vendredi 12 juin 2020

Le cantique des cœurs

« Extension de ma main droite au ciel
Tension de ma main gauche vers la terre
J'ai descendu ma langue jusqu'au cœur
Et j'ai tournoyé comme Mevlana »
Cantique turc en l'honneur de Mevlana


Au lieu dit de la croix, au carrefour, je fends l'air sur mon scooter, direction nord. Tout à coup, un orage explose. Les gouttes d'eau frappent vigoureusement mon casque, ma poitrine, griffent ma peau, elles éclatent comme autant d'obus contre ma chair, rebondissent en geyser, retombent délicatement. Chacune des gouttes murmure, scande son nom, avec ardeur et ferveur. Elles se précipitent sur moi par milliers, leur impact foudroyant m'enveloppe dans une douce chaleur. Vaste caresse, forte et vigoureuse, harmonieuse et douce, qui parcourt mon corps. La force de la pluie diminue, s'intensifie, mon cœur-tambour résonne au rythme de l'orage sous la dictée de son nom. La pluie s'apaise.



Le vent se lève, effleure mon visage, mon épiderme frémissant dans l'espoir, l'attente de la rencontre. Le vent m'enveloppe dans une bulle d'air, me palpe de part en part. Il soulève par intermittence ma poitrine. J'accélère, je décélère, le vent cogne ma poitrine au rythme des battements de mon cœur-tambour. Subrepticement, je deviens transparent, translucide, le vent pénètre ma peau, s'insinue dans chaque organe, rafraîchissant, exaltant. Je suis alors le vent lui-même, mon cœur-vent va souffler sur les rideaux des fenêtres, agiter les feuilles des arbres et dilater les voiles des bateaux. D'un seul élan, je me projette vers les nuages.

Je vogue, tel un bateau ivre, dans leur forme hasardeuse. Je me faufile, je les sépare, je les recompose. Ils prennent peur, s'enfuient. Inévitablement, ils reviennent à moi. Je m'immisce au centre d'un vaste nuage, transfiguré, mon cœur-vent à sa recherche se disperse, mon cœur-nuages prend la relève. Parfois je survole le monde illimité, je parcours les pôles magnétiques, je m'en détache, j'y reviens. Parfois, je m'effiloche, proche de la disparition, quand je plane au dessus des déserts brûlants, seule une vapeur ténue marque ma présence. Parfois, je me gorge d'eau, je gonfle, ivre de folie, de poésie et de bonheur, j'éclate en orage sur les chemins de Wallis, dans le poudroiement du jour. Je recompose mon enveloppe charnelle.


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Je tourne à droite. Le soleil du couchant, derrière moi, direction ouest, se réfléchit dans les deux rétroviseurs de mon scooter, à gauche, à droite, et en chacun d'eux la lumière resplendit. Et au milieu de ces deux reflets de l'astre, mon cœur-miroir brille avec encore plus d'éclat, éblouit l'espace aux alentours. Le soleil commence à disparaître à l'horizon, il s'abandonne une dernière fois dans la grâce la plus complète à la nuit qui survient, dans un spectacle somptueux. Mon cœur-miroir capte le soleil plongeant, les éclats chauds et colorés du ciel, jaune, orange, rouge, s'entremêlent au songe de mon aimée en moi. Les couleurs se nuancent, s'exacerbent tour à tour. Dans un festin délirant de couleurs, la flamme une dernière fois s'embrase dans un immense chant de tendresse puis s'éteint majestueusement.

Le soleil s'endort, mon cœur-esprit veille. Le soleil s'efface, en contrepoint montent en moi les pensées de mon aimée, qui me parviennent par vagues successives. Nulle matière, seules les vibrations se diffusent vers moi. Ondes longitudinales, ondes transversales, elles perforent l'espace, le temps s'écoule, irréel, m'enroule dans une ronde éternelle. Je perçois, dans l'espace-temps de mon cœur-esprit, les battements les plus intimes de ses angoisses, de sa nostalgie, de ses espérances, de sa joie, de sa liesse, de son rayonnement. Violon frémissant, je m'accorde aux vibratos de sa conscience, à la mélodie secrète de ses sentiments. Dans le silence le plus pur, le plus éthéré, notre accord spirituel s'élève.

