Je
visitais le musée national de Port-Vila le quatrième jour de mon
arrivée. En face de l'entrée, je remarque un bac à sable ainsi que
des panneaux qui expliquent le principe des dessins du sable au
Vanuatu. L'endroit est désert, les présentoirs sont usés,
témoignant de la pauvreté de ce pays aux îles éclatées. La faune
des îles y est représentée avec des animaux empaillés, panthère
noire, serpents, une petite boule se forme dans mon estomac à l'idée
d'en rencontrer puisque je devais aller en pleine nature le lendemain
sur l'île de Tanna. Quelques papillons aux ailes desséchées, à la
couleur ternie, épinglés par le thorax, rêvent de leur vie
antérieure, de leurs ébats, de leurs bondissements dans la lumière aveuglante des jours,
dans la douceur des soirs au milieu des forêts et des prairies
envolées.
A
l'arrière de la salle, de grands totems effilés et les vestiges
photographiques des fouilles archéologiques de la tombe du roi Mata.
Celui-ci arriva sur l'île d'Efate au treizième siècle et contribua
après des combats victorieux sur les autres tribus à l'unité de
tous. Roi respecté, il édifia un sentiment d'appartenance commune
grâce à un système de parenté matrilinéaire. Respecté sauf …
de son frère, jaloux, qui l'assassina en lui tirant une flèche
empoisonnée dans la gorge. Il fut enterrée sur l'îlot de Hat
voisin de Efate, le site devint tabou et la tradition orale perpétua pendant sept siècles
le souvenir du roi et de sa tombe. Elle était juste car
l'archéologue français José Garanger put très facilement trouver
l'emplacement en 1972 près de deux plaques de pierres dans une
grande clairière. La légende raconte que 46 personnes moururent ce
jour là, après absorption du kava et de soporifique, et qu'elles
furent enterrées avec leurs richesses, défenses de porc,
coquillages, colliers. L'archéologue trouva 47 squelettes, dont
celle d'une de ses femmes enterrée vive à ses côtés, pieds
attachés, poings liés. La position de la tête indique qu'elle
essayait de se lever de sa fosse juste avant de mourir ... Non loin
de la sortie, les masques des cérémonies en bois, mais ils peuvent
aussi être constitués d'éléments très fragiles tels que pigments, pâte végétale, plumes et toiles d'araignée. Culture de
l'éphémère comme celle que j'allais bientôt voir se déployer.
J'allais
sortir, un peu déçu mais la présence de quatre touristes
supplémentaires incita le guide à faire une démonstration des
dessins de sable, et le musée devint inoubliable.
Le
guide se présenta, il s'appelle Edgar, il vient de l'île de
Pentecôte, situé dans la branche de droite du « Y » du
Vanuatu. Il nous déclare qu'il va nous présenter les dessins de
sable du Vanuatu, officiellement proclamé par l'UNESCO comme
appartenant au « patrimoine oral et immatériel de l'humanité »
pour soutenir les Vanuatais dans leur démarche de promotion et de
maintien de cette pratique culturelle unique au monde. Les dessins
sur sable sont des figures géométriques réalisées sur le support
éphémère de la terre ou du sable. Cette pratique culturelle est
partagée par d'autres îles du nord, voisines de « Pentecôte »
telles que Maewo, Ambrym, Ambae. Ces figures représentent davantage
que des dessins, l'appellation locale dans l'île d'Edgar de ces
figures est « uli », elle sert également à qualifier
toute expression des signes comme les tatouages ou l'écriture
européenne.
Edgar
se pose sur les genoux devant le bac à sable, il trace d'abord avec
la pulpe du doigt une armature dans le sable constituée de quelques
lignes horizontales et verticales, qui formera une grille pour la
figure. Ensuite son index commence un périple continu sur la
surface sableuse.
