samedi 19 avril 2014

Séjour au Vanuatu : Nostalgies et douceurs françaises à Port-Vila


Petite histoire du Vanuatu
 
Je suis à Port-Vila sur l'île d'Efate, dans l'archipel en « Y » du Vanuatu, au point où les deux branches vont se séparer vers la droite et la gauche. Les premiers découvreurs des îles du Vanuatu sont bien sûr les navigateurs mélanésiens venus il y a environ 3 500 ans de Papouasie Nouvelle Guinée, mais culture orale oblige, aucun navigateur ne laisse son nom à la postérité. L'archipel fait l'objet de redécouvertes successives par les Européens et quelques navigateurs mythiques ont accosté ces rives pour y attacher leur nom pour la postérité : le Portugais Pedro Fernandes de Queiros est persuadé en 1606 d'avoir atteint le continent austral et baptise l'île découverte « Terra Australia del Espiritu Santo » qui deviendra « Espiritu Santo » ou « Santo », grande île du nord de l'archipel ; Louis Antoine de Bougainville nomme un certain nombre d'îles découvertes du nom de « Grandes Cyclades » ; James Cook dressera la première carte marine de l'archipel qu'il baptise « Les Nouvelles Hébrides », et d'autres navigateurs se succèdent.
Tout au long du 19ème siècle, ces îles font l'objet d'une rivalité entre la France et les Royaume-Uni qui décident de mettre en place une administration commune en 1906, qui prend la forme du Condominium des Nouvelles-Hébrides. Les deux langues officielles de cette contrée étaient le français et l'anglais, mais lentement monte en puissance une troisième, le bichlamar, langue véhiculaire à base lexicale anglaise, qui permet à toutes les tribus de ces îles disséminées de communiquer entre elles, alors que plus de 100 langues vernaculaires coexistent au Vanuatu. L'extension du bichlamar au cours du 20ème siècle a favorisé l'émergence d'un sentiment d'appartenance à une nation commune et mènera à l'indépendance du Vanuatu, proclamée définitivement le 30 juillet 1980.


Depuis, des partis francophones et anglophones se succèdent à la tête du pays. Port-Vila, capitale du Vanuatu, résonne de ses multiples dialectes, de ses langues. Ce qui m'a intrigué, c'est la manière dont j'étais immédiatement repéré comme Français dès le premier regard dans de nombreux endroits. Je rentre chez un coiffeur, la personne à l'accueil me regarde, me demande « French ? », j'acquiesce et elle m'attribue la coiffeuse qui s'exprime dans la magnifique langue de Racine, Molière et Hugo, indispensable, essentielle pour une coupe réussie, vous en conviendrez, et encore plus mélodieuse lorsqu'il s'agit de se faire raser avec des papouilles les cheveux en ce qui me concerne ;-) Et ainsi de suite dans deux restaurants et une boutique de souvenirs. Par contre, hélas, personne n'a détecté l'Alsacien enfoui en moi, je n'ai entendu trace de ce dialecte dans aucune rue de Port-Vila, nul n'est parfait ...

Si l'enseignement des langues anglaises et françaises étaient à parité il y a quelques dizaines d'années, le français perd en importance au Vanuatu. La grande majorité des touristes sont anglophones, ils sont particulièrement nombreux à venir de l'Australie. Les échanges avec la grande majorité des îles aux alentours se font en anglais, espéranto mondial. Quelques personnes au cours du séjour me demandaient de parler en français lorsqu'ils en connaissaient quelques bribes, qu'ils l'avaient étudié en classe, mais me répondaient par contre en anglais. Que restera-t-il de notre passage ici, si la langue française va diminuant ? Il restera l'ordre de la circulation, les Vanuatais roulent à droite, ils ont choisi le meilleur sens, celui de la logique chère à Descartes … Nous resterons aussi sans nul doute dans les palais vanuatais, les restaurants et café français sont légion ici et particulièrement appréciés. Je suis allé siroter mon breuvage noir amer  " Au Café du Village " ; je suis allé expier le crime infâme de la gourmandise deux fois en dégustant des pâtisseries " Au Péché Mignon ", j'ai cédé à l'appât de la chair velouteuse des crabes cocotiers et du poisson en mangeant à "La Tentation". Lors du tour de l'île, le guide nous a conseillé d'aller manger à "l'Houstalet", ce que j'ai fait quelques jours plus tard, restaurant tenu par un Français depuis quarante ans : c'est dans une de ses salles qu'est rédigé un texte fondamental qui mènera à l'indépendance de ce pays. Les autorités vanuataises sont reconnaissantes puisque lorsque je souhaitais y retourner une deuxième fois, quelques grosses cylindrées du gouvernement étaient garées devant et je me voyais refuser l'entrée par des gardes du corps musclés mais courtois, pour cause de déjeuner des officiels. 

