Petite histoire du Vanuatu
Je
suis à Port-Vila sur l'île d'Efate, dans l'archipel en « Y »
du Vanuatu, au point où les deux branches vont se séparer vers la
droite et la gauche. Les premiers découvreurs des îles du Vanuatu
sont bien sûr les navigateurs mélanésiens venus il y a environ 3
500 ans de Papouasie Nouvelle Guinée, mais culture orale oblige,
aucun navigateur ne laisse son nom à la postérité. L'archipel
fait l'objet de redécouvertes successives par les Européens et
quelques navigateurs mythiques ont accosté ces rives pour y attacher
leur nom pour la postérité : le Portugais Pedro Fernandes de
Queiros est persuadé en 1606 d'avoir atteint le continent austral
et baptise l'île découverte « Terra Australia del Espiritu
Santo » qui deviendra « Espiritu Santo » ou
« Santo », grande île du nord de l'archipel ; Louis
Antoine de Bougainville nomme un certain nombre d'îles découvertes
du nom de « Grandes Cyclades » ; James Cook dressera la
première carte marine de l'archipel qu'il baptise « Les
Nouvelles Hébrides », et d'autres navigateurs se succèdent.
Tout
au long du 19ème siècle, ces îles font l'objet d'une rivalité
entre la France et les Royaume-Uni qui décident de mettre en place
une administration commune en 1906, qui prend la forme du Condominium des
Nouvelles-Hébrides. Les deux langues officielles de cette contrée
étaient le français et l'anglais, mais lentement monte en puissance
une troisième, le bichlamar, langue véhiculaire à base lexicale
anglaise, qui permet à toutes les tribus de ces îles disséminées
de communiquer entre elles, alors que plus de 100 langues
vernaculaires coexistent au Vanuatu. L'extension du bichlamar au
cours du 20ème siècle a favorisé l'émergence d'un sentiment d'appartenance à une nation commune et mènera à
l'indépendance du Vanuatu, proclamée définitivement le 30 juillet
1980.
Depuis,
des partis francophones et anglophones se succèdent à la tête du
pays. Port-Vila, capitale du Vanuatu, résonne de ses multiples
dialectes, de ses langues. Ce qui m'a intrigué, c'est la manière
dont j'étais immédiatement repéré comme Français dès le premier
regard dans de nombreux endroits. Je rentre chez un coiffeur, la
personne à l'accueil me regarde, me demande « French ? »,
j'acquiesce et elle m'attribue la coiffeuse qui s'exprime dans la
magnifique langue de Racine, Molière et Hugo, indispensable,
essentielle pour une coupe réussie, vous en conviendrez, et encore
plus mélodieuse lorsqu'il s'agit de se faire raser avec des papouilles les cheveux en ce
qui me concerne ;-) Et ainsi de suite dans deux restaurants et une
boutique de souvenirs. Par contre, hélas, personne n'a détecté
l'Alsacien enfoui en moi, je n'ai entendu trace de ce dialecte dans
aucune rue de Port-Vila, nul n'est parfait ...
Si
l'enseignement des langues anglaises et françaises étaient à
parité il y a quelques dizaines d'années, le français perd en
importance au Vanuatu. La grande majorité des touristes sont
anglophones, ils sont particulièrement nombreux à venir de
l'Australie. Les échanges avec la grande majorité des îles aux
alentours se font en anglais, espéranto mondial. Quelques
personnes au cours du séjour me demandaient de parler en français
lorsqu'ils en connaissaient quelques bribes, qu'ils l'avaient étudié
en classe, mais me répondaient par contre en anglais. Que
restera-t-il de notre passage ici, si la langue française va
diminuant ? Il restera l'ordre de la circulation, les Vanuatais
roulent à droite, ils ont choisi le meilleur sens, celui de la
logique chère à Descartes … Nous resterons aussi sans nul doute
dans les palais vanuatais, les restaurants et café français sont
légion ici et particulièrement appréciés. Je suis allé siroter
mon breuvage noir amer " Au Café du Village " ; je suis
allé expier le crime infâme de la gourmandise deux fois en
dégustant des pâtisseries " Au Péché Mignon ", j'ai
cédé à l'appât de la chair velouteuse des crabes cocotiers et du
poisson en mangeant à "La Tentation". Lors du tour de l'île, le guide
nous a conseillé d'aller manger à "l'Houstalet", ce que j'ai fait
quelques jours plus tard, restaurant tenu par un Français depuis
quarante ans : c'est dans une de ses salles qu'est rédigé un texte
fondamental qui mènera à l'indépendance de ce pays. Les autorités vanuataises sont reconnaissantes puisque lorsque je souhaitais y retourner une deuxième fois, quelques grosses cylindrées du gouvernement étaient garées devant et je me voyais refuser l'entrée par des gardes du corps musclés mais courtois, pour cause de déjeuner des officiels.
