Salzbourg
n'est déjà plus qu'un souvenir… Nous avons décidé de quitter le
camping vers 15h00, profitant d'une petite accalmie dans le ciel
autrichien. Immédiatement, à la sortie de la ville, montée abrupte
d'une côte. Mais l'effort est plus aisé avec l'entraînement
accumulé depuis le début du voyage, les muscles se sont lentement
habitués, se sont durcis avec les kilomètres avalés depuis
Strasbourg. J'étais fasciné par les effets de la musculation
naturelle du pédalage sur mes jambes : j'avais remarqué en
particulier au camping le gonflement des muscles situés à l'arrière
de mon mollet, je ne pouvais m'empêcher de palper, de provoquer le
galbe en tendant le pied pour toucher la petite boule volumineuse
musculaire, comme un culturiste fasciné par sa silhouette, guettant
en permanence les effets de ses exercices incessants sur son corps …
A
partir de Salzbourg, transformation complète des paysages et début
de la féerie. Jusqu'à présent, je n'avais pas été dépaysé par
les panoramas rencontrés, qui me rappelaient l'Alsace, les champs de
blé, de maïs et les vignes composaient une mosaïque qu'il me
semblait avoir traversé au cours de ballades à vélo à proximité
de mon domicile. Tout à coup, à l'Est de Salzbourg, nous allions
aborder le Salzkammergut, région des pré-alpes autrichiennes, qui
doit son nom aux mines de sel de la région qui fit sa fortune
autrefois. La majeure partie des revenus est désormais liée au
tourisme, en raison de la beauté des paysages. Au loin
s'échelonnaient de belles montagnes dont les arêtes tranchantes
étaient par endroit encore recouvertes du blanc immaculé des
neiges. Quelques chalets délicatement posés au milieu de
gigantesques alpages scandaient le parcours tandis qu'au fond de
vallées verdoyantes, blottis contre les lacs qui réfléchissaient
les couleurs sereines ou sombres du ciel, les villages accueillants
semblaient rayonner d'une douce joie de vivre.
Première
étape au Salzkammergut, le village de St Gilgen, où l'ombre de
Mozart nous frôla encore, puisque sa mère y naquit et que sa sœur
Nannerl y vécut. Après quelques instants passés au bord du lac St
Wolfgang et la dégustation d'une glace, nous avons admiré et
photographié le très beau clocher de l'église en forme de double
bulbe avant de remonter sur nos vélos.
L'église
de St Gilgen
Nous
avons longé le lac. Juste avant de le quitter, petit détour sur une
rive enchanteresse à l'initiative de Rémy, au milieu d'un champ où
s'extirpaient comme une rêverie quelques herbes sauvages. Ici, la nature avait gardé
un aspect sombre, indompté, il émanait de ces lieux un magnétisme
doux, apaisé. Les sapins qui s'étageaient tout le long des flancs
des montagnes avoisinantes se réfléchissaient sur la surface du
lac, la couleur verte profonde et légèrement tremblante sous
l'effet d'un vent délicat se mariait au reflet des nuages blancs
vaporeux et du ciel bleu immense. Toute la beauté du monde semblait
s'être miraculeusement déposé dans ce miroir de la nature, et
tandis que nous admirions ce spectacle, que les couleurs prenaient
une teinte de plus en plus sombre lorsque la fin de l'après-midi
tendait vers le soir, assis l'un à côté de l'autre, le reflet de
cette harmonie s'est déversé en nous, nous nous sommes
progressivement mis au diapason du monde, toutes les particules de
nos corps se sont unis pour proclamer notre appartenance éternelle à
la magie des arbres, à la magnificence des cieux, à la sérénité
du lac-miroir.
Il
a fallu repartir, à regret. J'ai le souvenir de deux montagnes traversées
successivement grâce à des tunnels sur une piste cyclable creusée
dans la roche, parallèle à la route dévolue aux voitures. Dans le
deuxième tunnel, un petit chemin menait vers l'extérieur et de la
balustrade on pouvait contempler la vue d'un autre lac alors que la
nuit commençait à y refléter ses ombres tout en y allumant le
reflet des astres lointains, de la lune et des lumières d'une ville
qu'on distinguait sur le rivage opposé. Nous décidâmes de passer
la nuit sur ce balcon.
Phosphorescences
dans la nuit
Repas
avant de s'endormir sur la grande bâche. Rémy s'agite et n'arrive
pas à trouver le sommeil. Il me disait qu'il ne supportait pas
l'idée de dormir avec la vision des barreaux de la balustrade qui
lui donnait le sentiment d'être emprisonné. Il se lève, découpe
la bâche en deux, escalade la barrière avec son sac de couchage
pour tenter de trouver le sommeil de l'autre côté. Il s'enveloppe
dans son duvet mais peine perdue, le sol est très inégal, il
n'arrive pas à trouver une position confortable ; de surcroît,
depuis la falaise tombent continuellement quelques gouttes d'humidité
qui l'opportunent. Retour obligé dans l'autre sens ... et enfin dodo
réparateur.
