J'attendais mon frère
Cihan à l'aéroport. Trois avions par semaine relient Wallis à
Nouméa, le lundi, mercredi et samedi. Celui de mercredi est le plus
contraignant au niveau des horaires, il arrive au petit matin, vers
5h20. J'y vais avec une petite appréhension : je voulais
l'accueillir avec un collier de fleurs pour respecter la belle
tradition de cette terre du Pacifique mais, éternel distrait devant
l'Éternel, j'ai oublié de le réserver la veille au téléphone. Je
me renseigne auprès du comptoir où l'on récupère les fleurs, en
ont-ils en rab? Ouf, me voilà soulagé, ils disposent toujours de
colliers supplémentaires … J'en achète un puis je me rends à la
buvette qui domine la piste pour prendre un café avec un croissant.
L'avion faiblement illuminé chemine lentement alors que l'île est plongé dans l'obscurité de l'heure matinale renforcée par une grappe de nuages velus. Une averse légère se déverse, les hôtesses d'Air Calin attendent les passagers au pied des marches pour leur offrir un parapluie jusqu'au hall d'arrivée, je reconnais mon frère en jogging en prenant un pour marcher prestement vers la porte. Je vais aller l'attendre, il est le deuxième à sortir, je peux lui offrir le collier de fleurs blanches, dont la signification est la communion, le partage de la joie de deux êtres dans la rencontre ou les retrouvailles, fleurs éclatantes qui sont des traces éphémères de la terre wallisienne, éclat semblable à celui qui peut illuminer l'instant présent lorsque nos consciences sont éveillées.
Le venue de mon frère
est liée à un accident dont les conséquences auraient pu être
dramatiques. Il travaillait l'été dernier sur un chantier en
qualité de coffreur-grutier un vendredi lorsqu'en fin de matinée,
lors d'un moment d'inattention, il tombe dans un trou. Il essaie de
se rattraper en se retenant avec le coude gauche lors de sa chute et, douleur
intense, son épaule se démet complètement. Il aurait pu s'en tirer
avec une simple luxation à l'épaule mais cela se révèle plus
grave, la tension a conduit à une paralysie du plexus brachial,
fibre nerveuse issue de la moelle épinière qui innerve le bras et
la main. Les premiers médecins consultés sont perplexes,
l'arrachement de la fibre nerveuse peut conduire à une complète
paralysie du bras. J'arrive en vacances au mois d'août dans la
famille, j'apprends la nouvelle par ma mère, tourmentée, qui me
demande de ne rien révéler de son inquiétude à mon frère.
Lorsque je vois Cihan, il est en plein désarroi, rongé par la peur de devenir infirme, il prend des
antidouleurs, des antidépresseurs, sa main gauche gauche est inerte, je
vois pendant toute la conversation sa main droite triturer
machinalement le membre inerte, comme pour lui transmettre, lui
communiquer une vie qui lui fait désormais défaut. Et plus que
tout, c'est la perplexité des médecins qui le ronge, incapable de
lui donner une réponse franche quant à la repousse éventuelle de
la terminaison nerveuse. Après plusieurs semaines d'incertitude, il
prend rendez-vous chez une neurologue conseillée par un ami qui
pratique quelques tests et lui annonce à son grand soulagement que
le signal nerveux n'est par totalement rompu, que le nerf va
repousser, qu'il retrouvera la totalité ou une très grande partie de la force motrice de sa main mais que la
convalescence risque de durer près de deux ans. Je l'ai aidé financièrement pour
qu'il puisse venir à Wallis se changer les idées durant cette
période.
La
renaissance du corps sur terre et mer
Je lui avais conseillé
de venir au début du mois de mai car je profite chaque année des
nombreux ponts naturels de ce mois pour prendre deux ou trois
semaines de congés, c'est l'occasion rêvée de faire revivre son
corps par le sport, c'est mon « grand nettoyage du
printemps »;-)
Je réveille Cihan tous
les matins à 5 heures pour profiter du seul petit moment de
fraîcheur de la journée. Nous nous habillons en silence, encore
enténébrés par le sommeil, nous nous rendons au stade de Kafika ;
la centrale électrique toute proche, illuminée, permet de
distinguer, quoiqu'en plissant les yeux, les lignes de démarcation
de la piste. Premières foulées, toujours lentes, toujours pesantes,
toujours accablées.
