« Vous
n’êtes pas une goutte dans l’océan, vous êtes tout l’océan
dans une goutte »
Mevlana
D'une
rive à l'autre
Deuxième
séjour à Fidji. Cette fois, j'avais choisi l'île de Taveuni, la
troisième île en superficie de l'archipel car je voulais réaliser
des vacances centrées sur la plongée ; ce coin du Pacifique
est mondialement célèbre pour quelques spots de plongée, c'est la
capitale mondiale des coraux mous.
Je
suis au bord de l'océan Pacifique après avoir été récupéré par
un taxi à la descente de l'avion. J'ai pris une réservation au
« Dolphin Bay Retreat » qui ne se trouve pas directement
sur l'île de Taveuni mais sur la grande île de Vanualevu après une
traversée de 11 kms qui dure normalement 20 minutes. Le ciel est
menaçant, je vois s'approcher un bateau blanc effilé avec deux
hommes qui manœuvrent pour s'approcher de la côte en éprouvant de
grandes difficultés en raison de l'agitation de l'océan. J'enlève
mes chaussures pour monter sur l'embarcation mais les vagues se
projettent sur la bas de mon pantalon, je suis trempé jusqu'aux
genoux. Je m'assieds sur un siège qu'ils ont pris soin d'essuyer,
nous prenons la direction de l'hôtel en compagnie de deux autres
membres du personnel qui attendaient avec moi ; ils m'offrent un
ciré qui s'avérera utile avec la pluie qui commence à tomber sur
nous. Je suis inquiet pendant toute la traversée. L’esquif est
frêle, les vagues sont hautes. Nous ne cessons d'être balancés par
la houle, la pluie intermittente mais après une traversée de près
de trois quarts d'heure Ouf voici la rive providentielle.
Après
le repas, je rentre dans le petit bungalow que j'ai loué, au confort
fruste. La chambre à coucher est éclairée d'une lumière pâlotte,
l'ensemble des installations fonctionne à l'énergie solaire avec
une possibilité de stockage limitée. Je lis quelques instants avant
d'aller me coucher. J'entre dans le lit, en écartant les voiles d'un
grand moustiquaire qui entoure le lit à colonnes. Au début, je dois
veiller à renforcer certains interstices, la voile du moustiquaire
est à quelques endroits trouée. Je me couche sous le dôme
rectangulaire de tulle, j'ai du mal à m’endormir. Dehors, une
torche flambe en tremblant sous le vent, sa lumière décline lentement
dans la pénombre environnante. Je flotte entre vie et trépas
...Suis-je en train de mourir dans ce lit à baldaquin, prêt à devenir un gisant pétrifié, figé sur cet autel
vacillant à la dernière lueur d'un feu lointain ? Suis-je aux bornes
d'une nouvelle vie dans cette immense chrysalide en tissu, chenille en pleine métamorphose, cœur-papillon
en passe de s’éveiller d'un grand sommeil ?
Émerveillements
et Tracas
Première
plongée le lendemain. Principe identique au précédent plan plongée
à Savu Savu, tout est pris en charge, je n'ai malheureusement à mon
grand regret pas la possibilité de démontrer mes dons techniques en
matière de préparation du matériel technique. Nous nous dirigeons
vers le site de « Corral Garden - Le Jardin de Corail ».
Tout de suite, c'est l'enchantement. Taveuni est la capitale mondiale
des coraux mous sans doute, mais c'est aussi et surtout la profusion
des poissons rencontrés tout au long des ballades qui donne le
sentiment à chaque fois de contempler un spectacle unique. Sur
chaque amas de corail se presse une multitude de poissons colorés,
bigarrés, magnifiques. Sur le chemin, je croise une murène géante
qui ondule à coups de virages insensés le long des coraux,
cherchant vainement une cavité pour se cacher de nos regards. Je
n'avais vu cet animal que sortant la tête de sa retraite, dardant
l'extrémité de son corps pour communiquer en moi la crainte. Ici,
malgré sa taille de près de deux mètres, le poisson-serpent me
semble nu, fragile, ses ondulations frénétiques, nerveuses pour
s'échapper sont animées visiblement par le sentiment de la peur.