La
visite du Salzkammergut continue le lendemain le lac du Traun
(Traunsee) jusqu'à la petite bourgade de Traunkirchen. La chapelle
du Johannesburg se distinguait déjà de loin sur une petite avancée
rocheuse qui surplombe le village et le lac. Nous la visitons après
avoir pris un verre sur une terrasse.
La
chapelle du Johannesburg à Traunkirchen
Nous
remontons sur nos vélos, direction Gmunden, qui s'étale à quelques
encablures de Traunkirchen. La ville est animée au moment où nous
la traversons en début d'après-midi. Le château d'Ort, emblème de
la ville, se trouve sur un îlot isolé. Nous avons cadenassé nos
vélos, puis franchi la longue passerelle en bois qui relie la ville
au château pour nous promener dans son enceinte.
Le château
d'Ort
L'archiduc
qui possédait ce château à la fin du 19ème siècle fut banni et
déchu de sa nationalité par l'empereur François-Joseph parce qu'il
désira vivre avec sa maîtresse de basse extraction. O tempora o
mores ... Dans la cour intérieure, sur un mur entre deux portes on
peut voir les années des inondations avec la marque de la hauteur maximale atteinte par les eaux. Record à battre : l'année 1899.
En
fin d'après-midi, nous avons laissé la région du Salzkammergut
pour commencer à nous diriger vers le Danube. De nouveau, paysage de
plaines et de champs cultivés. Mais voilà que la pluie se remet de
la partie. Le voyage en Allemagne s'était déroulé sous la
canicule, nous évitions systématiquement de rouler entre midi et
quinze heures. Désormais, c'est l'inverse, il faut essayer de passer
entre les gouttes. Et la route devient dangereuse, je ne peux plus
bénéficier de l'aspiration du vélo de Rémy car lorsque je
m'approche trop près de la roue arrière de son vélo, je reçois
des giclées d'eau projetées par celle-ci qui m'aveuglent. Nous
attendons parfois à l'abri que l'averse passe mais lorsque le ciel
est uniformément gris, que nul espoir d'éclaircie ne se profile,
nous enfilons rapidement un pantalon imperméable et une grande cape
de pluie et vaille que vaille, nous continuons le chemin. Je sens une
légère crainte qui m'envahit à l'idée de la chute, qui serre mes
entrailles, je dois rester concentré et vigilant, tout en
fournissant plus d'effort physique. Le soir, nous dormons sous un
abri bus.
Lors
de la matinée suivante, sous l'effet de la pluie et de la fatigue
accumulée, je sens Rémy qui s'essouffle devant moi, je m'inquiète.
Tout à coup un panneau providentiel devant nous « Distributeur
de produits laitiers ». Nous dévions vers la gauche et
effectivement, dans une ferme isolée et déserte à l'heure où nous
arrivons, un distributeur automatique délivre du fromage, des packs
de lait, des yaourts fermiers. Rémy consomme un ou deux litres de
lait par jour, quelle aubaine ! Rémy ragaillardi, reverdi, le poil
désormais vigoureux grâce à la potion magique peut se remettre en
selle. Je le suis.
Un
produit laitier et ça repart ...
En
début d'après-midi, nous rallions le Danube au niveau de la ville
d'Ybss an der Donau. A nouveau, un violent orage éclate, nous nous
réfugions dans une pâtisserie. Nous prenons un café et mangeons
une petite pâtisserie en attendant que la pluie se calme. Elle semble
s'apaiser, nous ressortons, mais les gouttes s'intensifient
brusquement, nous allons nous réfugier dans une autre pâtisserie
non loin de la première. Rémy reprend encore une part de tarte, je
lui demande si c'est bien raisonnable : « One moment on
the lips, a lifetime on the hips ». Il ne m'écoute pas …
Le
baroque étincelant
La
pluie diminue en intensité, les nuages s'éclaircissent, nous
pouvons repartir. La route devient plus sûre, une piste cyclable
le long du Danube nous mènera jusqu'à Vienne. Quelques dizaines de
kilomètres plus loin nous attend une très belle surprise du voyage,
nous faisons une halte dans la ville de Melk pour y visiter l'abbaye.
Ses deux tours élégantes coiffées d'un bulbe ainsi que la coupole verte de l'église surplombent la butte
rocheuse sur laquelle l'édifice se dresse. Sa couleur jaune soleil
attire le regard, ses contours se dévoilent lentement au fur et à
mesure que l'on monte un grand escalier sur la façade sud.
L'abbaye
baroque de Melk
L'abbaye
médiévale fut un grand centre spirituel et intellectuel. Dans le
roman d'Umberto Eco « Le Nom de la Rose », le narrateur
est originaire de celle-ci et y écrit le récit de ses aventures des
années après. Toutefois l'architecture actuelle ne date pas du
Moyen Âge mais du début du 18 ème siècle sous l'impulsion d'un
abbé dynamique et de l'architecte Jakob Prandtauer, qui édifie un
monument à la gloire du baroque triomphant.