Le matin serein,
silencieux opère sa magie sur les corps, les couleurs pâles,
translucides du soleil à l'est se glissent par degrés sur la peau tendue du ciel, l'éclat naissant de la lumière prend le relais de la
centrale électrique, transperce la chair, diffuse sa chaleur
souveraine. Je cours plus vite, plus longtemps que lui, j'ai
naturellement un souffle plus puissant que celui de mon frère, une
capacité d'endurance plus affirmée à la course à pied mais de
surcroît de nombreuses blessures aux genoux, aux tendons,
musculaires l'ont contraint à ralentir le rythme, à devoir
s'économiser. Mais le simple fait de sa présence, son regard, ses
encouragements me poussent à batailler sur la piste, à tenter de
retrouver le souffle perdu depuis quelques mois, la chaleur
fraternelle m'encourage à déployer mon corps, à accélérer de
temps en temps pour faire quelques fractionnés. Injonctions en moi :
tenir le buste droit, relâcher mes membres, griffer le sol, lever
les genoux ... Au bout de quelques jours, je retrouve quelques
sensations enivrantes, celles du corps qui redécouvre une puissance oubliée
mais si fragile, si éphémère.
Mon frère s'arrête
avant moi, pratique du renforcement musculaire, des exercices de gainage du corps,
des abdominaux, nous buvons quelques gorgées d'eau avant
de repartir. J'observe sa main gauche, seul un œil exercé peut
désormais discerner les marques de l'accident, il a recouvré une
grande partie de sa mobilité, la repousse du nerf est quasi complète
jusqu'au coude à ce qu'il me dit. Je lui demande si je pourrais le
battre au bras de fer avec la main gauche, il me répond que oui.
Toutefois je me méfie, je ne le provoque pas, je le vois également
effectuer des pompes pendant ces entrainements en quantité plus
grande et plus efficaces que celles que je suis capable d'effectuer,
je suis convaincu qu'il me tend un piège dans lequel je ne tombe pas
... J'ai défié au bras de fer mes frères, tous plus jeunes que moi, jusqu'à l'âge où
j'ai pressenti que je ne pouvais plus les battre, et tel Rocky
Marciano, seul champion du monde poids lourds à avoir accompli une
carrière professionnelle sans défaite, je me suis retiré invaincu
des combats, auréolé d'une gloire éternelle ;-)
Petit déjeuner détendu,
savoureux sur la terrasse, nos langues se délient, nos discussions empruntent des méandres et des détours, nos souvenirs d'enfance y prennent une grande place,
ceux d'une famille nombreuse aux liens étroits, où chacun des
frères et sœur revendiquait une place qu'il a fini par trouver. Un
jour, la météo passe du coq à l'âne Cocoricoco le temps est
ensoleillé, lumineux à l'est Hihan-Hihan une pluie fine, légère
se déverse de quelques nuages à l'ouest de la terrasse, celle-ci
délimitant le passage du soleil à l'averse.
Après la course
matinale, nous pratiquons le canoë ; nous avons pris un abonnement
mensuel à l'association Vakala. Première tentative, je me mets à
l'arrière, nous avançons en zigzag, le canoë tangue, la distance
s'allonge démesurément jusqu'à l'ilot Tekaviki, but de notre
traversée. Je suis l'aîné des garçons, le guide naturel de la
famille mais je dois m'effacer au retour devant sa capacité à
manœuvrer supérieure à la mienne, il se révèle meilleur à
l'arrière pour mener le canoë que moi, nous avançons en cadence,
nos pagaies plongent harmonieusement dans l'eau limpide du lagon,
droit au but. Le souffle revient, s'améliore à chaque sortie, nous
sommes capables de tenir un peu plus longtemps sans nous reposer.
