Frayeurs à Nukuhuione
Samedi,
nous prenons le taxi-boat avec l'association Vakala pour nous rendre
sur l'ilot de Nukuhione. Après avoir déposé nos affaires sur la
natte et avoir fait une visite des contours de l'îlot, je souhaite
emmener Yoshiko au trou du Diable, petite fosse en profondeur au nord
où j'avais vu de beaux poissons et une raie trois années auparavant
mais dans mes souvenirs, celui-ci était plus proche du rivage, je
dois rapidement renoncer à mon projet . Nous nous promenons avec
l'eau à la taille, à la recherche des poissons qui sont rares de ce
côté du lagon. Nous nous approchons insensiblement du tombant, les
vagues commencent à se faire de plus en plus impérieuses, déferlent
vers nous avec force. Yoshiko commence à prendre peur, et se réfugie
derrière moi lorsqu'une vague plus haute la percute de plein fouet.
Cela devient un jeu, elle attend chaque vague avec impatience et dès
que s'approche un rouleau d'écume plus impressionnant, menaçant de
l'engloutir en raison de sa petite taille, elle se blottit dans mon
dos en rempart en poussant un petit cri de frayeur. Ce jeu de la
frayeur et de la joie a duré près d'une demi-heure, elle est
capable de s'amuser un long moment comme un enfant avec des plaisirs
très simples. Nous nous sommes enfin dirigés à nouveau vers l'îlot
sur une zone de platier, avec l'eau bondissant parfois au niveau de
nos genoux. Tout à coup, un éclair bleu foncé file, fuse sous la
surface, c'est un bébé requin qui fuit à notre approche. Petit à
petit, ils se multiplient, c'est une véritable nurserie de bébés
requins, ils grouillent à cet endroit et passent comme des zébrures
vives sous notre regard. Malgré leur petite taille, un très léger
sentiment de frayeur se glisse en moi, ils peuvent avoir une taille
de près de quarante centimètres mais dans ce bel oxymore de bébé
requin, il y a certes « bébé », il y a aussi « requin »
... Je sens un frôlement sur ma cheville droite et avant même que
je réalise, que je prenne peur, je vois le bébé requin foncer
derrière moi au large après m'avoir effleuré.
Après
le repas, j'entame une petite sieste qui s'étend vers le début de
l'après-midi. J'entends du bruit dans ma douce torpeur, je m'éveille
et vois Yoshiko juste à côté de moi, un grand sourire, l'air
innocent, les yeux écarquillés, me demandant si l'on pouvait faire
une nouvelle ballade. Je souris, je comprends par son attitude que
c'est elle qui a fait sciemment du bruit pour me réveiller car elle
commençait à s'ennuyer. Cette fois-ci, nous entamons une marche
vers l'îlot Nukihafala vers le sud qui est atteignable à marée
basse. Mais parvenus non loin du trou de la Tortue, je me rends
compte que nous avions présumé de nos forces et qu'il serait
impossible de rebrousser chemin à temps depuis Nukihafala avant le
rendez-vous que nous avions fixé au taxi-boat. Nous revenons
lentement et nous profitons de la demi-heure qui reste pour explorer
à nouveau le versant nord. Au menu visuel de l'après-midi, trois
bébés requins, un très bel oursin accroché sous une roche et un
étrange crabe aux petits yeux rouges vifs pivotant sans cesse.
