Les hymnes des murènes en fuite
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine
Voici l'hymne de la première murène qui s'éleva dans la nuit étoilée de Wallis. La murène s'enfuit en projetant ces paroles et dans sa fuite éperdue propulsa ces mots en jets d'écume vers le ciel immense. Elle me chanta que le temps s'écoule irréversiblement, que nous ne cessons de traverser les ponts de notre vie pour passer d'une rive à l'autre, que nous laissons à chaque fois d'anciens souvenirs comme de vieilles peaux de serpents sur les berges du passé, qu'elles pourrissent lentement pour devenir de la poussière enchantée qui sera emportée par le vent. Elle me murmura que le courant de la joie est bien plus profond et puissant que celui de la peine, que le désir amoureux à la semblance du phénix meurt le soir pour renaître au matin, qu'il est un soleil qui plonge dans l'océan, gorgé de stigmates, de regrets, déployant dans le ciel les couleurs intenses de notre ancienne passion, mais que vient le temps de la résurrection, de la lumière du matin célébrée par les coqs, neuve, translucide, s'élevant à l'est. Son hymne s'effaça pour faire place au suivant ...
Passons passons puisque tout passe
Je me retournerai souvent
Les souvenirs sont cors de chasse
Dont meurt le bruit parmi le vent
La deuxième murène se contorsionna en s'échappant, je voyais sa tête à chaque fois dans chacune de ses torsions dans l'eau vive du lagon. Elle me siffla mélodieusement le chant des départs, que tout passe dans nos existences, tout s'éclipse et s'envole. Écoute, écoute me dit-elle les vents alizés qui déferlent autour de toi, tu y entendras les échos du présent de ton passé, mets ton cœur au diapason des accords des cors de chasse, il vibrera aux échos étourdissants de l'instrument. Chasse toute amertume, me dit-elle, laisse ton corps résonner somptueusement, puis lentement le bruit voluptueux du cor mourra en toi, comme meurt toute chose ici bas. Je dis à la murène que je n'y arrivais pas, que mon coeur-tambour au lieu de faire mourir ces sons s'en imprègne, se métamorphose et boum boum les répercute dans la nuit infinie de Wallis, je lui narrais mes souvenirs mais elle ne m'écouta pas, elle s'était déjà évanouie. Survint la troisième murène ...
La grande force est le désir
Et viens que je te baise au front
O légère comme une flamme
Dont tu as toute la souffrance
Toute l’ardeur et tout l’éclat
Elle me jeta un regard foudroyant quand nous la surprîmes derrière une roche. Sa robe d'un vert pâle s'enflamma sous la lumière de nos lampes lorsqu'elle se sauva en jaillissant hors de l'eau. Mais son chant surgit, haut et distinct : Danse, danse dans les flammes du désir, la vie est double dans les brasiers. Parfois, je m'y précipite, lui dis-je, je brûle, ma peau se craquèle, crépite, la souffrance m'envahit. Elle me dit : " Persévère dans l'ardeur, c'est le seul moyen de s'élever vers les lointaines collines, de briller dans tout l'éclat du jour.". Je ne la voyais déjà plus, je lui dis viens me baiser au front de tes lèvres délicates, apprivoisons-nous. Je n'ai pas le temps, je n'ai pas le temps, me lança-t-elle, je dois m'en aller, je dois nager, m'envoler vers d'autres fonds marins. Je te ferai parvenir les éclats de mes baisers qui perforeront l'espace comme des sabres. Ondes longitudinales, ondes transversales, leurs vagues successives te parviendront, sois sans crainte. Seul un cœur apaisé peut les percevoir, ferme les yeux, tu capteras dans l'espace-temps de ton cœur-esprit les frémissements de notre union éternelle ...
Et des mains vers le ciel pleins de lacs de lumière
S'envolaient quelquefois comme des oiseaux blancs
Le désir de l'envol est tapi au fond de ta conscience, c'est une véritable tourmente, me fredonna la quatrième murène dans sa fugue. Je connais tes songes les plus enfouis, les plus secrets. Tu rêves de t'envoler plus haut que nul n'a jamais volé, de transpercer les nuages, de t'installer au cœur de ceux-ci pour admirer les vastes étendues du ciel limpide, de voguer à travers le globe en épousant la respiration du vent, d'admirer la lune, immense lac-miroir étincelant, bercé dans le duvet vaporeux des nuées, de descendre les toboggans des arcs-en-ciels, cinglé par les gouttelettes de pluie colorées. Je lui répondis que mes deux pieds étaient vissés au sol, que jamais je n'étais parvenu à échapper à son emprise, à sa gravité, malgré mes efforts désespérés. Avant de disparaître, elle me suggéra : " Tends tes deux mains paumes ouvertes vers l'azur, mets ton cœur en accord avec le monde qui tourbillonne et ton âme s'envolera comme un oiseau blanc ..."