Nous partons face à un vent violent, les
vagues porte le bateau vers les hauteurs, nous plongeons derrière
dans des crevasses, nous labourons avec les rames à l'unisson
l'océan, droite, gauche, droite, gauche pour progresser coûte que
coûte, vaille que vaille ...
Depuis l'ilot Tekaviki,
nous marchons à marée basse pour visiter la face
ouest des ilots Luaniva et Fugalei, nous flânons sur ces trois
ilots, discutons, nageons sous un soleil vif-ardent qui se déploie
dans le ciel, dans les cœurs.
La fraternité, c'est le
soleil
Il pratique aussi le
catamaran une après-midi, mais je ne peux l'accompagner, je dois
travailler ce jour là. Nous prenons rendez-vous pour une deuxième
journée catamaran, mais c'est un véritable déluge qui s'abat dans
la matinée, nous sommes obligés d'annuler. Dans l'imaginaire
métropolitain, les iles du Pacifique sont associés au soleil. C'est
une vérité incomplète, Wallis c'est le soleil et la pluie
inextricablement liés, indissolublement noués pour l'éternité,
parfois se superposant dans l'alliance de la lumière et de l'eau,
parfois se succédant dans des courses vives, passionnelles. Il a eu
de la chance pendant son séjour, il a fait beau, mais le ciel a
soudain dégorgé ce samedi une colère incroyable, spectaculaire.
Nous étions en voiture, les trombes d'eau s'abattent dans une
mitraille dense, épaisse, sans fin, les essuie-glaces sont
incapables d'essuyer la vitre avant lorsque nous roulons dans
d'immenses flaques, l'eau débordant des fossés qui longent la route
éclate en grandes gerbes aveuglantes. Et enchantement ; cette eau
qui dégorgeait de la terre, des bas-côtés s'était asséchée en
fin de journée, nulle trace de l'avalanche qui s'était écrasée
sur nous.
Le soir, fatigué par la
journée commencée très tôt, nous nous couchons de bonne heure.
Notre corps suit le rythme du soleil, qui sur cette île se lève
quasiment toujours vers 6 h et se couche vers 18h, avec une amplitude
très faible entre hiver et été.
Les
journées de détente sur les îlots
Autre activité majeure
durant son séjour, les excursions sur les ilots. J'ai privilégié
la visite de ceux du sud, qui présentent l'avantage d'avoir un
tombant sur lequel nager devient un immense plaisir visuel, en
utilisant le masque et le tuba. Première sortie vers l'îlot Saint
Christophe, un bout de terre minuscule qui surgit du lagon comme une
arche verdoyante miraculeuse. Nous y allons avec un taxi boat vers 9h
du matin, l'îlot est désert et nous serons les seuls pendant toute
la journée. Nous enfilons les palmes, le masque et le tuba,
direction le tombant de Saint-Christophe. Celui-ci s'est quelque peu
abîmé avec le cyclone, mais les coraux renaissent, reprennent
vigueur ; les poissons reviennent progressivement le peupler. Nous
longeons le tombant pour explorer ses recoins, traquer les poissons
qui s'enfuient au début lorsqu'elles détectent notre présence,
mais s'habituent peu à peu à nous pour revenir se faufiler dans les
interstices des coraux.
Petite sieste dans le
hamac pour Cihan, tandis que je repose sur la serviette. A son
réveil, il tente de grimper sur un arbre pour attraper une noix de
coco
L'homme descend du singe,
c'est une certitude
Il y réussit. Il se
saisit du coupe-coupe que j'ai emmené avec moi pour tailler une
fente dans la noix et goûter ainsi à l'eau légèrement sucrée de
ce fruit fraichement cueilli. C'était paraît-il un de ses rêves.