A
l'intérieur, la visite commence par la visite des appartements
impériaux transformés en musée qui abrite des autels portatifs et
des statues recouvertes d'or de personnages saints dans de grandes
pièces tapissées d'immenses miroirs. En mon for intérieur, je
trouve ces statues relativement laides, grandiloquentes, saisies dans
des positions peu naturelles, maniérées.
Statue
du musée de l'abbaye
Nous
passons par la terrasse qui se situe à l'extrême bord de la
falaise, qui offre une vue magnifique sur le Danube voisin et la
façade de l'édifice. Nous plongeons dans le bâtiment qui abrite la
bibliothèque, c'est le début de l'émerveillement. La bibliothèque
est riche d'environ 85 000 volumes dont certains inestimables qui
sont magnifiquement mis en valeur par les boiseries sombres et les
dorures qui ornent les murs de la salle alors qu'une très belle
fresque au plafond donne un sentiment d'espace à l'ensemble. Nous
descendons un escalier en colimaçon qui tourbillonne vers l'église.
Nous entrons, c'est l'apothéose. Le lieu de prière est d'une
décoration somptueuse, les tons rouges, bruns, orangés et l'or à
profusion se marient parfaitement dans une harmonie colorée chaude
et pleine de grâce. Une fresque au plafond de couleur pastel emplie de mouvements,
d'anges, de saints donne une perspective vertigineuse aux yeux. Le
maître-autel est orné de statues dorées de personnages saints,
d'évangélistes.
L'intérieur
de l'église
Et
alors que ces statues isolées semblaient sans grâce dans le musée,
voici que posées l'une à côté de l'autre elles s'animent d'une
grandeur insoupçonné, leurs gestes trop expressifs et exagérés
trouvent un équilibre solennel, inspirent le respect, le recueillement, un mouvement savant
d'ensemble régit secrètement les contrastes de leurs
attitudes et l'or qui surchargeait la statue individuelle illumine
l'entière composition.
Après
cela, promenade dans de très beaux jardins, qui offrent le spectacle
de parfaits espaces ordonnés et de recoins plus sauvages, décorés
de sculptures fantaisistes ou naïves.
Singes
amoureux
Le
beau Danube
Nous
voilà en selle le long d'un chemin qui serpente le long du Danube.
Une petite averse pointe le bout de son museau, le ciel crachote de
fines gouttelettes mais nous continuons à avancer. Le paysage se
métamorphose, la féerie opère à nouveau. Le Danube au delà de
Melk se rétrécit, il prend une tonalité sombre sous l'effet des
nuages qui surchargent le ciel, il s'encaisse dans une vallée
étroite ornée de monts sur lesquels trônent les ruines de châteaux
médiévaux. Le courant vigoureux accélère les flots tandis que le
chemin cyclable s'égare dans les hauteurs des vignes à flanc de
coteaux, redescend pour se promener le long de ruelles
pittoresques recouvertes de pavés inégaux, s'éloigne des eaux du
fleuve pour retourner tôt ou tard vers celui-ci.
La
pluie s'estompe. Immédiatement, quelques dizaines puis centaines de
limaces se pressent devant les roues de nos vélos, traversant
intempestivement le chemin que l'on emprunte. Je vois Rémy éviter
adroitement la plupart des insectes rampants grâce à de très légers slaloms, mais je suis plus
maladroit, moins agile pour tournoyer entre eux, c'est très vite
l'hécatombe … Mais pourquoi ne respectent-ils pas le code de la
route ? Je réfléchis, je comprends rapidement que c'est lié à
l'absence d'un véritable programme de sensibilisation aux dangers de
la route et d'éducation aux règles élémentaires de prudence. Je
suis convaincu que Rémy, professeur d'éducation physique et
sportive pourrait superviser une campagne d'enseignement pour ces
insectes. Il a une expérience solide en la matière, je l'ai entendu
souvent dire « Quelle énergie j'ai dû déployer aujourd'hui ;
mes élèves, de vrais limaces ... ».
Le
soir s'impose. Toujours sous la menace d'un ciel chargé, nous
préférons encore une fois dormir sous un abri.
Dernier
matin avant l'arrivée à la destination finale, nous nous précipitons direction soleil levant. Les
couleurs translucides d'un ciel où les nuages ont disparu se
déversent avec effusion sur les vignes, effleurent les toitures des
églises et maisons, caressent la surface du fleuve pour se fondre
définitivement dans les profondeurs des eaux. Nous passons tour à
tour de chaque côté du Danube qui s'élargit au fur et à mesure de
son avancée et de l'approche de la capitale. D'autres cyclistes se
joignent à nous pendant quelques kilomètres, une compétition
muette se joue entre nous. Rémy accélère, je tente de le suivre,
la grande torpille bleue fuse, fonce à travers monts et vaux suivie
de près par une petite ombre verte vers Vienne.