dimanche 24 février 2013

En bonne compagnie dans le Pacifique (2)

Quatrième journée
 
Mercredi après-midi, nous sommes tous présents pour continuer le stage. Nous nous observons les uns les autres, nous scrutons les changements intervenus depuis la veille ; il est facile de deviner grâce aux accessoires, aux déguisements que beaucoup d'entre nous arborent déjà quel sera le personnage interprété. La soeur religieuse va se réincarner en prostituée, le garagiste s'est mis dans la peau d'un jeune surfeur ...

Avant la séquence de jeu de personnages, apprentissage de la manière de donner une claque sur scène ou de la recevoir, de donner l'illusion  d'une violence réelle. Le plus simple consiste à porter le coup sur le visage, celui qui subit la gifle doit exagérer le mouvement de la tête et en même temps frapper sa cuisse, en prenant le soin de cacher ce dernier geste aux spectateurs avec la difficulté de coordonner ces deux mouvements qui doivent être simultanés. Pratique dans la foulée : je me suis fait démonter le visage par des femmes en furie, je me suis écroulé sous les coups retentissants d'hommes en colère ; oeil pour oeil, dent pour dent, après m'être courageusement relevé, j'ai cogné à l'aveugle avec toute la fougue dont Ricky était capable Pif Paf Boum les voilà tous KO. Un partout, la balle au centre ...

Pour ceux qui n'avaient pas encore leurs déguisements, nous les avons enfilés pour jouer le personnage du jour. Celui que nous avions interprété spontanément mardi était une prolongation rêvée de notre imaginaire, une ébauche de tendances inconscientes au fond de nous, j'ai trouvé que malgré l'apport d'un costume, l'interprétation était rarement meilleure, elle était au mieux d'un niveau similaire mais le plus souvent d'un niveau inférieur. Seule exception à la règle, une amie, Michèle, que j'ai trouvé plus convaincante dans le rôle de voyante que dans celui de l'enfant endossé un jour auparavant.
Je n'ai pas dérogé à la règle. Pour choisir mon personnage, j'avais adopté le raisonnement suivant : l'opposé d'un homme est une femme Abracadabra me voilà appartenant à la gente féminine. Et l'opposé de la boxe, sport d'essence masculine par excellence pour beaucoup, c'est la danse. J'étais donc devenu Sylvie, danseuse classique, censée incarner la grâce mais très imbue d'elle même. Étant naturellement viril et modeste, j'ai eu du mal à interpréter une danseuse efféminée et  orgueilleuse ;-)


Danseuse ou clown ?
 
 
Grâce et Légèreté ?
Laideur et Lourdeur ?
 
 
La recherche du déguisement avait été simple. Je disposais d'une robe qu'une amie m'avait donnée pour une fête costumée et j'avais demandé à Michèle si elle avait en magasin une perruque féminine. Elle m'en a apportée une, qui était en fait celle d'un clown ... Encore une fois, j'ai eu du mal à être convaincant, mon interprétation de Ricky le champion du monde de shadow-boxing était largement meilleure. On m'a demandé de faire une petite démonstration, j'ai esquissé quelques entrechats grotesques, la perruque au final était parfaitement adaptée ...

Le dernier exercice a été d'une grande difficulté à exécuter. Par petit groupe de deux personnes, nous interprétions une situation où chacun d'entre nous passait du personnage de la veille à celui de la présente journée. Il fallait changer de peau en quelques fractions de secondes et donner vie ainsi à quatre personnes de la sorte. Résultat moyen car nous rajoutions à la difficulté de passer de l'un des personnages à l'autre celui d'une situation trop complexe, seul un groupe a été bon en choisissant la scène très simple d'une rencontre à un arrêt de bus.

Dernière journée

Le stage touche à sa fin. Les exercices de relaxation et de jeux avec le corps avaient pris une tournure divertissante. Steev avait mis en place une séquence de mouvements de bras, de jambes, de petites tapes sur les cuisses et de pas marqués au sol, que nous exécutions en ronde, qui transmettait une énergie qui naissait de l'aspect dynamique, synchronisée de l'ensemble, partage de la joie dans le groupe semblable à celle contenue dans ces flash-mobs qui abondent sur les sites de partage de vidéos sur Internet, où chaque participant se fond dans un enchaînement dansant et musical, s'adonne au plaisir de participer à une oeuvre collective amicale, s'amuse de voir son mouvement reflété dans celui d'un autre. Autre séquence mémorable : celle qui consiste à s'étendre sur le sol, à tenir le corps et les membres fermes tandis qu'un groupe de six à huit personnes vous soulèvent avec leurs mains. Impression étrange d'être happé vers le ciel, d'échapper un court moment à l'attraction terrestre. Enthousiasme vif dans la poitrine, sentiment de légèreté tandis que vous reposez sur des mains accueillantes ; Steev le Wallisien au torse puissant et aux grandes mains était très sécurisant dans cet exercice.