Un rêve exaucé …
Après le repas, je
l'emmène en haut de l'île, à l'oratoire Saint Christophe, avec la
statue de ce saint légendaire qui porte sur une de ses épaules le
Christ. Comme à chaque fois que je monte sur ce promontoire, une
nuée d'immenses libellules rouges écarlates bourdonne sur la
végétation qui resplendit au soleil juste à côté de ce petit
sanctuaire. En début d'après-midi, il prolonge sa sieste tandis que
j'en profite pour nager dans le lagon.
Deuxième excursion, cette fois-ci vers l'îlot de la Passe. Celui-ci est très plat, s'étire en longueur comparé au précédent, mais il est surtout celui qui dispose à mon avis du plus beau tombant, et il présente aussi l'avantage d'avoir dès les premiers mètres des patates affleurant près de la surface où se pressent de nombreux poissons. Le bassin qui borde l'ilôt est un immense aquarium en plein air, nous enfilons le traditionnel PMT (palmes-masque-tuba) de rigueur, direction le royaume des merveilles. Lorsqu'on débouche sur le tombant, à chaque fois, un essaim de vivaneaux s'enfuit, effrayé à la vue du grand corps qui vient de surgir en surface. Je me gargarise, j'inspire la crainte, je suis pire qu'un requin, je suis la terreur du lagon ;-) C'est ensuite la lente progression le long des coraux, je plisse les yeux pour guetter la faune, avec au menu du jour les visions multicolores des perroquets, balistes clowns et titans, poissons cochers et poissons-papillons, … Au retour, Cihan s'improvise roi du barbecue pour un délicieux repas.
Nous revenons une
deuxième fois sur cet îlot, invités sur le bateau de Michèle et
Pascal. Après la visite du tombant, mon frère me propose d'aller
vers la grande barrière d'écume qui jouxte l'îlot de la Passe.
Nous marchons vers le récif, au fur et à mesure que nous nous en
approchons, l'eau commence à envahir l'espace, d'abord par petites
flaques que nous sommes obligés de traverser, ensuite par grandes
étendues dans lesquelles nos pieds puis nos mollets pataugent. A l'extrême bord de la barrière récifale, l'eau se déverse
vers le lagon tandis que devant nos yeux se déploient l'immense
nappe de l'océan ainsi la gigantesque coupole du ciel qui convergent
vers la barre d'horizon. L'image de cette fragile écume porté par
le bord ourlé des vagues naissant à l'infini, se déployant sur
l'océan pour déambuler dans une course folle, allègre, s'unissant
aux autres, se défaisant, se recomposant sans cesse pour venir
s'échoir dans le lagon me fait invariablement penser à ma vie,
éphémère corps apparu dans le temps, chair et esprit déambulant
une durée infime, dérisoire dans l'espace, côtoyant, se mêlant à
d'autres corps pour aller mourir, je l'espère apaisé, sur un rivage
dont j'ignore le nom.
Au retour, place à un
nouveau barbecue. Cuisinier en chef, Pascal sollicite l'aide d'un
petit mitron, rôle que j'accepte humblement, pour surveiller la
cuisson des viandes. Petit repas entre amis, auquel se joignent des
bernard l'hermite, attirés par l'odeur de nos ripailles. Nous leur
lançons un bout de graisse ; c'est la ruée vers l'or pour les
crustacés dans une indescriptible mêlée, se piétinant leur
carapace à tour de rôle, se chevauchant farouchement pour arracher
une mince part du butin, bientôt dépecé, sauvagement
déchiqueté par les pinces des affamés.
Après un petit repos
salvateur, Pascal et Michèle nous proposent de nous rendre sur
l'ilôt des Lépreux. C'est marée haute, le bateau se faufile avec
précaution dans un chemin tracé entre les patates. Nous accostons
pour monter vers l'oratoire Sainte-Thérèse au milieu de
frangipaniers aux fleurs légères comme des plumes.