L'amour de Pilioko et
de Michoutouchkine
Sur
le chemin qui devait me mener vers la peinture de Pilioko et
Michoutouchkine, je me suis arrêté un moment au marché des fruits
et légumes, centre névralgique de Port-Vila, ville qui garde grâce
à ce lieu un contact vital avec la vie rurale d'Efate. Le marché
constitue une belle halte colorée au milieu d'une ville qui grandit
et s'enlaidit des classiques grands hôtels qui viennent sur tous les
rivages du monde se dresser pour satisfaire nos appétits de soleil
resplendissants, de paysages océaniques, de dépaysements dans un
univers climatisé, fermé, enclos. Pamplemousses géants, régimes
de bananes, noix de coco, papayes, mangues, ignames, taros, bottes d'arachide se
pressent sur les étals ou dans des paniers tressés le long des
allées, les femmes assises par groupes de trois ou quatre bavardent
sans prêter beaucoup d'attention aux acheteurs, Vanuatais ou
touristes.
Marché
de Port-Vila
Ici,
c'est le règne de la concurrence pure et parfaite avec la rencontre
de ces multiples acheteurs en contact avec les centaines de clients
qui se pressent toute la journée, le produit est le même chez tous
les commerçants, un seul prix est affiché, celui qui permettra la
survie de ces agriculteurs venus de toute l'île pour vendre leurs
biens. Je passe entre deux tables remplies de poissons frits dont les
yeux grands ouverts tristes me contemplaient avec douceur. J'étais
déjà dans une toile de Pilioko.
Pour
se rendre à la fondation Michoutouchkine-Pilioko, rien de plus
simple que les transports en commun à Port-Vila. Vous prenez un
mini-bus, qui fait office de bus et taxi à la fois, qui compose son
trajet en fonction de ses clients déjà à l'intérieur et pour une
modique somme à peine supérieure à 1 euro, vous êtes transportés
vers la bonne destination. Le peintre réside sur la route de Pango
vers le sud de Port-Vila, une petite pancarte depuis la route
principale aboutit à la propriété à travers un chemin de terre
entouré d'un jardin luxuriant, planté d'espèces achetées à
travers le monde entier. Je passe dans des petites salles
d'exposition dans des cabanes en bois avec des toiles de
Michoutouchkine exposées sur les murs. Une magnifique maison en bois
sur deux étages apparaît à la gauche avant de passer sous un
portique qui m'évoque les ornementations du parc Gaudi à Barcelone.
Soyez
la bienvenue
Arrivé
dans la cour intérieure, je vois un très vieil homme
aux traits émaciés qui sort de la maison, qui me regarde avec attention, qui
m'interroge immédiatement en français avec un accent pour savoir
d'où je viens. Je lui explique que je suis Français vivant à
Wallis, il me dit être né à Wallis, je le savais déjà. Il est
indubitablement « rae rae » comme on m'avait prévenu,
nom donné aux travestis masculins dans certaines îles polynésiennes
du Pacifique dont Wallis. C'est une tradition ancienne dans ces îles
notée déjà par les premier navigateurs,
ces garçons différents reçoivent une éducation particulière dès
l'enfance. Plus âgés, ils s'épilent, ont des manières efféminées
et se travestissent librement. Aloi Pilioko est encore très coquet avec ses cheveux teints, ses bagues
immenses aux doigts, une écharpe élégante autour du cou.
Nicolaï
Michoutouchkine est un artiste français d'origine russe né à
Belfort en 1929. Grand voyageur, les chemins initiatiques de la vie
le mènent vers l'Inde, l'Australie, la Nouvelle Calédonie et enfin
le Vanuatu. Chemin faisant, il croise sur sa route dans le Pacifique
le Wallisien Aloi Pilioko un peu avant 1960, ouvrier travaillant dans
le coprah avec qui il formera un couple inséparable, inaltérable.
