mercredi 14 mai 2014

Séjour au Vanuatu : Les dessins de sable au musée national de Port-Vila


Je visitais le musée national de Port-Vila le quatrième jour de mon arrivée. En face de l'entrée, je remarque un bac à sable ainsi que des panneaux qui expliquent le principe des dessins du sable au Vanuatu. L'endroit est désert, les présentoirs sont usés, témoignant de la pauvreté de ce pays aux îles éclatées. La faune des îles y est représentée avec des animaux empaillés, panthère noire, serpents, une petite boule se forme dans mon estomac à l'idée d'en rencontrer puisque je devais aller en pleine nature le lendemain sur l'île de Tanna. Quelques papillons aux ailes desséchées, à la couleur ternie, épinglés par le thorax, rêvent de leur vie antérieure, de leurs ébats, de leurs bondissements dans la lumière aveuglante des jours, dans la douceur des soirs au milieu des forêts et des prairies envolées.

A l'arrière de la salle, de grands totems effilés et les vestiges photographiques des fouilles archéologiques de la tombe du roi Mata. Celui-ci arriva sur l'île d'Efate au treizième siècle et contribua après des combats victorieux sur les autres tribus à l'unité de tous. Roi respecté, il édifia un sentiment d'appartenance commune grâce à un système de parenté matrilinéaire. Respecté sauf … de son frère, jaloux, qui l'assassina en lui tirant une flèche empoisonnée dans la gorge. Il fut enterrée sur l'îlot de Hat voisin de Efate, le site devint tabou et la tradition orale perpétua pendant sept siècles le souvenir du roi et de sa tombe. Elle était juste car l'archéologue français José Garanger put très facilement trouver l'emplacement en 1972 près de deux plaques de pierres dans une grande clairière. La légende raconte que 46 personnes moururent ce jour là, après absorption du kava et de soporifique, et qu'elles furent enterrées avec leurs richesses, défenses de porc, coquillages, colliers. L'archéologue trouva 47 squelettes, dont celle d'une de ses femmes enterrée vive à ses côtés, pieds attachés, poings liés. La position de la tête indique qu'elle essayait de se lever de sa fosse juste avant de mourir ... Non loin de la sortie, les masques des cérémonies en bois, mais ils peuvent aussi être constitués d'éléments très fragiles tels que pigments, pâte végétale, plumes et toiles d'araignée. Culture de l'éphémère comme celle que j'allais bientôt voir se déployer.

J'allais sortir, un peu déçu mais la présence de quatre touristes supplémentaires incita le guide à faire une démonstration des dessins de sable, et le musée devint inoubliable.

Le guide se présenta, il s'appelle Edgar, il vient de l'île de Pentecôte, situé dans la branche de droite du « Y » du Vanuatu. Il nous déclare qu'il va nous présenter les dessins de sable du Vanuatu, officiellement proclamé par l'UNESCO comme appartenant au « patrimoine oral et immatériel de l'humanité » pour soutenir les Vanuatais dans leur démarche de promotion et de maintien de cette pratique culturelle unique au monde. Les dessins sur sable sont des figures géométriques réalisées sur le support éphémère de la terre ou du sable. Cette pratique culturelle est partagée par d'autres îles du nord, voisines de « Pentecôte » telles que Maewo, Ambrym, Ambae. Ces figures représentent davantage que des dessins, l'appellation locale dans l'île d'Edgar de ces figures est « uli », elle sert également à qualifier toute expression des signes comme les tatouages ou l'écriture européenne.

Edgar se pose sur les genoux devant le bac à sable, il trace d'abord avec la pulpe du doigt une armature dans le sable constituée de quelques lignes horizontales et verticales, qui formera une grille pour la figure. Ensuite son index commence un périple continu sur la surface sableuse.