Jésus et moi continuâmes à marcher, à nous approcher de la barre d'écume du récif corallien. Nos pieds pataugeaient dans l'eau, qui montait au fur et à mesure de notre avancée. Le platier à cet endroit est constitué de sable boueux mais surtout de petites roches parfois extrêmement coupantes. Nous devions nous déplacer avec précaution, sous la lumière de nos lampes qui nous précédaient sur le chemin. Certaines vagues s'élevaient au delà de nos genoux et nous faisaient vaciller un bref instant. J'étais inquiet, je me rassurai en me disant que j'étais avec Jésus, que je ne pouvais rien craindre ... Il me montra des petits trocas accrochés aux rochers. A l'intérieur de la coquille, la chair brillait d'un éclat nacré. Ils étaient tous trop petits pour la consommation, nous les avons reposés. Jésus trouva un petit oursin, cramponné sous une roche. La recherche de crustacés et mollusques se révéla rapidement dangereuse, les bottines de Jésus trouées et usées prenant l'eau. Nous retournâmes sur nos pas, et trois autres murènes se dressèrent sur le chemin du retour.
Rien n'est mort que ce qui n'existe pas encore
Près du passé luisant demain est incolore
La murène se déplaçait cette fois-ci plus lentement que les quatre premières, elle mesurait plus de cinquante centimètres, elle avait plus de mal à trouver son chemin dans l'eau entre les roches , nous pûmes la voir très clairement avant qu'elle ne s'esquive. Sa prière chantée retentit dans l'espace, elle évoqua le futur inerte, sans vie. Pas d'attente inutile, pas de lendemain qui chante, il faut chanter la grâce de l'instant présent, traversée par la couleur éphémère des arcs-en-ciels. Le futur est le néant, sans saveur, sans odeur, ne vis pas les yeux fixés sur l'horizon, demain la mort se présentera à toi avant que tu n'y prennes garde. Elle me chuchota que l'existence n'est traversée que par le présent, qui est un don miraculeux si tu sais t'éveiller à lui. Ouvre les yeux, contemple autour de toi les lucioles suspendues, magnifiques torches du passé, qui vibrionnent dans l'air. Même ceux que tu as aimés, qui ne sont plus, que tu as tant pleurés palpitent encore dans ton esprit, laisse-les se déployer en toi, leur chaleur te réchauffera ...
Avec ses quatre dromadaires
Don Pedro d'Alfaroubeira
Courut le monde et l'admira.
Il fit ce que je voudrais faire
Si j'avais quatre dromadaires.
Le désir des voyages tourmenta Don Pedro, originaire d'Andalousie, me dit la sixième murène. Elle me chanta son histoire : A un âge très avancé, il s'en alla parcourir le monde, juché sur la bosse de ses quatre dromadaires. Il les avait prénommé "Nord", "Sud", "Est" et "Ouest", il en prenait un chaque matin pour monture en fonction de la direction qu'il choisissait, et chargeait les trois autres de ses affaires. Il se laissait bercer et balancer par le rythme nonchalant de leur marche, continuant parfois ses déambulations même la nuit, en se laissant guider par les étoiles. Il se nourrit de la splendeur du monde puis il revint plein d'usage et raison vivre avec sa famille et ses amis le reste de son âge. Je lui répondis que moi aussi, j'aurais voulu avoir ces quatre dromadaires afin d'entreprendre le tour de la terre. Je les ai cherchés en vain dans la cage des méridiens, je me suis rabattu sur les avions du ciel, les bateaux de l'eau, les trains de la terre. Elle me dit peu importe le flacon tu auras l'ivresse, mais uniquement si la joie est déjà en toi. Cette murène était aventureuse, je la vis bondir au delà de la barrière d'écume blanche du lagon, s'acoquiner avec quatre baleines à bosse, et entamer ses voyages en les chevauchant tour à tour ...
Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
Des hymnes d'esclave aux murènes
La romance du mal aimé
Et des chansons pour les sirènes
L'hymne enchanté de la dernière murène, dans un subtil décalage, explosa dans la nuit lumineuse de Wallis. Le poisson-serpent dans sa dérobade expulsa des centaines de gouttes d'eau qui s'élancèrent vers les nues et scintillèrent comme des étoiles. Elle me chanta toutes les chansons, toutes les plaintes amoureuses des amants esseulés. Elle me dit que l'amour est un esclavage aux barreaux de chair, mais qu'au centre de celui-ci la liberté rayonne, et tour à tour tu seras esclave et maître. Que l'amour est dévoration mutuelle et respectueuse de la chair adorée entre deux âmes égales, entre deux esprits sœurs, esprits frères, mais le sentiment amoureux profite de la chair pour s'imprimer avant tout au fer rouge dans nos âmes. Que les hymnes d'esclaves, les complaintes malheureuses et les chansons illuminées pour les sirènes ou les reines sont tissés de la même étoffe, celle de la pulsation violente et somptueuse de la vie. Que tels des comatules, nos amours peuvent se déployer dans les recoins obscurs de notre conscience, craignant la lumière du regard des autres, ou celle de la vérité mais qu'elles resplendissent à tout jamais dans nos cœurs, pour peu que l'on en extraie le venin de la frustration. Et n'oublie pas, n'oublie pas, toute fin est un commencement, me cria-t-elle. La murène éclairée par nos lampes disparut en me jetant un dernier regard de tendresse, puis elle se confondit avec l'eau translucide du lagon. Peut-être se transfigura-t-elle au loin en sirène ...
Lune et marées
Nous sommes revenus prendre place auprès du feu, qui continuait à crépiter doucement. Je me suis étendu sur une natte, j'écoutais distraitement les conversations, je regardais fasciné au dessus de moi la pleine lune qui resplendissait au zénith. Les nuages passaient parfois devant l'astre mais il me semblait qu'ils s'effilochaient à chaque fois, déchirés par sa douce lumière. Je l'ai contemplée longuement avant que je sente le sommeil envahir mes paupières. Je suis allé me coucher dans le hamac, et comme à chaque fois les débuts furent difficiles. L'avantage de l'îlot de la Passe est l'absence de moustiques, liée à un vent qui souffle régulièrement et les éloigne. Toutefois, j'avais oublié de prendre un petit pull pour me protéger du vent, je me recroquevillais à l'intérieur de la toile tendue du hamac en raison du froid. Je me suis levé à un moment donné de la nuit, l'esprit noué et fatigué. Je me suis approché de la rive est, la lune avait basculé sur l'autre versant, seules quelques étoiles scintillaient à l'horizon. Je me suis assis sur le rivage, la marée s'était inversée et les vagues montaient vers moi, elles venaient mourir non loin de mes pieds posés sur les cailloux. J'ai respiré lentement au rythme du flux et reflux de la marée, expirant lorsque les vagues se retiraient, inspirant quand elles s'élevaient vers moi, pour évacuer la tristesse et la tension de mon corps-océan. Je suis allé me recoucher, je suis arrivé à me rendormir par intermittences, ouvrant les yeux brusquement puis me rendormant à chaque fois progressivement.
Matinée et jeux
Je me suis réveillé vers 7h, je percevais les rayons du soleil à travers mes paupières et j'entendais une vague agitation autour de moi. Le petit déjeuner était prêt pour les membres de l'association qui devaient plonger le matin aux aurores. En fait l'exploration au lever du soleil, réservée principalement aux débutants, avait été retardée par le moniteur en raison du très fort courant qui sévissait dans la passe. Nous avons pu prendre le repas ensemble. Stanley nous a démontré ses talents de magicien. Il découpait les tranches de brioche devant nous, elles étaient englouties en moins de dix secondes dans nos estomacs. Apparition ... disparition ;-)
Après le repas, j'ai lézardé pendant quelques heures, allant me recoucher de temps en temps, davantage pour être bercé par les douces oscillations du hamac que pour dormir. Vers 10 h, nous avons aidé les jeunes qui s'apprêtaient enfin à plonger à enfiler leurs gilets lestés des bouteilles. Nous les avons attendus en causant dans le coin cuisine.
La marée étant de nouveau descendante, la fenêtre de tir pour quitter l'île sur le bateau était passée, il a fallu attendre encore quelques heures. J'en ai profité pour me baigner quelques instants dans l'eau. A mon retour, j'ai vu la fille de Benoît et celle de Pascal qui jouaient avec des minuscules bernard l'ermite. Elles s'amusaient à enlever le crustacé de leur coquillage, puis à le remettre à l'intérieur de sa carapace. Je leur ai proposé de participer à une course de bernard l'ermite. Nous étions assis sur une natte avec une couture au milieu qui symbolisait la ligne d'arrivée, nous disposions les crustacés à une vingtaine de centimètres de celle-ci et ... à vos marques prêts partez. Les animaux tôt ou tard sortaient de leurs coquilles et filaient plus ou moins vite droit devant. La fille de Benoît gagnait le plus souvent. J'en ai eu assez de perdre, j'ai donné une légère pichenette au moment du top départ sur la coquille de mon champion qui a valsé, franchissant victorieusement la ligne en première position. Elles étaient indignées et m'ont accusé d'avoir triché, j'ai nié farouchement mais hélas, les enfants aujourd'hui sont beaucoup moins naïfs qu'autrefois ;-)