Artiste renommé, véritable Pygmalion, Nicolaï détecte en Aloi un
amateur de peinture et lentement, irrésistiblement, va l'adouber, le
métamorphoser en papillon-artiste à ses côtés, imposant son
statut de peintre aux yeux du monde. Leurs styles resteront très
différents : Michoutouchkine a eu une éducation artistique dès le
plus jeune âge, sa technique est sûre, affirmée, ses toiles sont
des arabesques d'éléments naturels, arbres, plantes, où se
composent en surimpression des visages humains saisissants aux traits
doux et tristes, tels des vagues océaniques, dans une maîtrise de
l'art des couleurs qui courent sur la toile « comme un cheval
qui galope libre dans la steppe ». Pilioko a un art plus naïf,
primitif, ses thèmes de prédilection sont les chats, les poissons,
les êtres humains aux corps ondulés dont les traits oscillent entre
féminité et masculinité, toutes ces créatures s'enroulant entre
eux dans une danse perpétuelle. Ils composeront des toiles communes
où le haut est occupée par les arabesques de Michoutouchkine et le
bas par les personnages de Pilioko.
Toile
de Michoutouchkine
Toile
de Pilioko
Cette
fondation est en fait leur demeure que l'on peut visiter librement,
un « anti-musée » original, inséré dans un paradis
tropical. Leur passion pour la peinture va se doubler d'une
prédilection pour la collection d'arts traditionnels d'abord
océaniens, puis de toutes les cultures. Nicolaï va communiquer désormais à Aloi sa passion des voyages, il va l'entraîner dans une
course folle pendant des décennies à travers le monde, Russie,
Canada, Japon, multiples pays du Pacifique et de l'Europe, dans le
but d'exposer et de vendre leurs toiles et les objets d'art de leur collection. Michoutouchkine meurt
le 2 mai 2010 à Nouméa.
Aloi
Pilioko me présente deux membres de sa famille, un jeune homme
d'origine wallisienne mais né au Vanuatu, s'exprimant mal en
français et son neveu, âgé d'une cinquantaine d'années, venu le
voir de Wallis. Le jardin fourmille déjà de mille objets, dont des
sculptures d'immenses chats du Bengale présentant des coupes de
fleurs, des bustes qu'il me dit avoir reçu d'artistes syriens. Nous
passons dans une cabane ouverte aux quatre vents, qui est l'atelier
du peintre, qui donne sur l'Océan Pacifique et ses rêves, ses
soleils éclatants, ses vents passionnés, ses pluies démentielles.
Une toile occupe une immense table, d'autres les murs mais aussi
étrangement les plafonds où sont suspendus des coquillages, des
coques vides de noix de coco, des ustensiles et tant d'objets encore
; l'influence russe se devine près d'une palette de couleurs à des
dizaines de bouteilles de vodka peintes ... Il me désigne à gauche
vers la sortie qui donne sur l'Océan, quatre mottes de terre où il
a enterré ses chats auxquels il était très attaché.
C'est
la visite de la maison. Au rez-de-chaussée, ce sont des toiles de
Michoutouchkine qui occupent l'espace à gauche, des portraits dont
le regard s'agrippe au vôtre. Sur une petite table, deux crucifix,
quelques images pieuses, un Boudhha, un chandelier, un plateau de
service à thé entourent un portrait de Michoutouchkine, étrange
table de prière dédié à un mort dans une forme inhabituelle,
touchante de spiritualité intime. Je visite seul le premier et
deuxième étage. Au premier, les toiles s'entremêlent à profusion,
tendues entre les espaces de pièces non closes. L'une de
Michoutouchkine recouvre parfois l'autre de Pilioko, il faut
soulever les étoffes pour pouvoir les contempler, quelques tables
regorgent également de peintures, de fresques, de portraits, de
dessins, d'esquisses dans un éclatement infini de couleurs. Je monte
d'un cran au deuxième étage, je suis sidéré par cet espace.
Dans un agencement contredisant toute logique, vous trouvez dans la
pièce un mannequin d'Indien d'Amérique, d'immenses poupées en
chiffon de taille humaine reposant sur des fauteuils à osier, des
peaux de tigre, des icônes russes sur les murs, d'innombrables
babioles et dans une petite armoire, au milieu de poteries et poupées
russes, un portrait de Sarkozy et de Poutine.
Deuxième
étage de la fondation
Planté
au milieu de la pièce un lit à colonnes, alcôve des anciennes
amours de deux peintres, avec des étoffes en lieu et place des
rideaux tombant du toit du lit ainsi que des T-shirts à l'effigie
encore des deux chefs d'État. Je suis particulièrement intrigué
par la présence de l'actuel président russe, Pilioko semble
réellement l'admirer, je me demande s'il connaît les prises de
position, les diatribes contre l'homosexualité de Poutine.