Coucher de soleil sur
Uvea
La
veille, au restaurant, Yoshiko m'avait demandé s'il était possible
de voir un coucher de soleil sur Wallis. Je me suis rendu compte que
je n'en avais jamais vu sur l'île car l'ouest de l'île où il
serait possible d'en admirer un est quasiment inhabité et me suis
dit que le plus bel endroit pour en contempler un serait
l'église-du-bout-du-monde, la chapelle Saint-Pierre Chanel. Je l'y
ai emmené lorsque le taxi-boat nous a déposé sur le rivage, nous
avons attendu patiemment sur la terrasse de l'étage de la chapelle
une vingtaine de minutes que le soleil commence à se pencher vers la
ligne d'horizon, vers sa future tombe, son doux berceau. Yoshiko me
demande dans combien de temps le coucher de soleil aura lieu, je
regarde l'heure, il est 17h25, je lui réponds dans environ dix
minutes. Elle sort son I-phone, pianote sur son écran à la
recherche d'une application téléchargée, et l'écran indique
17h28.
Le
soleil déploie dans sa course finale un immense bandeau lumineux qui
palpite à la surface, dont les échos dorés explosent
leur brillance dans notre iris, les reflets dansent, vibrent
pour envahir l'espace et éclater en feux d'artifice dans le présent,
dans notre mémoire. Le soleil brille comme la pointe d'un « I »
éclatant de bonheur au centre des eaux du lagon, ivre de joie haute, dense,
il s'approche encore de la surface ondulante qui le réclame, flotte
comme la flamme d'un immense cierge à l'horizon puis il entame sa
plongée dans la ligne lointaine, en quelques secondes, il accélère sa course et
à l'heure dite par Yoshiko, la pointe de la bougie rejoint sa base
de cire éblouissante pour se fondre en elle.
Explosion
d'or sur Wallis
Nous
descendons de la terrasse pour suivre le coucher depuis la rive, à
coté d'une petite croix blanche ornée des motifs peints en rouge
du Sacré-Cœur entouré de deux soleils qui défie l'immensité
océanique. J'éprouve une fascination pour la lumière des couchers
de soleil qui en quelques instants peuvent exploser dans une teinte,
puis s'échapper vers une autre, où le spectacle fabuleux du ciel
compose un tableau éternel, mouvant dans lequel les couleurs bleue,
jaune, violette, rouges, rose éclatent, s'entrecroisent, luttent
entre elles, cèdent, reviennent à la charge, s'intensifient pour
céder finalement la place à la nuit, qui engloutit, qui recompose.
Spectacle des grandes luttes, des victoires, des défaites, des
renaissances de notre vie, de nos passions qui s'entrechoquent avec
celles des autres, de nos sentiments qui se tendent vers nos
semblables, qui s'effacent, reviennent, s'exacerbent et périclitent
jusqu'à l'extinction, la mort. Le soleil avait entraîné,
engouffré dans sa chute les éclats dorés qui voletaient dans
l'air, seule une légère bande jaune étroite et mince persista à
l'endroit précis de sa disparition, entre ciel et océan. Après un
bref épisode bleu glacé, ce sont des teintes pâles bleu azur
clair, rose pastel qui se formèrent pour se déposer sur le lagon et
l'horizon. Ces couleurs effacées sont celles qui accompagnent
souvent les levers de soleil, celui-ci voulait sans doute rendre
hommage en ce début de soleil couchant à mon amie du Soleil Levant.
Quelques nuages d'une légèreté, d'une douceur de plume voguaient
langoureusement dans le ciel bleu ange, et s'adressaient à leur
reflet tremblant en surface dans une étreinte spirituelle : « Viens,
Viens, hâte-toi vers le ciel immense, goutte de l'océan, envole-toi
sous l'éclat du soleil qui reviendra, d'un seul élan porte toi vers
nous pour voyager à travers le monde et t'y mirer ». Chaque
goutte d'eau répondit alors à leurs frères-nuages vaporeux, qui
glissaient, rêveurs, souriants, voluptueux dans les hauteurs :
« Revenez, revenez vers nous, dans la grâce d'une légère
pluie ou d'un fabuleux orage. Revenez à nous sans crainte, nous
sommes la multitude étoilée, la source maternelle. C'est bientôt
la nuit, en nous vont exploser, danser toutes les constellations de
l'espace » Les nuages et l'océan continuèrent leurs douces
complaintes longtemps après notre départ.