L'amour de Pilioko et de Michoutouchkine

Sur le chemin qui devait me mener vers la peinture de Pilioko et Michoutouchkine, je me suis arrêté un moment au marché des fruits et légumes, centre névralgique de Port-Vila, ville qui garde grâce à ce lieu un contact vital avec la vie rurale d'Efate. Le marché constitue une belle halte colorée au milieu d'une ville qui grandit et s'enlaidit des classiques grands hôtels qui viennent sur tous les rivages du monde se dresser pour satisfaire nos appétits de soleil resplendissants, de paysages océaniques, de dépaysements dans un univers climatisé, fermé, enclos. Pamplemousses géants, régimes de bananes, noix de coco, papayes, mangues, ignames, taros, bottes d'arachide se pressent sur les étals ou dans des paniers tressés le long des allées, les femmes assises par groupes de trois ou quatre bavardent sans prêter beaucoup d'attention aux acheteurs, Vanuatais ou touristes.

Marché de Port-Vila

Ici, c'est le règne de la concurrence pure et parfaite avec la rencontre de ces multiples acheteurs en contact avec les centaines de clients qui se pressent toute la journée, le produit est le même chez tous les commerçants, un seul prix est affiché, celui qui permettra la survie de ces agriculteurs venus de toute l'île pour vendre leurs biens. Je passe entre deux tables remplies de poissons frits dont les yeux grands ouverts tristes me contemplaient avec douceur. J'étais déjà dans une toile de Pilioko.

Pour se rendre à la fondation Michoutouchkine-Pilioko, rien de plus simple que les transports en commun à Port-Vila. Vous prenez un mini-bus, qui fait office de bus et taxi à la fois, qui compose son trajet en fonction de ses clients déjà à l'intérieur et pour une modique somme à peine supérieure à 1 euro, vous êtes transportés vers la bonne destination. Le peintre réside sur la route de Pango vers le sud de Port-Vila, une petite pancarte depuis la route principale aboutit à la propriété à travers un chemin de terre entouré d'un jardin luxuriant, planté d'espèces achetées à travers le monde entier. Je passe dans des petites salles d'exposition dans des cabanes en bois avec des toiles de Michoutouchkine exposées sur les murs. Une magnifique maison en bois sur deux étages apparaît à la gauche avant de passer sous un portique qui m'évoque les ornementations du parc Gaudi à Barcelone.

Soyez la bienvenue

Arrivé dans la cour intérieure, je vois un très vieil homme aux traits émaciés qui sort de la maison, qui me regarde avec attention, qui m'interroge immédiatement en français avec un accent pour savoir d'où je viens. Je lui explique que je suis Français vivant à Wallis, il me dit être né à Wallis, je le savais déjà. Il est indubitablement « rae rae » comme on m'avait prévenu, nom donné aux travestis masculins dans certaines îles polynésiennes du Pacifique dont Wallis. C'est une tradition ancienne dans ces îles notée déjà par les premier navigateurs, ces garçons différents reçoivent une éducation particulière dès l'enfance. Plus âgés, ils s'épilent, ont des manières efféminées et se travestissent librement. Aloi Pilioko est encore très coquet avec ses cheveux teints, ses bagues immenses aux doigts, une écharpe élégante autour du cou.

