dimanche 22 janvier 2012

Strasbourg-Vienne à vélo : Plus grand, c'est pas toujours plus beau

Les matins se succèdent aux nuits. Prochaine étape sur l'itinéraire que nous nous sommes fixé, Ulm. Nous rencontrons quelques dizaines de kilomètres avant notre destination le célèbre Danube, formé de deux ruisseaux descendant de la Forêt-Noire, le Berg et le Brigach. Rémy et moi, nous murmurons à l'oreille du fleuve que nous venons du même massif, nous lui transmettons les salutations de la source où il est né, des défilés rocheux qu'il a traversés, des forêts verdoyantes qu'il a côtoyées. Enchanté du rappel de ses origines, nostalgique et rêveur de son passé tout en continuant hardiment sa course vers la Mer Noire, le cours d'eau nous accueille à bras ouverts le long de ses rives.
Une piste cyclable le long du Danube nous permettrait d'aller jusqu'à Vienne, mais ce n'est pas la route que nous emprunterons. Nous suivons celle-ci provisoirement pour nous rendre à Ulm. Je regarde attentivement les paysages, ils me rappellent ceux que j'ai vus quelques années auparavant alors que je tentais de rouler le long du Rhin jusqu'à Bonn. Je me concentre à nouveau sur ma roue avant, je me rends compte que je me suis approché à quelques centimètres de la roue arrière du vélo de Rémy. Effrayé, je préfère prendre un peu de distance, je m'éloigne, je me rends compte que je dois déployer beaucoup plus d'efforts qu'auparavant. Intrigué, je me rapproche à nouveau, j'adopte une vitesse régulière, et miraculeusement, je ressens que le pédalier tourne plus facilement alors que je suis dans le sillage proche de mon compagnon. Je suis sidéré et enthousiaste ... Pour la première fois de ma vie, je viens de ressentir le phénomène de l'aspiration à vélo, qui consiste à profiter d'une moindre résistance à l'air, grâce au fait que le coureur qui vous précède affronte le vent. Jeune, j'ai été un fan du Tour de France. Je suivais les exploits de Laurent Fignon, Bernard Hinault, de Stephen Roche à la télévision durant le long mois désoeuvré de juillet. J'ai appris que le fait de courir en peloton, de se mettre à l'abri derrière un autre lors d'une échappée permet de réduire considérablement les forces de résistance à l'air et par voie de conséquence l'énergie produite pour avancer. Mais jusqu'à présent je n'avais pas bénéficié de cet avantage lorsque j'étais à vélo, que je faisais des sorties avec des amis, pour la simple et bonne raison que j'avais peur lorsque je me rapprochais du coureur placé devant moi. Dès que j'étais à quelques centimètres de celui-ci, je ne pouvais m'empêcher d'appuyer nerveusement sur mes freins, j'étais incapable de faire confiance au cycliste qui me précèdait. Résultat, je faisais "l'accordéon", ma vitesse était irrégulière, je multipliais les efforts inutilement.
Enhardi par la nouvelle sensation, je reste un très long moment derrière Rémy, à une distance d'environ 10 centimètres, en respectant strictement sa ligne de roulement. Je reste vigilant, mes mains se tiennent prêts à un freinage d'urgence, mais je ne les mobilise quasiment pas. La masse imposante, rassurante de mon ami, qui est bien plus grand et costaud que je ne le suis, représente un abri idéal contre le vent. Je m'éloigne sciemment à un moment donné et, confirmation du ressenti précédent, je dois appuyer avec plus de force sur les pédales pour maintenir ma vitesse. J'accélère un peu, je me porte à ses côtés, je lui décris avec émotion mon expérience. Il me dit qu'un ami avec qui il faisait des sorties vélo, Franck, adepte du triathlon, appréciait beaucoup de se retrouver dans son sillage, qu'il lui avait fait part de la même remarque, mais que lui-même n'avait pas ressenti cela car il lui semblait qu'il prenait tout de même le vent lorsqu'il roulait derrière son partenaire. Nous tentons d'inverser les rôles, il roule derrière moi quelques kilomètres, il remonte à mes côtés, il me confirme qu'il n'a pas éprouvé de différence, ce qui n'est pas étonnant : J'ai la remorque derrière moi, ce qui l'éloigne d'autant de ma roue arrière, et surtout je suis plus frêle, je suis un abri fragile contre le vent. Nous adoptons à nouveau notre ordonnancement immuable, lui devant, moi derrière. Jusqu'à la fin du voyage, j'allais bénéficier de l'avantage providentiel du sillon qu'il traçait dans l'air.
Nous nous approchons du but, lorsque tout à coup un cycliste nous dépasse à une allure vive sur notre gauche. Rémy, piqué au vif, se met en tête de vouloir le rattraper. Il accélère, j'en fais de même pour rester à son contact. Je serre les dents, mon pouls s'active, je suis au bord de la rupture, mais j'arrive tout de même à le suivre. Le cycliste n'est pas chargé comme nous le sommes, il avance très vite, ce n'est que mètre par mètre que nous pouvons le rejoindre. Lorsqu'un virage survient, il peut le prendre à la corde tandis que nous sommes obligés de ralentir puis de relancer la machine. A un moment donné, sur la piste cyclable qui est aussi une petite route champêtre se dresse devant nous un  tracteur qui roule à une allure modérée au milieu du chemin. Rémy le dépasse sans coup férir, j'hésite un court instant, j'ai peur de ne pas avoir la place avec ma remorque. Je m'enhardis, je double l'engin, mais me voilà désormais à une encablure de mon acolyte. Je dois redoubler encore d'intensité pour parvenir jusqu'à lui, j'éprouve avec encore plus de puissance le phénomène de l'aspiration quand j'arrive à me remettre dans sa roue. Le cycliste que Rémy poursuit abandonne la piste cyclable et prend un autre chemin. Ouf, fini l'allure folle, nous ralentissons ... Je lui demande pourquoi il s'est lancé à sa poursuite, il me dit qu'il n'a pas apprécié son regard quand il l'a dépassé, qu'il a senti une attitude de défi. Pour éviter qu'il ne se relance dans une course échevelée, je le regarde gentiment avec un grand sourire timide ;-)