C'est la nuit, le faisceau de phare éclaire mon chemin. Je roule pleins feux, les insectes, attirés par la lumière, se précipitent sur moi, comme des étincelles, des boules de feu. Un immense papillon de nuit, messager du corps de mon aimée,comme un sabre étincelant, me frappe en plein cœur, s'enfonce en moi. Mon cœur-papillon de jour palpite avec lui, volette, danse face contre face dans la plus grande volupté, aspire le nectar butiné dans les corolles des fleurs, déposé sur ses ailes. Le papillon continue sa course, me traverse, ressort, hébété, étourdi, zigzague quelques minutes dans l'air embaumé et retombe dans le lagon. Son corps linceul flotte un instant, pâle, évanescent puis s'enfonce doucement dans l'eau limpide, croise les poissons lumineux, ainsi que les algues phosphorescentes qui remontent vers la surface.

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Je tourne à gauche, je mets pied à terre, elle est devant moi. La pleine lune éclaire comme un cierge l'horizon. Je lui tends ma main, côté droit, elle me tend sa main, côté cœur. Nous marchons ensemble, direction sud, main dans la main, sur un chemin de traverse qui serpente le long du lagon. Main dans la main, bras tendus, vus de la terre par les insectes qui peuplent le sol, nous formons un « M » démesuré, étourdissant. Main dans la main, bras tendus, vus du ciel par les oiseaux qui parsèment l'espace, nous formons un « W » ténu, délicat. Je cours, mon cœur-jaguar bondit, entraîne son cœur-gazelle. Nous accélérons, les battements de nos cœurs s'emballent ; nous ralentissons, les battements de nos cœurs s'atténuent. Nous franchissons d'un bond vallées et collines. La sueur coule le long de nos corps. Nous passons à travers des forêts immenses, la sève se déploie, monte dans la fièvre le long des fines tiges des cocotiers. Ses cheveux-palmes frémissent, ondulent au vent, leur vaste corolle s'épanouissent dans la nuit comme des étoiles. Ses cheveux se déplient sur tous les cocotiers et chantent la grâce de l'instant présent.

Le bruissement des arbres, le froissement de nos pieds des feuilles éparpillées dans les lits de verdure, le chant des oiseaux ponctuent le silence. Elle étend son bras vers un cocotier, cueille une noix de coco, le brise en deux et m'en offre la moitié. Je bois l'eau douce et rafraîchissante, je mords dans la chair laiteuse. Je me penche vers le fruit de l'arbre à pain qui jonche le sol, je le fends en deux, je lui en donne la moitié, elle goûte sa pulpe jaune, sa texture farineuse. Nous fermons les yeux, nous respirons l'odeur capiteuse qu'exhale la terre après la pluie. Quelques sachets de myrrhe odorant imprègnent l'herbe, frappent à leur tour nos narines. Elle tresse un collier de fleurs, elle le dépose comme une auréole autour de mon cou, autour de mon cœur. Mes bras délicats comme des fleurs l'entourent, nos cœurs-fleurs s'enchevêtrent.

Sous nos pieds plus légers que l'air, la fine membrane de terre volcanique résonne, nous pressentons les éclats de lave qui sommeillent sous Wallis. Les forces telluriques grondent à nos oreilles, proches de l'éveil. Nos pieds deviennent plus lourds que la terre, retiennent l'éveil du volcan. Elle touche de la main un arbre dressé contre le Pacifique, palpe l'écorce. Sous l'effet de son cœur-volcan, l'arbre s'enflamme, il s'embrase en une véritable torche qui menace de s'étendre sur Wallis. Mon cœur-torrent se déverse sur l'arbre, éteint l'incendie naissant. Les cendres dans les racines rougeoient encore, se rallument sous l'effet du vent, l'incendie s'élève à nouveau. Nous l'éteignons ensemble, nous jetons du sable pour contenir les cendres. Leur couleur chatoyante se magnifie et miroite à tout jamais dans nos esprits. La cendre du souvenir, légère, s'échappe de mon âme et de celle de mon aimée, s'envole, danse dans les cieux puis se propage vers les hommes, les femmes et les enfants …