Nicolaï Michoutouchkine est un artiste français d'origine russe né à Belfort en 1929. Grand voyageur, les chemins initiatiques de la vie le mènent vers l'Inde, l'Australie, la Nouvelle Calédonie et enfin le Vanuatu. Chemin faisant, il croise sur sa route dans le Pacifique le Wallisien Aloi Pilioko un peu avant 1960, ouvrier travaillant dans le coprah avec qui il formera un couple inséparable, inaltérable. Artiste renommé, véritable Pygmalion, Nicolaï détecte en Aloi un amateur de peinture et lentement, irrésistiblement, va l'adouber, le métamorphoser en papillon-artiste à ses côtés, imposant son statut de peintre aux yeux du monde. Leurs styles resteront très différents : Michoutouchkine a eu une éducation artistique dès le plus jeune âge, sa technique est sûre, affirmée, ses toiles sont des arabesques d'éléments naturels, arbres, plantes, où se composent en surimpression des visages humains saisissants aux traits doux et tristes, tels des vagues océaniques, dans une maîtrise de l'art des couleurs qui courent sur la toile « comme un cheval qui galope libre dans la steppe ». Pilioko a un art plus naïf, primitif, ses thèmes de prédilection sont les chats, les poissons, les êtres humains aux corps ondulés dont les traits oscillent entre féminité et masculinité, toutes ces créatures s'enroulant entre eux dans une danse perpétuelle. Ils composeront des toiles communes où le haut est occupée par les arabesques de Michoutouchkine et le bas par les personnages de Pilioko.

Toile de Michoutouchkine


Toile de Pilioko

Cette fondation est en fait leur demeure que l'on peut visiter librement, un « anti-musée » original, inséré dans un paradis tropical. Leur passion pour la peinture va se doubler d'une prédilection pour la collection d'arts traditionnels d'abord océaniens, puis de toutes les cultures. Nicolaï va communiquer désormais à Aloi sa passion des voyages, il va l'entraîner dans une course folle pendant des décennies à travers le monde, Russie, Canada, Japon, multiples pays du Pacifique et de l'Europe, dans le but d'exposer et de vendre leurs toiles et les objets d'art de leur collection. Michoutouchkine meurt le 2 mai 2010 à Nouméa.


Aloi Pilioko me présente deux membres de sa famille, un jeune homme d'origine wallisienne mais né au Vanuatu, s'exprimant mal en français et son neveu, âgé d'une cinquantaine d'années, venu le voir de Wallis. Le jardin fourmille déjà de mille objets, dont des sculptures d'immenses chats du Bengale présentant des coupes de fleurs, des bustes qu'il me dit avoir reçu d'artistes syriens. Nous passons dans une cabane ouverte aux quatre vents, qui est l'atelier du peintre, qui donne sur l'Océan Pacifique et ses rêves, ses soleils éclatants, ses vents passionnés, ses pluies démentielles. Une toile occupe une immense table, d'autres les murs mais aussi étrangement les plafonds où sont suspendus des coquillages, des coques vides de noix de coco, des ustensiles et tant d'objets encore ; l'influence russe se devine près d'une palette de couleurs à des dizaines de bouteilles de vodka peintes ... Il me désigne à gauche vers la sortie qui donne sur l'Océan, quatre mottes de terre où il a enterré ses chats auxquels il était très attaché.


C'est la visite de la maison. Au rez-de-chaussée, ce sont des toiles de Michoutouchkine qui occupent l'espace à gauche, des portraits dont le regard s'agrippe au vôtre. Sur une petite table, deux crucifix, quelques images pieuses, un Boudhha, un chandelier, un plateau de service à thé entourent un portrait de Michoutouchkine, étrange table de prière dédié à un mort dans une forme inhabituelle, touchante de spiritualité intime. Je visite seul le premier et deuxième étage. Au premier, les toiles s'entremêlent à profusion, tendues entre les espaces de pièces non closes. L'une de Michoutouchkine recouvre parfois l'autre de Pilioko, il faut soulever les étoffes pour pouvoir les contempler, quelques tables regorgent également de peintures, de fresques, de portraits, de dessins, d'esquisses dans un éclatement infini de couleurs. Je monte d'un cran au deuxième étage, je suis sidéré par cet espace. Dans un agencement contredisant toute logique, vous trouvez dans la pièce un mannequin d'Indien d'Amérique, d'immenses poupées en chiffon de taille humaine reposant sur des fauteuils à osier, des peaux de tigre, des icônes russes sur les murs, d'innombrables babioles et dans une petite armoire, au milieu de poteries et poupées russes, un portrait de Sarkozy et de Poutine.


Deuxième étage de la fondation

Planté au milieu de la pièce un lit à colonnes, alcôve des anciennes amours de deux peintres, avec des étoffes en lieu et place des rideaux tombant du toit du lit ainsi que des T-shirts à l'effigie encore des deux chefs d'État. Je suis particulièrement intrigué par la présence de l'actuel président russe, Pilioko semble réellement l'admirer, je me demande s'il connaît les prises de position, les diatribes contre l'homosexualité de Poutine.