Les vahinés du Pacifique
;-)
En haut, au delà de la
vue somptueuse, le surplomb donne un petit frisson, un sentiment de
vertige car il tombe à pic le long de la falaise. Pascal nous fait
remarquer près de la paroi un banc de bébés requins à pointe
blanche, une petite vingtaine d'entre eux frétille dans l'eau en
contrebas. Au retour, nous essayons avec le bateau de nous en
approcher, mais ils ont disparu, dévastés de peur devant l'ombre,
la menace des frères Kilicoglu ….
Le bateau tressaute,
frappe l'eau quand Pascal accélère pour rentrer. Le soleil avant
l'étourdissement final darde ses derniers rayons, se déverse sur la surface liquide, se fragmente ; les miettes de l'immense festin illuminé
dansent dans le lagon réfractant dans un ultime éclat les traces des secondes, des heures envolées captées dans les cœurs.
Règlement
de comptes à O.K Corral
Une violente, subite
querelle explose entre nous au début de son séjour. Je l'agrippe,
le projette au sol d'un coup de poing rageur en criant "C'est moi !". Il se relève, lance
vigoureusement son crâne vers ma tête en hurlant "Nan, c'est moi !", j'entends mon os nasal qui
se fracasse Bang en pulvérisant le cartilage que je sens flotter
dans un liquide visqueux que je devine être une mare de sang. A
l'aveugle, je lance un coup de genou qui vient se loger par miracle
entre ses cuisses, il s'affaisse mais m'entraîne dans sa chute. La
lutte acharnée, haletante se poursuit, nous trempons, aveugles et
sourds dans le sang, la sueur ...
Objet de la querelle ?
Qui est le plus maigre entre nous … J'ai longtemps porté le surnom
de « Gros lard » dans la famille à partir de 18 ans en
raison de mon poids qui s'était subitement élevé au début de
l'âge adulte, lié à une mauvaise hygiène alimentaire. J'ai maigri
à 34 ans, Cihan, de douze ans plus jeune, a pris du poids à son
tour et m'a remplacé dans le rôle de « Frère Dodu ».
Il a maigri à son tour mais je gardais une meilleure ligne que lui.
Horreur, à mon retour en métropole en début d'année, me voilà de
nouveau affublé de kilos supplémentaires … 1 – 0 en sa faveur.
Je ne m'avoue pas vaincu,
deux semaines avant son arrivée sur le territoire, je m'astreins à
un régime alimentaire strict. Illumination en moi, je propose de liquider la dispute dans la cuisine en se fiant à
l'arbitrage impartial, équitable d'une balance. Je me pose sur
celle-ci, l'aiguille tangue, oscille, vacille pour se fixer
sur 69 kilos, j'ai perdu 2 kilos et demi depuis la dernière pesée
en métropole, le poids de Cihan était supérieur à ça il y a
quelques semaines, je prie intérieurement. Il monte à son tour sur
la balance, celle-ci, traîtresse infâme, véritable scélérate,
prend le parti de mon adversaire, se positionne sur 68 kilos … Et
2 – 0 en sa faveur.
Ô rage ! Ô désespoir !
Ô vieillesse ennemie ! N'ai-je donc tant vécu que pour cette
infamie … Je ne m'avoue pas vaincu, pendant deux semaines, je
pratique le sport de façon assidue, je me dépense bien plus que
lui. Je sais qu'il a l'avantage de l'âge, qu'il peut perdre du poids
beaucoup plus facilement, il se permet de boire davantage que moi,
grignote des apéritifs lors des soirées entre amis, se sert du plat
principal deux fois, je reprends espoir. Deuxième rendez-vous,
lundi, jour de son départ, nous revenons de la course du matin, je
n'ai pas bu une seule goutte d'eau de la bouteille que nous emmenons
à chaque fois pour éviter les quelques grammes supplémentaires du
liquide dans mon corps, je sors la balance et lui enjoins de monter
dessus, il a oublié que nous devions passer à nouveau devant le
juge. Il se pèse : 66 kilos, il a maigri de deux kilos, je blêmis,
je monte vers l'échafaud, le bourreau me projette la pointe de son
implacable aiguille au visage : 68 kilos. Et un, et deux, et 3 – 0
Je ne m'avoue pas vaincu
…
Le songe des profondeurs
Sa venue à Wallis lui a
permis de concrétiser son rêve de faire de la plongée. Il a passé
son baptême hors du lagon, puis il a enchaîné avec les exercices
du niveau 1, entrecoupés par les explorations sous-marines. Il a eu
la chance de pouvoir apercevoir les requins, dont la présence est
relativement fréquente sur certains sites. Son envie de les voir le
disputait à la vague crainte liée à la réputation de grand
prédateur, d'animal dangereux entretenu par la série des Dents de
la Mer, par les articles largement commentés de leurs attaques. J'ai
eu la même appréhension mais en réalité les requins n'attaquent
jamais les plongeurs, ils n'aiment pas l'odeur humaine et ils sont
méfiants par rapport aux bulles innombrables qui s'échappent de nos
bouches. Il suffit simplement de les observer avec respect, de ne pas
les provoquer, de se fondre en silence dans l'immensité aquatique
pour les contempler.
