoigné les deux pattes arrière du chien et je l'ai mis sur le bas-côté. Une traînée de sang a laissé sa marque sur la route. Je repars, je regarde une dernière fois en arrière. Demain la mort ... Où me percutera-t-elle, sur une route, dans un avion ou plus simplement dans un lit ? Au lever, au coucher du soleil, en pleine nuit ? Mais ces pensées sombres ne doivent avoir qu'un temps, il faut savoir les dompter, et toutes choses égales par ailleurs, la joie l'emporte sur la tristesse, il faut donc attendre que l'écume de la tristesse disparaisse, que les choses s'égalent ...

Pour échapper à ces idées funestes, j'accélère, ma perception du temps elle-même se métamorphose. Et plus je tourne la poignée de l'accélérateur, plus les palpitations de mon cœur se précipitent, je ressens avec intensité chaque seconde, chaque microseconde. Mais plongé au centre de cette jouissance frénétique de l'instant, mes mains se crispent, tout mon corps se tend, je perçois la crainte de l'accident qui rôde, le frôlement de la mort qui guette. Quelle solution, aller encore plus vite de l'avant ? Je préfère ralentir, je capte alors le paysage, les vastes tiges des cocotiers qui s'inclinent le long de la route, les oiseaux qui traversent le ciel immense, quelques bribes scintillantes du lagon. Je décélère encore, les couleurs du ciel couchant s'épanchent dans mon corps, le soir tombe ... 
Dans la nuit, je roule pleins feux. Lorsqu'au début, je croisais une voiture, le conducteur appliquait la loi du talion "Œil pour œil, dent pour dent, lumière pour lumière" et m'éblouissait à son tour avec ses feux de route. J'avais du mal dans les premiers temps à trouver l'interrupteur pour passer au feu de croisement, je le cherchais vainement dans l'obscurité sur le guidon avec le pouce de ma main gauche. Désormais, je trouve l'interrupteur très rapidement et les feux de nos véhicules se croisent en toute concorde, en toute cordialité.
Parfois, dans mon rétroviseur, je vois s'inscrire les phares d'un véhicule qui me suit. Les deux yeux inquisiteurs, à droite, à gauche, issus du présent de mon passé se rapprochent, j'accélère. Inévitablement, je suis rattrapé, les yeux s'enflent, disparaissent, le véhicule me dépasse, désormais c'est mon phare qui l'éblouit. Le faisceau lumineux de mon scooter s'inscrit dans son miroir, je suis handicapé, borgne, je suis un cyclope. Je le suis quelques instants, le véhicule et son conducteur s'éloignent vers le futur de mon présent, puis il disparaît. Seule, ma mémoire garde le souvenir de nos éblouissements et du présent.

Dans la nuit, les insectes m'assaillent à nouveau (Perceptions du temps II). Aspirés par la lumière, ils se précipitent vers moi, comme des pépites, des éclats de feu. Tel un ninja, je me contorsionne pour les éviter. Quelques uns me frôlent, me brûlent, mais ma peau envoûtée se cicatrise immédiatement. Je décide parfois de les affronter face à face, je deviens un colosse, ils viennent rebondir sur mon corps-tambour, meurent, s'affaissent sur le bas-côté des chemins, se régénèrent et reprennent leur envol.


Rayon de lumière dans la nuit de Wallis

Je m'engage sur la route de Malae, je suis à quelques centaines de mètres de la maison. Pour m'amuser, je donne de légers coups  de guidon à droite, à gauche, j'entame une danse avec la lumière. A l'unisson, corps à cœur, je tournoie dans la grâce la plus complète. C'est une valse lente, aux échos vertigineux. Je change de tempo, j'accélère, je ralentis, je m'arrête, je repars, et la valse devient tango. Surgissant comme par enchantement, les insectes réapparaissent, je les interpelle : "Vous m'avez agressé, je vous ai mangés, nous nous sommes tant combattus, mais faisons la paix", ils me répondent : "Nous t'avions déjà pardonné". Ils s'élancent dans la danse et m'accompagnent, au rythme de la milonga triste d'Hugo Diaz. Je ne les vois pas, je perçois la lente sourdine des moustiques, qui tourbillonnent au loin en  accord avec la musique qui se déverse des cieux. Plus près de moi, j' entr'aperçois les tâches sombres des mouches, bzzzz bzzzz, qui jouent leur partition et dansent en contrepoint de la lumière. Quelques abeilles, que je peux presque toucher, gorgées de l'odeur du miel recueilli en plein jour dans les corolles des fleurs, frémissent et palpitent voluptueusement. Enfin les papillons voltigent autour de mon visage, le caressent pour y déposer les senteurs de fleurs, battent des ailes et versent leurs couleurs chatoyantes, séraphiques dans mon âme. Sons, parfums et couleurs  s'entremêlent, se diffusent en moi.
Je tourne à gauche, je marque l'arrêt devant la maison, j'appuie sur l'interrupteur, la lumière s'éteint.

1 commentaire:

  1. Votre blogspot est superbe et très bien documenté.
    J'ai apprécié de vous lire.
    Michèle (Hôpital de Wallis 1991-1994).

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