Entame d'un long voyage

Lentement s'élabore sous nos yeux une figure géométrique complexe, un entrelacs de lignes qui se croisent sans jamais se chevaucher. Son doigt parfois se déplace, d'une allure légère, d'un sommet de la figure à un autre sommet, ou décrit des boucles sur une partie du dessin ; le chemin passe par des nœuds capitaux, des carrefours compris souvent dans l'armature initiale. Chaque dessin a une signification. Et le résultat féérique, éphémère, fragile, de cette danse persévérante, sereine, illuminée du doigt s'expose à nos yeux.

Dessin de sable au bord de l'évanouissement

Il nous demande si nous souhaitons qu'il recommence avec une autre figure, nous répondons Oui en chœur. Il donne un petit coup sec en agitant le bac de sable Clic Clac la figure s'efface, une autre commence à se tracer …

Ces dessins peuvent avoir une fonction quotidienne de message à destination d'un tiers absent, d'explication de certains concepts ou d'éducation des enfants à travers la transmission de la mémoire. Très souvent, elles racontent des histoires, des légendes, certaines peuvent avoir une fonction sacrée, avec une dimension d'ouverture vers l'au delà. Il s'agira parfois de compléter un dessin déjà existant, et l'esprit du mort pourra rejoindre le royaume de son ancêtre en toute quiétude. Malheureusement, je ne suis pas arrivé à capter toutes les explications d'Edgar en raison de son accent mais aussi de ma fascination pour le dessin qu'il était en train d'accomplir. Or c'est bien connu, un mâle ne peut accomplir deux tâches à la fois, oreille ou œil, il nous faut choisir ;-)

Les animaux et leur relation à l'homme sont souvent au centre des récits.

Tortue marine

Particularité étonnante, le doigt ne passe jamais dans la même boucle, ne fait jamais le même cheminement deux fois, aucune ligne n'est traversée deux fois. Cette règle est explicite et connu sous le nom du « rat qui mange le fruit de l'arbre à pain ». Lorsqu'on repasse sur une portion du dessin, cela revient à l'effacer car c'est la portion du fruit que le rat a mangée. Il est absolument fondamental de tracer le dessin d'une ligne continue, sans lever le doigt, en passant une et une seule fois par un arc de la courbe. Cette règle est un domaine spécifique de la « théorie des graphes », qui a donné lieu à des problèmes mathématiques récréatifs tels que les sept ponts de Königsberg, étudiés en particulier par Euler.

Le dessin obéit à cette règle mathématique sous-jacente des graphes eulériens, il est aussi profondément innervé par les règles mathématiques de la symétrie, composé de courbes, de paraboles, d'ellipses. Descendez dans les souterrains du questionnement sur la vie humaine, analysez les fondements de l'édification de la matière, étudiez les principes de la physique, celle des particules, des espaces sidéraux … Les mathématiques jouent un rôle essentiel de décryptage de la réalité mais aussi de construction de celle-ci, elles sous-tendent notre monde, elles en sont la matrice génératrice. Et là dans les dessins de ces Vanuatais vivant dans des îles longtemps isolées, peuples que nous jugeons primitifs juchés en « haut » de notre piédestal occidental, leur intelligence intuitive guide leurs mains pour reproduire des courbes aux détours complexes, pour inventer une règle étonnante qui complexifie le dessin mais lui donne une beauté étonnante au moment du tracé. Loin, très loin des espaces occidentaux où pendant des siècles, les scientifiques élaborent la théorie de la symétrie, des graphiques, les Vanuatais dessinent des figures et des symboles qui font résonner ces règles de manière poétique avec un peu de sable et un doigt, comme si une part enfouie de l'être humain savait que nous sommes produits de courbes et d'équations infiniment complexes, mathématiques pures.


Clic Clac la figure s'efface pour un nouveau dessin, qui, cette fois-ci, conte une histoire d'amour entre deux êtres. La main d'Edgar encore une fois voyage dans le sable tandis que sa douce voix conte l'histoire, le doigt vogue délicatement sur les grains infimes en traçant sa route obstinée et à la fin de la figure, au centre de celle-ci, il trace un cœur.

Voyez-vous, entendez-vous le cœur ?