Je l'ai accompagné au
milieu de son séjour pour une exploration commune, sur le site du
« Couvent » à l'ouest de l'île. Je ne connaissais pas
celui-ci, il est particulièrement riche en corail. Durant la ballade
se succèdent les coraux cerveaux, semblables à des boules striées
évoquant les méandres de l'encéphale humain, les immenses
tabulaires, les fungia aux couleurs roses. Sur le chemin, les
poissons-demoiselles, l'anémone et son inévitable poisson-clown,
les perroquets accompagnent notre déambulation. Au retour,
j'entrevois derrière un pilier de corail desséché deux poissons flûtes, au corps fin
et allongé, à la bouche en forme de bec. Je tends le bras pour en
attraper un, le voici en main, je place ma bouche sur son bec qui
pointe comme une embouchure de flûte traversière, je pose mes
doigts sur ses branchies, j'émets un mince filet d'air pour mettre
en vibration l'instrument, je commence à jouer « la sonate de
la fraternité » en la majeur. Heureusement, le poisson, compréhensif,
fraternel, se prête au jeu, s'élèvent quelques bulles sonores qui
commencent à résonner dans l'espace aquatique …
Premier mouvement –
allegro ; j'entonne un air vigoureux aux accents printaniers,
allègres qui dansent dans l'eau, les bulles explosent dans des
battements vifs, insensés. J'entends que s'élèvent non loin de là,
en contrepoint, les battements de cœur de mon frère qui
retentissent comme les touches de piano frappant une corde, vibrant à
son rythme, les deux mouvements se superposent, s'opposent dans un
mouvement d'émulation, d'énergie communicative enthousiaste.
Deuxième mouvement – andante ; la cadence se ralentit, l'air
s'emplit d'une vitalité sereine, originaire de l'enfance, quelques
mouvements d'angoisse, de peur, de colère frôlent, interpénètrent
le duo flûte-piano qui alterne mais s'élabore un thème mélodique
commun, empli de ferveur, de grâce. Troisième mouvement – presto
; j'entonne un air optimiste et tendre auquel répond la tonalité
rapide, volubile des battements de mon frère pour se fondre dans un
final rieur.
Je me rends compte que je
n'ai plus de souffle, je dois reprendre l'air de mon détendeur, je
suis perdu, apeuré, seul dans l'immensité. Mais je perçois
vaguement en moi la présence du groupe quelques centaines de mètres
plus loin, en battant vigoureusement des palmes, je suis de nouveau
sur leurs traces Ouf personne n'a remarqué mon absence ;-)
Deuxième exploration le
dimanche suivant au site de « La Faille Blanche ».