Il me semble qu'au fur et à mesure de l'avancée, le Danube s'élargit. Vers la fin de la matinée, nous entrons dans les faubourgs d'Ulm, ville natale d'Albert Einstein. Nous nous dirigeons vers le centre-ville, nous descendons de nos vélos et nous prenons un verre sur une terrasse de la Münsterplatz, la place de la cathédrale. La fléche qui surplombe l'édifice domine la place.

Flèche de la cathédrale d'Ulm

J'ai vécu à Strasbourg, à l'ombre de sa cathédrale. J'ai appris à l'aimer, je choisissais parfois pour aller d'un point de la ville à un autre un chemin plus long, pour le simple plaisir de passer à côté d'elle, de la contempler ne serait-ce qu'un bref instant, d'éprouver les vibrations qui émanent du grès foncé des Vosges, des aiguilles, des colonnettes, de la flèche immense qui s'élancent avec allégresse vers le ciel, des sculptures finement ciselées de la façade, vibrations dont je sais pourtant parfaitement qu'elles ne sont que les échos des battements de mon âme ému par sa beauté. Elle a été pendant plus de deux siècles l'édifice le plus haut du monde avec ses 151 mètres, de 1647 à 1874 très précisément, puis d'autres ouvrages religieux ont dépassé sa taille dans cette course-poursuite vers les nues. La cathédrale d'Ulm, improprement appelée ainsi car elle n'est pas le siège d'un évêché et qu'elle est vouée au culte protestant, est l'un de ceux-ci puisqu'elle s'élève à 161 mètres. Le souvenir de la cathédrale alsacienne se superpose à chaque instant tout au long de la visite, je ne peux m'empêcher de comparer à chaque instant la façade, les portails que je vois à ceux qui sont incrustés dans ma mémoire. Et cela se fait aux dépens de la vision qui se déploie devant mes yeux. J'ai le sentiment que l'escalade démesurée de la flèche vers le ciel se réalise au détriment du reste de la construction, la façade est moins richement et délicatement décorée. Même déception à l'intérieur, les ornements sont d'une grande sobriété, voire austères, je regrette l'absence de la lumière pleine de recueillement délivrée par la grande rosace, les vitraux bleus, rouges, verts de la cathédrale de Strasbourg, la montée délicate du pilier des Anges vers la voûte.
Après une petite promenade au quartier des Pêcheurs, nous descendons vers le fleuve. Celui-ci sur la rive gauche reçoit un affluent dénommé Blau (=Bleu). Depuis la rive, je regarde attentivement l'eau qui s'écoule avec vivacité, j'essaie de voir si quelques poissons danseurs et mélomanes tournoient secrètement aux sons du beau Danube bleu de Johann Strauss. Je vous dois la stricte vérité, je scrute en vain les fonds, mais peut-être attendaient-ils la proximité de Vienne pour danser yeux dans les yeux un-deux-trois un-deux-trois  aux accents de cette valse ...


Nous avons dit au revoir au Danube avec la promesse solennelle de le retrouver bientôt. Le lendemain, nous sommes dans la banlieue d'Augsburg. Rémy propose d'aller manger dans un restaurant de la Fuggerei, cité sociale historique au coeur de la ville. Après quelques petites recherches, il finit par trouver la porte d'entrée de ce lieu. Nous nous restaurons, puis en début d'après-midi, nous flânons dans les ruelles de ce petit village à l'intérieur d'Augsburg.
Dans un logement-musée est retracé l'histoire de cette cité. Elle a été créée en 1516 par Jakob Fugger, puis après avoir été quasiment détruite durant la deuxième guerre mondiale, elle fut reconstruite à l'identique. Les conditions pour y entrer, aujourd'hui comme au 16ème siècle : habiter à Augsburg, être pauvre, mais surtout être catholique et réciter quelques prières chaque jour. Prix défiant toute concurrence pour un logement HLM, loyer annuel aux alentours de 1 € ... Mes parents payaient bien plus cher pour le HLM vétuste dans lequel nous vivions autrefois à Strasbourg avec des espaces extérieurs très mal entretenus. Le village se visite pour un droit d'entrée modeste mais bien plus élevé que celui du loyer, ce qui dispense de toute obligation de prière ;-)
Les habitants sont peu nombreux en journée ; il est possible de flâner dans les ruelles ordonnées au charme désuet de la Fuggerei, d'entrer dans une maison qui restitue le cadre d'un logement ancien.

Ruelle pleine de charme de la Fuggerei
Magnifique lierre le long d'un mur

Une plaque commémorative célèbre l'habitant le plus célèbre de la Fuggerei, le maçon Franz Mozart, qui fut l'arrière-grand-père de Wofgang Amadeus Mozart, dont nous allions croiser l'ombre quelques jours plus tard.

Avis au traducteur

Nous reprenons la route, Rémy devant, moi derrière, toujours aspirés vers l'avant. 

2 commentaires:

  1. Un titre qui sied bien à 169 cm de sagesse.

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  2. 167 cm précisément, cf article "La terreur des coqs et des wekas". Principe central de sagesse : s'appuyer sur la vérité et la réalité ...
    Mais en même temps, en m'appuyant sur ces propos, pour le titre la réciproque "Plus petit,c'est toujours plus beau" n'est pas vrai, cher Anonyme ;-)

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