Entame
d'un long voyage
Lentement
s'élabore sous nos yeux une figure géométrique complexe, un
entrelacs de lignes qui se croisent sans jamais se chevaucher. Son
doigt parfois se déplace, d'une allure légère, d'un sommet de la
figure à un autre sommet, ou décrit des boucles sur une partie du
dessin ; le chemin passe par des nœuds capitaux, des carrefours
compris souvent dans l'armature initiale. Chaque dessin a une
signification. Et le résultat féérique, éphémère, fragile, de
cette danse persévérante, sereine, illuminée du doigt s'expose à
nos yeux.
Dessin
de sable au bord de l'évanouissement
Il
nous demande si nous souhaitons qu'il recommence avec une autre
figure, nous répondons Oui en chœur. Il donne un petit coup sec en
agitant le bac de sable Clic Clac la figure s'efface, une autre
commence à se tracer …
Ces
dessins peuvent avoir une fonction quotidienne de message à
destination d'un tiers absent, d'explication de certains concepts ou
d'éducation des enfants à travers la transmission de la mémoire.
Très souvent, elles racontent des histoires, des légendes,
certaines peuvent avoir une fonction sacrée, avec une dimension
d'ouverture vers l'au delà. Il s'agira parfois de compléter un
dessin déjà existant, et l'esprit du mort pourra rejoindre le
royaume de son ancêtre en toute quiétude. Malheureusement, je ne
suis pas arrivé à capter toutes les explications d'Edgar en raison
de son accent mais aussi de ma fascination pour le dessin qu'il était
en train d'accomplir. Or c'est bien connu, un mâle ne peut accomplir deux
tâches à la fois, oreille ou œil, il nous faut choisir ;-)
Les
animaux et leur relation à l'homme sont souvent au centre des
récits.
Tortue
marine
Particularité
étonnante, le doigt ne passe jamais dans la même boucle, ne fait
jamais le même cheminement deux fois, aucune ligne n'est traversée
deux fois. Cette règle est explicite et connu sous le nom du « rat
qui mange le fruit de l'arbre à pain ». Lorsqu'on repasse sur
une portion du dessin, cela revient à l'effacer car c'est la portion
du fruit que le rat a mangée. Il est absolument fondamental de
tracer le dessin d'une ligne continue, sans lever le doigt, en
passant une et une seule fois par un arc de la courbe. Cette règle
est un domaine spécifique de la « théorie des graphes »,
qui a donné lieu à des problèmes mathématiques récréatifs tels
que les sept ponts de Königsberg, étudiés en particulier par Euler.
Le
dessin obéit à cette règle mathématique sous-jacente des graphes
eulériens, il est aussi profondément innervé par les règles
mathématiques de la symétrie, composé de courbes, de paraboles,
d'ellipses. Descendez dans les souterrains du questionnement sur la
vie humaine, analysez les fondements de l'édification de la matière,
étudiez les principes de la physique, celle des particules, des
espaces sidéraux … Les mathématiques jouent un rôle essentiel de
décryptage de la réalité mais aussi de construction de
celle-ci, elles sous-tendent notre monde, elles en sont la matrice
génératrice. Et là dans les dessins de ces Vanuatais vivant dans
des îles longtemps isolées, peuples que nous jugeons primitifs
juchés en « haut » de notre piédestal occidental, leur
intelligence intuitive guide leurs mains pour reproduire des courbes
aux détours complexes, pour inventer une règle étonnante qui
complexifie le dessin mais lui donne une beauté étonnante au moment
du tracé. Loin, très loin des espaces occidentaux où pendant des
siècles, les scientifiques élaborent la théorie de la symétrie,
des graphiques, les Vanuatais dessinent des figures et des symboles
qui font résonner ces règles de manière poétique avec un peu de
sable et un doigt, comme si une part enfouie
de l'être humain savait que nous sommes produits de courbes et
d'équations infiniment complexes, mathématiques pures.
Clic
Clac la figure s'efface pour un nouveau dessin, qui, cette fois-ci, conte
une histoire d'amour entre deux êtres. La main d'Edgar encore une
fois voyage dans le sable tandis que sa douce voix conte l'histoire, le doigt vogue délicatement sur les grains infimes
en traçant sa route obstinée et à la fin de la figure, au centre
de celle-ci, il trace un cœur.
Voyez-vous,
entendez-vous le cœur ?