Malheureusement, peu de poissons au rendez-vous hormis un gros
napoléon, poisson d'une envergure de près de deux mètres, à
l'allure débonnaire et craintive. Le site est constitué de tunnels au fond sablonneux parfois très étroits dans lesquels il faut s'engager avec précaution, la tête puis le torse encombré de la bouteille, remuer doucement les palmes pour éviter d'effleurer la roche. Mon frère est devant moi dans l'un d'entre eux, il se tourne vers moi, rieur, je le vois agiter ses palmes pour soulever le sable qui m'aveugle, je me précipite dans le prochain tunnel devant lui pour en faire de même à mon tour ... En une semaine, ses progrès sont perceptibles, il est moins agité dans l'eau et sa consommation d'air a nettement diminué, il arrive à se déplacer avec économie, à se mettre au diapason de l'espace ambiant, serein, silencieux, apaisé.
Visite de l'île : Vue du ciel ; Vue de la terre
J'ai profité de son
séjour pour réaliser un tour de l'île en ULM. L'aéroclub du lagon
se trouve à quelques petites encablures de la maison, dans un hangar
près de l'aéroport, nous y sommes allés vers 8h30 après avoir
pris au préalable un rendez-vous. Nous sommes tous les deux surpris
par l'ULM, nous nous attendions à un engin en forme de deltaplane,
il s'agit davantage d'un très petit avion, le moniteur nous explique
que le sigle signifie en anglais les engins volants très légers. Je
laisse Cihan s'envoler en premier, j'attends patiemment son retour.
Envole moi
Je m'installe, le pilote
me donne les explications, en cas de crise cardiaque du pilote, je
dois actionner une manette qui active le parachute de l'engin Oups …
Nous nous dirigeons vers la piste mais nous devons patienter, l'avion
qui arrive de Futuna déboule en bout de piste. Le pilote dialogue avec
la tour de contrôle qui lui indique des rafales de vent d'est à 16
miles par heure. Nous roulons lentement sur la piste, il fait
demi-tour, accélère et en quelques mètres nous voilà aspirés par
le ciel, je suis surpris par la soudaineté, la facilité de l'envol,
il m'explique que c'est lié au poids très faible de l'ULM. Nous
commençons le tour de l'île en allant vers l'îlot le plus au nord,
l'ilot aux Oiseaux, puis il longe la barrière de corail. Je lui
demande quelle est l'incidence du vent, il m'explique que cela
l'oblige à se mettre en biais par rapport à la direction des
rafales, je me rends compte de l'orientation du fuselage, l'avion
avance comme un crabe. En haut, l'île prend sa réelle dimension,
minuscule lopin de terre perdu dans l'immensité aquatique. Éphémère,
fragile, la barrière de corail qui entoure Wallis protège l'île
comme une chrysalide des agitations de l'océan, tandis que
l'activité humaine que l'on perçoit, voitures, hommes pressant le
pas est celle de fourmis frénétiques, zigzaguant vaguement vers un
but illusoire. A l'intérieur du crabe volant, je vois quelques tâches d'écume qui dansent par grappes à la
surface de l'eau, je suis sidéré par le déplacement très rapide
de l'une d'entre elles mais je comprends qu'il s'agit en réalité de
la trace des ailes d'un oiseau qui vole au ras de l'eau, fusant dans
l'espace. Le moniteur cite tous les ilôts que nous survolons
Nukuteatea, Nukuhione, Nukihifala, …
Îlot de Faioa en forme
de « F »
Nous remontons vers le
nord le long de la côte ouest, elle est véritablement déserte,
très peu de villages et d'habitations, aucun îlot face au rivage,
seul l'océan incommensurable qui happe le regard. Les ruines du fort
tongien sont perceptibles tandis que les deux immenses cratères de
deux lacs volcaniques se détachent de la verdure, gisant comme de
vastes yeux dévidés. Nous nous approchons de la piste, je ressens
les agitations, les turbulences au fur et à mesure que l'avion
descend. Quand les roues touchent le sol, tangage, le choc est
abrupt, inhabituel.