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Nous sommes assis face au lagon, direction est. Je me tourne vers mon aimée, elle se tourne vers moi. Avec mes mains, je déchire ma poitrine en deux parts égales, j'écarte mes côtes cramponnées au sternum. Avec ma main droite, je prélève en douceur mon cœur, timide et effronté, placide et passionné, je le tends comme une offrande pour ses yeux. Mon cœur-soleil palpite faiblement, rayonne avec difficulté, les frissons électromagnétiques le parcourent, il essaie de s'envoler maladroitement … Le voilà qui tombe, elle le recueille dans ses deux mains avant qu'il ne touche le sol. Il reprend son souffle, s'enhardit, quitte ses mains, s'élève et plane quelques instants sur place. Le voilà qui pivote sur lui-même, de plus en plus vite, il commence à effectuer une ronde autour de nous, il nous encercle, et recommence. A chaque tour, son élan l’entraîne avec plus de vigueur. Tout en continuant à tournoyer sur lui-même, il palpite de plus en plus fort, à l'instar de ses sœurs de la Voie Lactée, qui l'observent avec tendresse. Ses couleurs s'intensifient : rouge pâle … rouge profond … rouge éclatant … A la fin du septième tour, mon cœur-soleil commence à se dilater, les vents stellaires virevoltent, je le stoppe de mes deux mains, je calme son élan enfiévré, ses ardeurs, je le dépose à nouveau entre les mains de mon aimée, qui le reçoit avec affection.

Elle me regarde, ses yeux vert-marron m'interrogent : Mon cœur pourrait-il rejoindre le tien ? Je fends sa poitrine, je porte ma main gauche vers son cœur, mais il se rétracte, il s'éloigne, apeuré. Je lui parle, je l'apprivoise par la parole, il s'approche timidement de ma main. Mes cinq doigts l'encerclent, je l'extrais avec une infinie lenteur. Son cœur-lune sort de la pénombre, le voilà qui rayonne sous l'éclat de mon propre cœur, je le dépose également entre ses mains. Mon cœur-soleil dans sa main gauche, son cœur-lune dans sa main droite se font face à face, se reconnaissent, s'entremêlent. Tout à coup, tel un jongleur, dans la joie la plus pure, elle lance tour à tour les cœurs vers le ciel. Chacun d'entre eux s'élève, à chaque fois un peu plus haut. Le jour et la nuit se succèdent à un rythme effréné, les coqs troublés s'époumonent, ne cessent de chanter, leur chant rebondit comme une cascade sur l’île. Le cœur-lune de « W » s'élève si haut qu'il éclipse l'astre de la nuit, il prend place au milieu de la constellation de la Croix du Sud. Gardien des marées, il provoque dans nos deux corps océans une houle immense qui parcourent tous nos organes, dans une fièvre intense. Nos esprits s'accordent au rythme du monde et palpitent palpitent palpitent à l'unisson.

Les deux cœurs redescendent langoureusement entre ses mains. Elle prend un cœur (est-ce le mien? est-ce le sien?) de sa main droite, le dépose dans sa poitrine découverte, face au ciel. Celui qui sommeille désormais dans sa main gauche (est-ce le sien? est-ce le mien?), elle le pousse fermement vers mon thorax béant, reposant sur la terre. C'est le matin, nous regardons le lagon une dernière fois, une lumière douce et sereine éveille les âmes. Les couleurs pâles, légères du soleil nous étreignent. Le matin calme et apaisant embaume l'âme ; une espérance neuve brille, scintille sur le monde, sur les hommes, les femmes, les enfants. Nos têtes sont recouvertes de rosée, nos cheveux sont trempées par les embruns du Pacifique. Nous repartons main dans la main. Le temps présent se dénoue dans l'éternité. Mon aimée me contemple, son regard amoureux rayonne d'une pureté infinie. Illuminés par son éclat, mes yeux transmettent la lumière à mon sang, qui parcourt la voûte étoilée de mon corps pour rejoindre mon cœur trônant au centre des ventricules, des veines et des valves.


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