Je
redescends et demande au peintre si je peux lui acheter une toile,
j'étais commissionné par un ami qui avait déjà visité la
fondation. Il me propose de manger avec lui et les membres de sa
famille, j'acquiesce, nous allons dans un restaurant pakistanais qui
propose des plats à emporter. Au retour, il me montre l'atelier de
Michoutouchkine, il m'emmène voir certaines de ses toiles. De nombreuses fois au cours de la visite, il m'a désigné un lieu où
travaillait son ancien acolyte, amoureux mort, une peinture qu'il avait composée, une photo de lui dans un article ou sur la table au rez-de-chaussée ; ses toiles, son
image, sa présence posthume, obsédante, visible et invisible hantent son compagnon vivant et les lieux. J'achète
deux dessins, que je devais perdre lors du transit à Nouméa, idiot
distrait que je suis … Il m'invite à boire de la vodka, je décline
mais j'accepte un café. Je discute avec son neveu wallisien de
la situation politique à Wallis, la royauté, les relations entre le
Nord et le reste de l'île. Aloi Pilioko n'écoute pas la
conversation, il est absent, perdu dans ses songes, dans le passé.
Je prends congé.
Regards dans le
crépuscule
Longues
promenades de jour en jour à Port-Vila, après des excursions en
plongée ou sur l'ile d'Efate, qui me ramènent un jour vers le
marché. J'achète une botte d'arachides que je mange tranquillement
en dérivant le long du rivage. Je suis surpris en brisant la coque
jaune, pas de pellicule rouge autour des graines, il s'agit
d'arachides nouvellement coupées, au goût frais, immature. Je
croque celles-ci avec gourmandise tout en déambulant le long de la
côte. Que restera-t-il de la présence française ? Il restera la
pétanque, j'assiste à des parties passionnées sur une place
légèrement en contrebas de la rue principale. Un homme s'asseye à
côté de moi, il m'interroge sur mes origines, nous devisons
longuement, je lui offre mes arachides, je n'ai pu en manger que la
moitié. Il est pasteur, originaire de l'île de Pentecôte au nord
de l'archipel. La fête de Pentecôte désigne ce moment du nouveau
Testament où l'Esprit Saint descend sur ses apôtres, où des
langues de feu se déposent sur eux pour leur donner le don des
langues, le pasteur a été touché par cet Esprit car il est
polyglotte, il parle trois dialectes en plus du bichlamar, de
l'anglais et du français qu'il maîtrise relativement bien. Je lui
parle du guide prénommé Edgar du musée national du Vanuatu et de
ses magnifiques dessins de sable, originaire de la même île que
lui, il le connaît, bien évidemment. Les joueurs de pétanque
devinent mes origines, commencent à compter à voix haute les points
en français, à s'interpeller dans ma langue, m'invitent à jouer
avec eux. Je décline poliment, je tiens à préserver la réputation
de grand joueur de pétanque du Français en m'abstenant de perdre
contre eux ;-)
Tu tires ou tu pointes ?
Je
continue ma dérive vers la terrasse d'un restaurant qui offre une
vue magnifique vers le soleil plongeant dans la baie de Port-Vila. Le
disque solaire se dépose comme une hostie, une offrande à
l'horizon, délivre une lumière bleue métallique qui effleure avec
une douceur infinie l'Océan, vaste lit aux vagues frissonnantes prêt
à dissiper le soleil dans ses profondeurs. Irrésistiblement,
celui-ci est submergé mais lance une vaste salve de feux
jaune-orangés qui embrase les nuages, les cieux, la couche
océanique. Étrangement, le bleu envahit à nouveau le ciel, et la
lutte haletante des deux teintes se poursuit une longue demi-heure, chacune devenant à son tour dominante ou récessive.
Juste avant l'extinction, quelques nuages effilés de couleur rouge
flamboient avant que la pénombre ne s'établisse sur la terre, sur
l'eau et dans les cieux.
Un
paquebot pendant ce temps effectue ses manœuvres dans la baie, il se
tourne lentement, allume d'abord une lumière qui s'élance
vers moi comme une flèche irrésistible, puis ce sont deux feux qui
se projettent avec douceur. Les deux lueurs rondes dans leur course pour m'atteindre s'emmêlent aux vaguelettes de
l'Océan, se tendent comme des mains comblées de lumière,
me guettent, je perçois un regard se détachant dans la nuit, deux yeux d'une grande bonté venant de France, soleils délicats, fragiles dont la
tendresse maternelle, sororale, fraternelle, amicale se diffuse, se dissipe dans mes profondeurs océanes.
Regards
dans le noir
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