Autre visite de l'île,
en voiture. J'ai emmené Cihan une matinée faire un tour des
principaux points d'intérêt de Wallis. Le patrimoine de l'île est
essentiellement constitué d'églises et de sites chrétiens. Nous
avons commencé par un oratoire situé au carrefour de la RT3 et de
la RT2, avec l'inattendue image d'un Christ qui gît au milieu des
cocotiers. Petite montée vers le Mont Halo où se trouve le
couvent des Carmélites, qui permet d'avoir un point de vue surplombant les
flancs est et ouest. Visite de la chapelle Saint Jeanne d'Arc, de
l'église Saint Joseph, de l'église du Sacré Cœur en forme de
gâteau de mariage, constituée de tourelles emboîtées, et de la
cathédrale. Je l'ai emmené au fort tongien, sur un point surélevé
qui donne une vue sur la principale passe du lagon en cas d'attaque
ennemie ; quelques murs d'enceinte, des postes de guet pour les
soldats et les ruines de la résidence du chef coutumier sont
conservés depuis des siècles et régulièrement débroussaillés au
milieu d'arbres magnifiques. Un promontoire près de la station de
radio et télévision de Wallis au sud de l'île qui domine à l'est
l'océan Pacifique permet d'embraser en un seul regard les îlots du
sud, le lagon et l'océan.
Je l'ai conduit à mes
deux sites de prédilection. Tout d'abord, la chapelle Saint-Pierre
Chanel située à l'ouest de l'île. Cette partie est très peu
habitée, la route qui y mène n'est pas goudronnée, cahotante,
quasi impraticable en cas de forte pluie. Et au fond de nulle part,
vous débouchez sur un espace clos où repose la chapelle à quelques
dizaines de mètres du lagon. Elle n'a rien de remarquable avec ses
pierres grises aux interstices rehaussés de blanc, son balcon bleu
où trônent trois statues dont celles du Christ et de Saint Pierre
Chanel à sa gauche, ses toits rouges, mais elle est touchante par sa
petitesse, son humilité. Improbable, miraculeuse construction née de la foi
humaine déposé sur l'extrême rivage d'une île perdue dans le
Pacifique, faisant face dans le silence, l'indifférence aux vagues
qui viennent mourir à quelques mètres, s'imprégnant lentement,
silencieusement de la beauté impassible de la Nature pour se fondre
en elle dans l'éternité.
En continuant sur la RT1
qui mène via un léger détour à la chapelle, après une petite
croix sur le chemin, on accède au lac volcanique Lalolalo. Celui-ci
se déploie en contrebas dans une immense crevasse circulaire aux
flancs à pic entourée d'une végétation dense dont les fastes
verts se reflètent somptueusement sur l'eau.
Le lac Lalolalo
Jeu de l'écho : vous
vous tournez vers votre droite, vous criez très fort, vous entendez
les vibrations sonores qui se répercutent sur la paroi, qui tournent le
long de l'espace et qui reviennent vous frapper comme un boomerang de
la gauche ; le rendu du son est ici remarquable compte tenu de la
profondeur de la fosse, de la circularité quasi parfaite du
cratère, la trajectoire tourbillonnante de l'écho est étonnante, déconcertante. Je propose à Cihan d'y jouer, il crie spontanément le nom
de sa fille, le prénom déboule, ripe le long de la falaise, se
multiplie, revient vers nous « Sé-line,
Sé-line, Sé-line, Sé-line,
Sé-line, Sé-line ». Pour ne pas faire de
jaloux, je lui dis de gueuler aussi très fort aussi le prénom de
son garçon, les syllabes « Ay-den » réalisent le tour
du cratère comme celui d'un cœur pour rebondir allègrement vers
nous. Il a écourté ses vacances d'une semaine pour les revoir, les
prénoms emmêlées de ses enfants tournoient, se poursuivent sans
fin depuis ce jour autour du lac dans une ronde joyeuse et
fraternelle ...
La visite s'est déroulé
le matin de son départ, nous sommes deux heures plus tard devant
l'aéroport. Il repart, les fleurs se sont converties en coquillages, empreintes durables, impérissables de l'instant présent fixé pour l'éternité.
Coquillages en auréole
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