Je redescends et demande au peintre si je peux lui acheter une toile, j'étais commissionné par un ami qui avait déjà visité la fondation. Il me propose de manger avec lui et les membres de sa famille, j'acquiesce, nous allons dans un restaurant pakistanais qui propose des plats à emporter. Au retour, il me montre l'atelier de Michoutouchkine, il m'emmène voir certaines de ses toiles. De nombreuses fois au cours de la visite, il m'a désigné un lieu où travaillait son ancien acolyte, amoureux mort, une peinture qu'il avait composée, une photo de lui dans un article ou sur la table au rez-de-chaussée  ; ses toiles, son image, sa présence posthume, obsédante, visible et invisible hantent son compagnon vivant et les lieux. J'achète deux dessins, que je devais perdre lors du transit à Nouméa, idiot distrait que je suis … Il m'invite à boire de la vodka, je décline mais j'accepte un café. Je discute avec son neveu wallisien de la situation politique à Wallis, la royauté, les relations entre le Nord et le reste de l'île. Aloi Pilioko n'écoute pas la conversation, il est absent, perdu dans ses songes, dans le passé. Je prends congé.

Regards dans le crépuscule

Longues promenades de jour en jour à Port-Vila, après des excursions en plongée ou sur l'ile d'Efate, qui me ramènent un jour vers le marché. J'achète une botte d'arachides que je mange tranquillement en dérivant le long du rivage. Je suis surpris en brisant la coque jaune, pas de pellicule rouge autour des graines, il s'agit d'arachides nouvellement coupées, au goût frais, immature. Je croque celles-ci avec gourmandise tout en déambulant le long de la côte. Que restera-t-il de la présence française ? Il restera la pétanque, j'assiste à des parties passionnées sur une place légèrement en contrebas de la rue principale. Un homme s'asseye à côté de moi, il m'interroge sur mes origines, nous devisons longuement, je lui offre mes arachides, je n'ai pu en manger que la moitié. Il est pasteur, originaire de l'île de Pentecôte au nord de l'archipel. La fête de Pentecôte désigne ce moment du nouveau Testament où l'Esprit Saint descend sur ses apôtres, où des langues de feu se déposent sur eux pour leur donner le don des langues, le pasteur a été touché par cet Esprit car il est polyglotte, il parle trois dialectes en plus du bichlamar, de l'anglais et du français qu'il maîtrise relativement bien. Je lui parle du guide prénommé Edgar du musée national du Vanuatu et de ses magnifiques dessins de sable, originaire de la même île que lui, il le connaît, bien évidemment. Les joueurs de pétanque devinent mes origines, commencent à compter à voix haute les points en français, à s'interpeller dans ma langue, m'invitent à jouer avec eux. Je décline poliment, je tiens à préserver la réputation de grand joueur de pétanque du Français en m'abstenant de perdre contre eux ;-)
 
 
 
Tu tires ou tu pointes ?


Je continue ma dérive vers la terrasse d'un restaurant qui offre une vue magnifique vers le soleil plongeant dans la baie de Port-Vila. Le disque solaire se dépose comme une hostie, une offrande à l'horizon, délivre une lumière bleue métallique qui effleure avec une douceur infinie l'Océan, vaste lit aux vagues frissonnantes prêt à dissiper le soleil dans ses profondeurs. Irrésistiblement, celui-ci est submergé mais lance une vaste salve de feux jaune-orangés qui embrase les nuages, les cieux, la couche océanique. Étrangement, le bleu envahit à nouveau le ciel, et la lutte haletante des deux teintes se poursuit une longue demi-heure, chacune devenant à son tour dominante ou récessive. Juste avant l'extinction, quelques nuages effilés de couleur rouge flamboient avant que la pénombre ne s'établisse sur la terre, sur l'eau et dans les cieux.

Un paquebot pendant ce temps effectue ses manœuvres dans la baie, il se tourne lentement, allume d'abord une lumière qui s'élance vers moi comme une flèche irrésistible, puis ce sont deux feux qui se projettent avec douceur. Les deux lueurs rondes dans leur course pour m'atteindre s'emmêlent aux vaguelettes de l'Océan, se tendent comme des mains comblées de lumière, me guettent, je perçois un regard se détachant dans la nuit, deux yeux d'une grande bonté venant de France, soleils délicats, fragiles dont la tendresse maternelle, sororale, fraternelle, amicale se diffuse, se dissipe dans mes profondeurs océanes.

Regards dans le noir

 

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