Soleil
couchant
Une
fois rentrés à la maison, Yoshiko insiste pour me faire à manger.
Après moults et véhémentes protestations
(bon, c'est vrai, pas si moults et véhémentes que cela ...),
je cède. Au menu, soupe Mizo avec tofu, tarot et champignon, riz
sucré-salé,omelettes aux tomates.
Wallis en catamaran
Dimanche
matin, nous discutons sur la terrasse au petit déjeuner. Elle me dit
que la vie est un miracle, que nous nous sommes rencontrés il y a
plus de deux ans dans un avion et la voilà maintenant passant de
très belles vacances sur une île dont elle ne soupçonnait pas
l'existence. Je lui dis que c'est elle le miracle, qu'elle fait des
efforts envers les gens, qu'elle leur fait confiance et qu'elle en
est récompensée. Une amie lui a dit la même chose me
révèle-t-elle. Yoshiko est un miracle de petitesse, de hardiesse
bondissant à travers les océans, invitant ceux qu'elle rencontre à
la volée sur son chemin et recevant des invitations à son tour.
J'étais
inquiet pour l'activité de cette journée. Nous devions faire le
tour de l'île en catamaran mais c'était bien entendu conditionné à
la présence du vent. Or, depuis le début du séjour de Yoshiko, le
vent s'était éteint. Nous arrivons à l'association Vakala Youpii
un vent miraculeux s'est levé qui allait souffler modérément toute
la journée avec suffisamment de vigueur pour faire avancer les
voiliers. Nous tractons les bateaux pour les mettre à l'eau, nous
déposons nos sacs de victuailles dans un canot à moteur qui nous
suivra à la trace pour s'assurer également de la sécurité, et
c'est parti pour le tour de Wallis. Les voiliers remontent vers le
nord.
Je
suis avec un groupe de cinq personnes à bord. Comme à chaque fois,
les questions fusent sur Yoshiko, une japonaise à Wallis s'exprimant
seulement en anglais est exceptionnelle. Je leur raconte la rencontre
dans l'avion. Elle évoque son activité professionnelle, je dois
souvent traduire car tout le monde ne parle pas l'anglais sur le bateau.
Elle exerce des activités à mi-temps, elle est guide pour aveugle
mais son activité principale est éducatrice pour des enfants
atteints du syndrome d'Asperger, forme d'autisme. Elle a gardé au
contact de ces gamins une âme enfantine.
Yoshiko
et Pickachu
Rapidement,
les voiliers se tirent la bourre, c'est à qui s'élancera devant les
autres, les trajectoires se croisent, se tendent, les étraves des
coques percutent, fendent l'eau, bondissent vers le ciel pour
retomber sur le lagon et continuer leur progression. Le nôtre est du
genre tortue, nous sommes un groupe plus nombreux à bord que sur les
autres voiliers, nous avançons lentement tandis qu'un catamaran de
compétition effectue des allers et venues entre l'île et le bord du
lagon. Nous apprenons les rudiments de la voile, le foc et la grande
voile du même côté et dès qu'on vire de bord, il faut manœuvrer
avec les cordages pour tendre les voiles du bon coté. Nous passons
près de l'îlot aux Oiseaux, et là virement de bord, nous passons
vers le versant ouest de l'île. Le vent se met à souffler plus fort
lorsque nous voguons non loin de la chapelle Saint-Pierre Chanel et
en quelques secondes, la vitesse s'accélère Hop c'est le grand bond
en avant sur l'eau, l'envolée soudaine vers des flots de plus en
plus écumants.
Vogue
la voile
Il y
a plus de monde que de places disponibles sur les voiliers, nous
faisons une petite pause à tour de rôle sur le canot à moteur.