Je
demande à Edgar si l'image du cœur, symbole de nos sentiments, de
l'union étroite entre deux êtres, est un élément introduit par la
culture occidentale ou s'il s'agit d'une figure de leur culture
ancestrale. Il me répond que c'est quelque chose de fondamental dans
leurs dessins depuis bien longtemps, avant l'arrivée des
Occidentaux. Il est étrange de constater que pour l'expérience de
l'effusion intime avec l'autre, du sentiment immanent de l'amour qui
conduit à celui du sentiment universel de l'union des hommes, de la
transcendance des êtres, nous pensions tous au symbole du cœur, à
ses battements, comme il y avait une sorte de continuité, un lien
intime, bien plus profond que les différences entre toutes les cultures.
Vous
avancez dans votre vie. Vos premiers pas, ce sont d'autres d'abord
qui vous ont aidé à les faire, vos parents, réels ou adoptifs,
vous ont légué un patrimoine, des goûts, des élans, des
possibilités. Sur cette armature, lentement dans le sable de
l'existence, vous commencez à avancer d'un pas irrésistible, et que
ce soit au pas de marche, de course, sur terre, sur mer, dans le
ciel, vos déplacements content une histoire, c'est un sillon unique
qui jamais ne se reproduira. Jamais vous ne pouvez faire le même
chemin, même si vous repassez par les mêmes endroits, les lieux ont
changé et vous n'êtes plus le même. Impossible de repasser par le
même tracé, sinon le « rat mange le fruit de l'arbre à
pain », le temps est un arbre à pain insaisissable, qui bat en
vous, qui ne se dévore pas, dont la texture toujours se recompose.
Vous passez par certains carrefours essentiels vers lesquels vous
revenez obstinément, le hasard ou la nécessité ont guidé vos pas.
Eloignez-vous un instant de la surface de la terre, envolez-vous vers l'azur, plus loin encore, observez le tracé de votre
existence depuis le ciel, la trace lumineuse laissée par vos pas, par votre cheminement dans l'espace du monde, dans la vie.
Quelles sont les figures géométriques que vous avez composées,
celles de l'amitié et/ou de la rivalité, celles de l'égoïsme ou
de la générosité, celles de l'ambition sociale, celles de
l'énergie créatrice, celles du ressentiment, du bonheur ? Avez-vous disposé un cœur au centre de
votre dessin ?
Un
jour Clic Clac votre figure s'efface et ce sont celles de vos enfants,
de vos neveux et nièces, des enfants de vos amis qui continuent à
se déployer sur la terre, sur le sable ...
Autre
patrimoine immatériel, celui de la musique, Edgar prend une flûte
en bambou dont il joue en douceur puis joue d'une sorte de
« xylophone » en bambou, les vibrations sonores de ces
deux instruments forment un contrepoint gracile, fragile en accord
avec les dessins de leur sable et leurs histoires.
La
flûte enchantée
J'ai
pris la décision, par goût de la course, des voyages, du jeu, de
courir sur tous les pays depuis mon premier voyage dans l'hémisphère
sud en dehors de ma demeure à Wallis-et-Futuna. Mes pas se sont
posés pour rebondir sur la terre à Nouméa en Nouvelle-Calédonie,
à Rotorua en Nouvelle-Zélande, à Sydney en Australie, à Savu Savu
à Fidji, non loin du mont Fuji au Japon et près du volcan Yasur à
Tanna. En deux ans, j'ai senti que mes pas devenaient légèrement
plus lourds, je sens le poids de la vieillesse, encore infime, à la
pression ô toujours délicate, qui commence à étourdir mon
corps. Mes pas résonnent au rythme de mon souffle qui a étreint la terre, le ciel, de mes battements de cœur Boum Boum qui ont
salué les arbres, qui ont scandé le chant des oiseaux. Que trace ma
course dans ce monde ? Vers où mes pas me mènent, vers oÙ ?
Bien qu'extrêmement séparés dans le temps et l'espace , les dessins gravés sur les monolithes du tumulus de Gavrinis Morbihan auraient-ils pu conserver une écriture éphémère comme à Vanuatu.
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