Je demande à Edgar si l'image du cœur, symbole de nos sentiments, de l'union étroite entre deux êtres, est un élément introduit par la culture occidentale ou s'il s'agit d'une figure de leur culture ancestrale. Il me répond que c'est quelque chose de fondamental dans leurs dessins depuis bien longtemps, avant l'arrivée des Occidentaux. Il est étrange de constater que pour l'expérience de l'effusion intime avec l'autre, du sentiment immanent de l'amour qui conduit à celui du sentiment universel de l'union des hommes, de la transcendance des êtres, nous pensions tous au symbole du cœur, à ses battements, comme il y avait une sorte de continuité, un lien intime, bien plus profond que les différences entre toutes les cultures.

Vous avancez dans votre vie. Vos premiers pas, ce sont d'autres d'abord qui vous ont aidé à les faire, vos parents, réels ou adoptifs, vous ont légué un patrimoine, des goûts, des élans, des possibilités. Sur cette armature, lentement dans le sable de l'existence, vous commencez à avancer d'un pas irrésistible, et que ce soit au pas de marche, de course, sur terre, sur mer, dans le ciel, vos déplacements content une histoire, c'est un sillon unique qui jamais ne se reproduira. Jamais vous ne pouvez faire le même chemin, même si vous repassez par les mêmes endroits, les lieux ont changé et vous n'êtes plus le même. Impossible de repasser par le même tracé, sinon le « rat mange le fruit de l'arbre à pain », le temps est un arbre à pain insaisissable, qui bat en vous, qui ne se dévore pas, dont la texture toujours se recompose. Vous passez par certains carrefours essentiels vers lesquels vous revenez obstinément, le hasard ou la nécessité ont guidé vos pas. Eloignez-vous un instant de la surface de la terre, envolez-vous vers l'azur, plus loin encore, observez le tracé de votre existence depuis le ciel, la trace lumineuse laissée par vos pas, par votre cheminement dans l'espace du monde, dans la vie. Quelles sont les figures géométriques que vous avez composées, celles de l'amitié et/ou de la rivalité, celles de l'égoïsme ou de la générosité, celles de l'ambition sociale, celles de l'énergie créatrice, celles du ressentiment, du bonheur ? Avez-vous disposé un cœur au centre de votre dessin ?
Un jour Clic Clac votre figure s'efface et ce sont celles de vos enfants, de vos neveux et nièces, des enfants de vos amis qui continuent à se déployer sur la terre, sur le sable ...

Autre patrimoine immatériel, celui de la musique, Edgar prend une flûte en bambou dont il joue en douceur puis joue d'une sorte de « xylophone » en bambou, les vibrations sonores de ces deux instruments forment un contrepoint gracile, fragile en accord avec les dessins de leur sable et leurs histoires.


La flûte enchantée
 
J'ai pris la décision, par goût de la course, des voyages, du jeu, de courir sur tous les pays depuis mon premier voyage dans l'hémisphère sud en dehors de ma demeure à Wallis-et-Futuna. Mes pas se sont posés pour rebondir sur la terre à Nouméa en Nouvelle-Calédonie, à Rotorua en Nouvelle-Zélande, à Sydney en Australie, à Savu Savu à Fidji, non loin du mont Fuji au Japon et près du volcan Yasur à Tanna. En deux ans, j'ai senti que mes pas devenaient légèrement plus lourds, je sens le poids de la vieillesse, encore infime, à la pression ô toujours délicate, qui commence à étourdir mon corps. Mes pas résonnent au rythme de mon souffle qui a étreint la terre, le ciel, de mes battements de cœur Boum Boum qui ont salué les arbres, qui ont scandé le chant des oiseaux. Que trace ma course dans ce monde ? Vers où mes pas me mènent, vers oÙ ?
 
 

1 commentaire:

  1. Bien qu'extrêmement séparés dans le temps et l'espace , les dessins gravés sur les monolithes du tumulus de Gavrinis Morbihan auraient-ils pu conserver une écriture éphémère comme à Vanuatu.

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