Tout de suite, avec le vrombissement, les sensations sont moins
agréables, comme si le vent vivifiant soufflait à la fois dans les
voiles quand nous sommes à bord des catamarans mais gonflait aussi
notre cœur, nos poumons, notre âme en même temps que la toile
tendue du bateau. J'en profite pour prendre la barre, puis pour
proposer à Yoshiko de piloter à son tour le canot pour lui montrer
les rudiments du pilotage. Je lui montre aussi les « arcs-en-ciel
flash », que j'avais guetté avec allégresse lors de mes
débuts à la plongée, qui naissent de la rencontre entre l'eau qui
s'éjecte en écume du sillage du navire, quand il bondit, rebondit
sur la surface, et de la lumière du soleil dans notre dos. Ils sont
fluets, évanescents, à peine perceptibles car le bateau à moteur
est peu puissant, les jets d'écumes sont faibles, à peine un simple
voile de transparence marine mais ils éblouissent en un instant le
regard du spectateur attentif.
Le
catamaran de compétition s'approche de nous, les deux personnes à
bord nous proposent d'essayer à notre tour. Le barreur qui officie
sans copilote nous conseille de nous coller contre le trampoline au
milieu, ce que nous faisons chacun d'un côté du mat. Et c'est la
course en avant, le pilote met la cadence, accélère, le voilier
commence à fuser. Nous sommes vrillés au trampoline, tandis que
l'océan déferle sur nous par petites grappes d'écume qui
jaillissent de l'avant depuis les coques. Le catamaran se met à une
vitesse de croisière et se met lentement à basculer, à naviguer
sur une seule coque tandis que le pilote fait contrepoids, l'angle
d'inclinaison atteint les 45 °, la griserie de la vitesse se double
d'une peur pour les novices que nous sommes. Nous nous cramponnons de
plus en plus fort tandis que les giclées d'écume fouettent nos
visages, que le sel brûle nos lèvres, nos joues, nous aveugle. Le
pilote ralentit lorsqu'il s'approche du tombant du lagon, vire de
bord et c'est reparti vers l'île de Wallis pour un tour. J'ai peur
mais c'est encore pire pour Yoshiko qui crie parfois de frayeur
lorsque le voilier semble faire une embardée ou lorsque la coque
s'élève de plus en plus haut, à la limite du chavirement, que les
jets forcenés d'écume bouillonnante nous éclaboussent, mais ce
sont aussi des cris d'ivresse et de joie. Quant à moi, lentement je
m'habitue, je commence à rire mais je n'en mène pas large, je suis
complètement aveuglé, je cligne des yeux mais rien à faire, je
suis incapable de voir quoi que ce soit. Nous réclamons une petite
pause avant qu'il ne fasse encore un aller. A l'issue de celui-ci, le
catamaran du matin se rapproche de nous, nous sautons dans l'eau pour
le rejoindre, épuisés. Yoshiko ne sait pas bien nager donc je suis
obligé de la saisir et de la tracter jusqu'à bord. C'est le repos
bien mérité à bord.
Nous
abordons l'îlot Saint Christophe vers treize heures. Repas sous
forme de sandwich et après un repos sur la natte, nous courons dans
l'eau pour nous y baigner. Les poissons sont beaucoup moins nombreux
que mercredi, nous sommes plus d'une vingtaine de personnes, ils ont
fui sous l'effet de groupe. Nous repartons, la remontée vers Vakala
se fait à un rythme doux, dans la torpeur d'un bel après-midi, le
vent ayant quelque peu faibli. Nous passons devant le promontoire RFO
d'où nous avions contemplé la vue splendide du lagon dans laquelle
nous sommes plongés et l'arrivée a lieu aux environ de 17 heures.
Nous sommes les premiers à arriver, le voilier-tortue franchit la
ligne tranquillement tandis que les catamarans-lièvres s'étaient
reposés, avaient dormi, brouté en chemin, l'un d'entre eux ayant
même subi une petite avarie. Yoshiko arbore un sourire ensoleillé.
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