La partie mime était consacrée à l'apprentissage de l'ouverture d'une porte imaginaire sur scène. Il fallait manipuler délicatement la poignée, ne pas oublier de fermer la porte derrière soi, exercice infiniment difficile, qui a réclamé de ma part une concentration, une vigilance extrême puisque je laisse souvent les portes ouvertes dans ma vie quotidienne ... L'improvisation suivante utilisait cet aspect puisqu'il fallait imaginer l'ouverture d'une porte qui débouchait sur un monde imaginaire. Quelques amis se rencontrent, décident d'aller dans un bar, un restaurant, un hammam mais lorsqu'ils ouvrent la porte, ce n'est pas du tout cet univers quotidien qu'ils découvrent. Exercice rendu plus difficile par le fait que nous ne pouvions nous concerter avant, et qu'à partir du franchissement de la porte, la communication ne pouvait se faire par les mots, l'imagination devait essentiellement reposer sur le mime. Le premier qui franchissait la porte et découvrait le monde invisible impulsait le mouvement aux autres membres du groupe, qui devaient comprendre sa proposition, enchaîner avec une gestuelle qui prolongeait l'illusion. J'ai franchi le seuil, imaginé que l'on se retrouvait dans l'océan, nous nagions avec quelques amis en faisant des bulles, des poissons et des requins flânaient tout autour, scène qui était le simple reflet de souvenirs réels ...

Isabelle nous a demandé de choisir le thème de la dernière improvisation. Celui de l'année passée était parait-il "la rencontre", nous avons décidé dans le prolongement de celui-ci d'adopter comme fil conducteur "la séparation". Par groupe de trois ou quatre, nous devions mettre ce thème en scène pour 3 sketchs de quelques minutes. Les trois improvisations que nous avons enchaînées ont bien fonctionné : dans la première, nous étions des parachutistes professionnels qui sautions d'un avion pour réaliser des figures de saut lors d'un concours, nous nous séparions, nous nous reformions et à la suite du ratage de l'un des participants sur la dernière figure, arrivés au sol, nous avions une dispute ; dans la deuxième, deux soeurs siamoises arrivaient pour une petite infection dans la salle d'opérations d'un chirurgien ivre qui les séparait par erreur, elles en concevaient une grande tristesse et colère ; enfin dans la dernière, un homme et une femme venaient se marier à l'église mais une violente dispute éclatait entre eux car l'homme ne cessait de communiquer avec sa mère possessive et la jeune femme, excédée, se mettait en rage, ce qui provoquait leur séparation juste devant l'autel.
Les progrès étaient très nets pour tous les groupes en comparaison de la première journée. L'occupation de l'espace s'était améliorée, nous jouions en fonction des spectateurs, nous étions plus réalistes et convaincants dans les rôles. Les gestes étaient plus précis, les situations s'étaient simplifiées, certains ont mobilisé les apprentissages acquis, quelques claques ont volé, nous avons ouvert des portes imaginaires, nous nous sommes assis dans un bar pour prendre un verre.



Le métier d'acteur m'a toujours fasciné. L'expérience m'a démontré que j'étais plutôt moyen dans cet exercice, mais il s'agissait de théâtre d'improvisation et je ne suis pas un instinctif, capable en quelques secondes de puiser en soi les sensations, les sentiments à fleur de peau pour les restituer aux autres. L'acte de jouer devant les autres permet de devenir le centre des regards, de l'attention, de faire vibrer le coeur des gens dans une communion brève, organique d'un corps avec d'autres corps. La sociologie, la psychologie ont déjà analysé l'idée laquelle un individu constitue sa personnalité en endossant de multiples rôles au cours de son existence. J'ai observé autour de moi, nous jouons, certains jouent faux, surjouent parfois leurs émotions ou souhaitent projeter des images fausses d'eux et les voilà affligés outre mesure, amoureux fous, ou doctes et cultivés alors qu'ils sont creux.

Je suis convaincu que le fait de jouer sur scène nous permet aussi d'endosser un court instant des désirs inconscients en nous, de les assumer brièvement, que cet acte peut avoir un effet catharsis. Nous sommes transpercés par le désir d'être un autre, foudroyés par l'envie de se transfigurer, de capter en nous ce que nous croyons percevoir chez nos amis, chez les étrangers, être plus libre, plus passionné, plus réfléchi, plus instinctif, plus puissant, plus sage, ce "toujours plus" d'une essence singulière que nous enrageons de ne pas avoir au fond de nous. Devenir un jeune de quartier, adopter leur ton impertinent, malpoli est un moyen d'échapper un court instant au processus de l'éducation auquel nous avons été soumis, de transgresser les règles patiemment élaborés par la société. Se changer en maquereau, en prostituée comme ce fut le cas pour certains pendant le stage nous renvoie à notre part animale, brutale, sexuelle, nous portons ce masque un court instant pour pouvoir dompter cette part obscure en nous, y faire face alors que nous en avons peur, que nous la fuyons au quotidien. L'identité est par nature plurielle, nous avons mille désirs qui affleurent à tout moment, souvent contradictoires, la publicité, la télévision, les magazines ne cesent de nous tendre de nouveaux miroirs de la tentation ; la vie est un éternel devenir, une transfiguration d'un personnage à un autre. Ce fait des sociétés modernes a été profondément combattu par les sociétés traditionnelles religieuses, en particulier monothéistes. Pour ces religions, l'homme est un, indivisible, reflet de Dieu sur terre, soumis à lui. Le théâtre a été interdit à Genève par les protestants calvinistes car il menace l'ordre social, détourne l'homme de Dieu, le distrait inutilement, Molière a dû combattre toute sa vie l'Église catholique et les dévots, le théâtre a très mauvaise presse dans les sociétés islamisées.  Les croyants rejettent la possibilité de la plasticité humaine au profit du mythe d'un homme invariable dont les besoins, les pensées sont dictés par un être transcendant. Or l'homme est une explosion des possibles que le scène permet d'incarner avec toutes ses dimensions, le rire, la communion, la tristesse, l'absurde, etc ...  Jouer un court instant l'autre pour apprendre à devenir soi. 




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire