Comme
chaque matin, nous devisons tranquillement au petit-déjeuner. Je
demande à Yoshiko comment elle est devenue chrétienne. Je sais que
la majorité des Japonais sont shintoïstes ou bouddhistes, mais j'ai
constaté aussi grâce à mon voyage au Japon que le syncrétisme
régnait, qu'ils étaient souvent des deux confessions selon les
occasions. Par contre, la religion chrétienne est très minoritaire.
Elle me dit qu'à une période difficile de sa vie, elle passait près
d'une église non loin du restaurant de ses parents, qu'elle a vu
l'inscription « Frappe à la porte et entre », qu'elle
est entrée, qu'elle a trouvé ce qu'elle cherchait. Elle résume la
religion chrétienne par le fait que le bien que l'on veut pour soi,
on le veut aussi pour l'autre. Une autre formulation du fameux
commandement chrétien demandant d'aimer l'autre comme soi même.
Chemin faisant vers le sud, je m'arrête pour qu'elle puisse prendre
en photo l'église du Sacré-Coeur aux tourelles emboîtées, qui me
fait toujours penser à un gâteau de mariage, où un Christ trônant
dans l'une des tours tend ses bras pour embrasser le monde entier.
L'église-du-gâteau-de-mariage
Nous
devions prendre le taxi-boat pour un îlot du sud, mon préféré de
Wallis, celui de la Passe. En arrivant, je ne vois personne sur le
canot à moteur qui nous emmène vers les îlots. Je me souviens
avoir réservé deux jours plus tôt en passant lors de la visite
d'une église mais j'avais dit que je confirmerai mais je ne l'ai pas
fait Aïe ça se présente mal. Nous attendons une peu, mais rien à
faire, pas de pilote à l'horizon. Je m'enquiers de son domicile
auprès d'un villageois qui tond sa pelouse, je toque à la porte
mais il n'est pas là. Je cherche un autre pilote qui habite non loin
de là, mais je joue de malchance, je toque plusieurs fois, personne
pour m'ouvrir. Je tente d'aller vers l'association Vakala pour
profiter des îlots du centre Toc Toc Toc il n'y a pas d'activité le
lundi matin. Je dois donc changer mes plans, la journée se
transforme en randonnées dans la nature. Je montre d'abord à
Yoshiko le Christ au carrefour du nord puis l'église Saint-Pierre et
Paul non loin de là, puis direction la pinède derrière le mont
Loka où je courais fréquemment au début de mon séjour. Je tente
d'emprunter différents chemins, mais les sentiers n'ont pas été
refaits, ils ne sont plus nettoyés depuis le cyclone qui date
pourtant de plus d'un an. Parfois, ce sont des grands arbres qui
barrent la route, parfois ce sont les bruyères folles très hautes
ou les ronces denses. Mais nous passons tout de même près d'une
heure et demie à errer de sentier en sentier, de petits papillons
s'ébattent comme des vibrations de l'âme quand nous foulons les
herbes, les fleurs sauvages. Un très léger vent souffle balançant
les arbres, caressant les palmes des cocotiers, effleurant les épines
des pins et traverse l'être comme un songe. Nous tentons d'avancer
de temps en temps malgré la végétation touffue, nous nous
retrouvons ensevelis dans des écrins de verdure, il faut revenir en
arrière.
Yoshiko
au milieu des bruyères
Je
lui propose l'après-midi de faire une randonnée vers le mont Lulu
dont je connais les chemins de randonnée grâce à des excursions en
vélo avec des amis. Toutefois, elle insiste pour retourner vers le
lac Lalolalo, je l'emmène alors pour une troisième fois vers ce lac
qui la fascine. Je sais parfaitement qu'elle veut encore jouer au jeu
de l'écho, elle veut tenter encore une fois de crier suffisamment
fort pour que les falaises lui répondent. Nous descendons très
progressivement vers le petit espace d'où je me penche et je crie,
c'est relativement dangereux en raison de l'abondance des ronces, des
herbes hautes qui cachent la vue, je reste à un bond mètre du bord
vertigineux du précipice qui débouche sur la surface du lac à des
dizaines de mètres en contrebas. Mais ses tentatives sont vaines,
elle n'a pas assez de souffle, de coffre, elle fait plusieurs essais,
sa voix fluette s'envole à droite mais nul retour à gauche tandis
que je lorsque je lance son prénom à droite, quoiqu'il arrive il
revient sans coup férir, en pleine grâce, à gauche. Lorsque nous
remontons, une libellule noire aux deux paires d'ailes moirées,
vibrantes, chatoyantes, s'ébat devant nous, se pose sur les
feuilles, les fleurs, semble nous suivre un long moment alors que
nous visitons les lieux.
Dragon
volant noir
Je
décide de l'emmener en randonnée aux Marais Sanglants, site qui se
trouve non loin de là accessible à pied, lieu d'une grande bataille
par le passé entre les tribus de l'île où s'élève de somptueux
arbres aux racines immenses, onduleuses. Comme le matin, le chemin se
révèle impraticable mais cette fois-ci pour cause de boue, la
saison des pluies plus longue cette année que les années
précédentes n'a pas permis l'assèchement des sols. Je tente de
prendre un nouveau chemin de traverse pour aller vers un endroit
inconnu mais les flaques d'eau nous barrent encore la route. Je me
résigne à marcher sur la route territoriale, je décide de
l'emmener à nouveau voir la chapelle Saint-Pierre Chanel, elle est
enthousiaste à l'idée de revoir l'église-du-bout-du-monde devenue
aussi depuis deux jours l'église-du-coucher-de-soleil. Lorsque nous
arrivons, un soleil éclatant illumine la face du lagon. Nous nous
séparons et nous amusons à monter à la terrasse du premier étage
elle par la gauche, moi par la droite car deux escaliers symétriques
de chaque côté de l'église y mène, nous arrivons en haut
synchronisés Bing nous posons le premier pas ensemble sur le
carrelage. Le lagon s'étend jusqu'au bout de l'horizon pour
embrasser l'océan et se fondre en lui, le soleil se voile un instant
entre quelques nuages, puis il se réfléchit à nouveau sous la forme d'un
bloc de lumière de la taille d'un lac, éclatant de scintillements,
argenté qui se dépose en explosions sur la surface de l'eau à
notre gauche, la lumière et l'eau célèbrent dans cet endroit
désert leur union fusionnelle, indivisible.
Duo
selfie à la chapelle
Nous
descendons tranquillement l'escalier à nouveau chacun de son côté,
moi à gauche, elle à droite, Yoshiko descend avec des mimiques
amusantes l'escalier pour mettre le pied en même temps que moi sur
la pelouse.
Escalier qui mène au bout du monde
Au
retour, quand nous nous rapprochons du lac puisque nous sommes garés
juste devant, elle commence à prendre à grandes bouffées l'air, à
s'époumoner très fort de manière comique, je ris aux éclats. Elle
ne s'avoue pas vaincu, elle veut jouer encore au jeu de
l'écho-boomerang et commence à s'exercer pour les cris avec ces
exercices de respiration. Et la voilà qui descend avec d'infinis
précautions, aidé par moi à bout de bras, qui tend sa tête vers
la droite pour crier avec énergie mon prénom, mais sa voix fragile
est incapable de se transporter le long du précipice. Après une
dizaine d'essais, sa voix commence à fatiguer elle s'avoue vaincu,
je descends à mon tour et le prénom « Yo-shi-ko »
retentit allégrement à gauche. Après trois joutes, la première
partie, la revanche, la belle, et un, et deux, et trois zéros, je
suis vainqueur par KO au jeu de l'écho avec Yoshiko ;-)
En
fin d'après-midi, c'est le goûter avec deux amies. Comme
d'habitude, notre invitée se met à confectionner des origamis en papier pour
les leur offrir, en forme d'arbre de Noël cette fois-ci mais ses
doigts agiles confectionnent aussi et surtout comme toujours les
fameuses grues du Japon, oiseau symbole de santé, longévité, amour
et bonheur dans ce pays.
La légende des mille
grues
La
légende des milles grues raconte que si l'on plie en une année mille grues en papier retenues ensemble par un lien Abracadabra grâce
à cette guirlande tout ce que symbolise cet oiseau s'offre à vous.
La légende est devenue particulièrement vivace depuis l'histoire
vécue, tragique et belle, de Sadako Sasaki, jeune fille d'Hiroshima
âgée de deux ans au moment où la première bombe atomique de
l'Histoire explose sur sa ville natale le 6 août 1945. Vive,
joyeuse, adepte de la course à pied, elle semblait avoir échappé à
la mort mais neuf ans plus plus tard, après des coups de fatigue,
elle fut admise à l'hôpital où on lui diagnostiqua une leucémie,
cancer des cellules sanguines, le « mal de la bombe atomique ».
Sa
meilleure amie lui raconta alors l'ancienne légende japonaise des
1000 grues et lui apporta un premier origami de cet oiseau. Sadako se
mit à confectionner dans la fièvre, l'exaltation des grues du Japon
en papier, qui lui permettraient l'espérait-elle de retrouver la
course à pied, la maîtrise de son corps, de revoir ses amis,
d'obtenir cette santé, cette longévité dont elle rêvait tant
tandis que son sang commençait à être gangréné, que les cellules
cancéreuses poursuivaient leur long travail de sape dans son corps.
Après qu'elle eut plié 500 grues, une brève accalmie survint qui
lui permit de quitter l'hôpital. Mais moins d'une semaine plus tard,
retour vers sa chambre de malade où elle continua de plier
scrupuleusement, méthodiquement ses papiers. A sa mort, elle avait
réalisé 644 grues en papier. Terrorisé par l'approche de la mort
dont elle percevait les échos, les avancées dans son corps,
perspective insoutenable pour une fille qui venait d'avoir douze ans,
elle avait même utilisé les étiquettes de ses flacons de
médicament pour confectionner les origamis et tenter de conjurer son
sort funeste. Bouleversés, ses amis, sa classe finirent de plier les
356 grues restantes et collectèrent de l'argent pour construire un
mémorial qui se dresse dans le parc de la Paix d'Hiroshima en
l'honneur de Sadako Sasaki et de tous les enfants frappés par la
bombe. La statue de Sadako tenant une grue à bout de bras
célèbre désormais cette histoire triste. Depuis cette histoire,
on offre au Japon un senbazuru, guirlande de mille
oiseaux en papier du bonheur à une personne très proche et malade.
La statue de Sadako
Depuis que je l'ai connu, à chaque fois si c'est possible lors d'une
soirée, Yoshiko réclame des papiers pour confectionner les grues et
les offre autour d'elle avec un large sourire à des enfants, des
adolescents, aux amis de ses amis, à toute personne qui lui fait
grâce d'une attention. Âme enfantine, enjouée, elle est la
réincarnation de cette fille décédée à l'âge de douze ans avec
son corps de gamine, elle est l'anti-bombe atomique d'Hiroshima, elle
répand autour d'elle des sourires enjoués, elle offre ses origamis
en forme d'oiseaux comme un battement de cœur amical, qui sont comme
des échos de la profonde bonté, de la gentillesse qui l'anime à
chaque instant. Elle a tissé avec tous ces papiers volants une
guirlande de l'amitié, une longue chaîne de bonheur qu'elle
continuera à tresser à travers le monde.
L'îlot
de Nukihafala
Septième
et dernier jour à Wallis pour Yoshiko. Et à nouveau sur le bateau
la malchance se pointe devant la porte Toc Toc. Le pilote tente de
faire démarrer le moteur Crac un bruit suspect. Il démonte
rapidement le capot et nous annonce que son moteur vient de le
lâcher. Nous abandonnons le lâche, l'ingrat et nous attendons sur
la rive qu'il nous trouve un autre pilote en la personne de son oncle
mais Aïe Aïe son bateau est aussi en rade donc je dois abandonner
l'idée de passer la dernière journée sur l'îlot de la Passe.
Comme la veille, je me rabats vers l'association Vakala et cette
fois-ci la porte de la chance Toc Toc s'ouvre à nouveau devant nous,
nous sommes en mesure d'être transportés sur un ilot. Je choisis de
passer la journée sur Nukihifala. Alors que je discute des
conditions avec la secrétaire de l'association, Yoshiko se lie avec
des enfants handicapés moteur et mentaux pris en charge pour une
activité de voile, et au moment où nous nous dirigeons vers le
bateau tandis qu'ils montent dans un minibus qui vont les emmener,
Yoshiko adopté par les enfants leur fait des signes d'adieu auxquels
ils répondent avec effusion.
Je
l'accompagne pour un tour de Nukihifala puis nous nous mettons à
l'eau à la recherche de la faune et flore. C'est la marée haute,
les poissons sont rares ; nous dérivons lentement vers le rivage en
nous laissant enrouler dans les vagues, et nous restons un bon moment
dans ce jacuzzi improvisé, écumant à fleur de rivage. Après le
petit déjeuner et une sieste écourtée, nous revenons à l'eau pour
saluer les poissons-papillons qui volent, les poissons demoiselles
qui minaudent, un poisson lune gonflé qui fait mine de se croire
aussi grosse qu'une baleine. Avant le retour, dernière longue halte
vers l'arrière de l'îlot, pour admirer le spectacle incessant de
l'océan se jetant contre le lagon, vague débordant, avançant
écumeuse, douce jusqu'au point ultime pour refluer, remplacée par
la suivante, spectacle du Temps écumant en nous pour toujours se
recomposer.
Le
lendemain, elle est très tôt éveillée pour le départ. Après
l'enregistrement, petit café au bar du premier étage qui offre le
spectacle des arrivées et départs. Puis vient le moment fatidique,
nous nous topons dans les mains comme à Kyoto avec la promesse de
nous revoir : A bientôt « Matane, Matane » ...
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