Murène
géante
Nous
émergeons de l'eau. Je me sens mal, j'ai pris dans la
précipitation avant de monter sur le bateau des pilules contre le
mal de mer mais elles seront insuffisantes ce jour-là. Une fois à
bord, je me penche depuis la coque vers l'eau à l'abri des regards
et dans un don sublime, irrévocable, j'offre mon petit déjeuner aux
profondeurs ... Le moniteur me conseille, outre l'absorption des
pilules avant le repas, de boire du thé au lieu du café
traditionnel et de manger léger. Ces conseils me permettront d'être
en meilleure forme les jours suivants, mais en attendant la galère
s'éternise ... Après la décompression, c'est la deuxième
randonnée marine sur le site « Fish Factory – L'Usine à
Poissons ». Qui sait, peut-être une fabrique sous-marine
secrète à proximité projette à profusion des poissons pour
colorer, magnifier le paysage ? En veux-tu, en voilà, je me promène d'un
bouquet de coraux à l'autre, impressionné par ce tableau féerique.
Le
meilleur spectacle reste à venir, nous nous approchons d'un tombant
lorsque commencent à s'entremêler trois bancs de poissons, les
balistes bleus, les fusiliers bleus rehaussés d'une nuance de jaune
et les poissons-cochers à la robe noire et jaune. J'avais déjà vu
une telle scène à Wallis mais la quantité de la faune sous-marine
est telle qu'elle semble embrasser l'ensemble de ma vision. Ils
déambulent en bande, les espèces s'entrecroisent, s'éloignent,
reviennent langoureusement. On pressent une lutte sourde entre les
trois bancs, une lutte pour l'espace, pour la nourriture, mais sans
combat direct. Ils se frôlent, s’emmêlent, se démêlent,
entament de brusques mouvements pour rejeter les autres, leurs
trajectoires se nouent comme les immenses fils d'une tapisserie
vivante, constamment renouvelée. C'est la fin, hélas ... Le temps
de la ballade, j'ai oublié mes soucis gastriques mais lors de la
remontée, je vais presque vomir dans l'embout et dès que je sors la
tête hors de l'eau, je crache, je hoquète malgré moi sans avoir le temps de m'éloigner les
derniers débris bruns de mon déjeuner sous les yeux dégoûtés de
mes compagnons de plongée qui détournent leur regard. Répugnance
pour les humains, délice pour la faune, j'aperçois un poisson qui
se jette sur mon dégueulis … Quand je rentre, fatigué par les
deux plongées de suite, je m'endors d'un sommeil de plomb. Cela
allait devenir la règle pendant les autres journées, je
suis complètement abruti à la fois par l'effort fourni dans les
plongées, le poids pesant de la pression qui s'abat encore sur moi
ainsi que l'absorption des pilules contre le mal de mer qui ont un
effet somnifère, je me réveille trois heures après, le cerveau
lourd, enténébré ...
Spectacles
féeriques
Images
de trois randonnées qui s’enchevêtrent dans mes souvenirs au
magnifique site du « Great White Wall – Grand Mur Blanc »
… Nous descendons à une profondeur de plus de 25 mètres le long
d'un tombant. Après quelques dizaines de mètres, celui-ci tombe à
pic de manière vertigineuse, comme un immense mur d'escalade,
commencent alors à apparaître d'étranges coraux mous en forme de
duvets, de plumes émergeant de la paroi, de taille réduite et de
couleur blanche, qui scintillent dans les profondeurs. Ils se
multiplient le long de la falaise, brillent, phosphorent comme la
constellation de la Voie lactée sous nos regards étonnés. Ils sont
présents jusqu'à une profondeur de 70 à 80 mètres d'après le
moniteur. Passage à travers un tunnel qui telle une artère de roche
débouche sur une petite esplanade. Dans l'artère, des dizaines de
poissons rouges aux yeux globuleux dérangés par notre équipée
nous frôlent, nous dépassent. Dans une cavité à l'intérieur du
tunnel, une tortue endormie, rêveuse, soupire. Nous débouchons sur
une terrasse d'où surgissent une bouée attachée au sol ainsi qu'un
récif de corail. Nous entamons le tour du récif, je suis l'un des
derniers. Je me retourne, je vois un requin à pointe blanche à une
vingtaine de mètres. Aucune inquiétude, j'ai l'habitude de ces
carnassiers, j'en ai vu beaucoup à Wallis et lors de mes différentes
randonnées sous-marines. En règle générale, ils viennent par
curiosité nous regarder quelques instants, ils sont très sensibles
au bruit mais notre odeur ne les intéresse pas, ils se nourrissent
exclusivement de poissons et crustacés. De nature fondamentalement
timide et casanière, ils s'échappent en règle générale
rapidement. J'avance difficilement car un courant contraire s'est
formé. Je me retourne au bout de quelques minutes, quelle n'est pas
ma surprise de voir que le requin ne s'est pas éloigné, il s'est
même rapproché de quelques mètres ou est-ce moi qui ait reculé,
il semble me guetter, me fixer du regard, m'attendre avec un sourire
narquois. Je redouble d'énergie, je palme avec de plus en plus
d'efforts, je me retourne, il se dresse toujours face à moi.
Requin
à pointe blanche
Quoi
qu'on dise, quoi que je fasse, la légende du requin est en moi, je
sens la peur qui monte, qui commence à saisir mes entrailles.
Derrière moi se trouve un aspirant-moniteur qui perçoit ma peur, je
le vois commencer à rire mais il me vient gracieusement en aide, il
me pousse avec les mains sur les fesses. Plus expérimenté et plus
puissant des cuisses que moi, j'arrive grâce à sa propulsion à progresser
véritablement. Je me retourne une dernière fois Ouf le requin a
disparu … Nous allons nous amarrer à la bouée pour faire le
pallier de décompression lorsqu'un des compagnons de plongée fait
signe en nous montrant le sol, nous formons une petite auréole
autour de cet emplacement. Au début, je ne vois rien qu'une petite
masse gélatineuse étrange avec un point noir, qui semble légèrement
palpiter. La gélatine s'élargit, s'épaissit puis se rétrécit
tour à tour lorsque je comprends tout à coup qu'il s'agit d'un
poulpe qui a réussi à se réfugier dans un renfoncement minuscule,
c'est uniquement un petit bout de son œil effrayé qui surgit de
temps en temps pour observer ce qu'il considère être des
prédateurs. A chaque fois que l'un d'entre nous esquisse un geste
vers lui, il se ratatine dans sa retraite puis il esquisse de nouveau
une tentative pour sortir de la cavité.
Poulpe
à propulsion
Autre
site magnifique, celui de « Cabbage Patch » qui porte le
nom de l'étrange amoncellement de coraux feuilles qui se trouve à
cet emplacement. Belle journée quand nous nous rendons là bas, le
soleil se met de la partie, emplit l'horizon tandis que des
ribambelles de poissons minuscules verts-bleus sauteurs accompagnent
notre équipée, bondissent hors de l'eau pour replonger vers
l'océan. Début de l'exploration, le moniteur nous arrête pour nous
montrer un ver marin sur un corail dur, le ver arbre de Noël en
forme spiralée et de forme conique, aux allures de sapin, d'une couleur jaune éclatante.
Joyeux
Noël dans l'océan ...
Le
ver vit sur la fondation calcaire du corail, en symbiose avec
celui-ci, le protégeant de prédateurs tel que certaines espèces
d'étoiles de mer consommateurs de coraux. Lorsque nous nous
approchons encore un peu, le ver perçoit notre présence et se glisse
soudainement dans une fente du corail. Sur le chemin, un immense
bénitier, plus gros mollusque des profondeurs, posé sur les fonds
coralliens tend ses deux valves comme deux lèvres géantes ondulées,
aspirant les algues aux alentours. Autre spectacle insolite, nous
contemplons à une certaine distance une colonie d' hétérocongres,
poissons longs et surtout très minces, qui ont la particularité de
vivre à l'intérieur des fonds sablonneux, qui surgissent tels des
brins d'herbe flottants. A la moindre vibration insolite, ils
s'enfoncent dans le sol. Enfin, nous commençons à apercevoir un ou
deux amas de corail feuille. Il s'agit d'un immense corail dur de
couleur verte dont les plaques s'enroulent comme de grandes feuilles
de salade. Quelques coups de palme plus loin, c'est l’apothéose verte :
en face de nous, c'est une colline constitué de dizaines et dizaines
de coraux feuilles encastrés les uns à côté des autres. Nous
planons au dessus de ce monticule magique vert pour gagner l'autre côté
puis le moniteur nous entraîne à nouveau dans le sens inverse. Nous
sommes cette fois-ci à contre-courant, c'est plus difficile mais le
spectacle s'éternise, tandis qu'un banc de poissons fusiliers bleus
traversent comme des éclairs notre champ de vision. Autre vision
inoubliable lors d'une exploration, celle d'une méduse géante
bleue, de forme sphérique qui porte en anglais l’appellation bien
nommée de «Crown Jellyfish - Méduse Couronne ».
Une
couronne pour les Rois
Tel
un ressort gigantesque, elle ne cesse de descendre et de monter. La
méduse n'a pas de système de propulsion horizontal, elle se laisse
uniquement portée par les courants. Toute la palanquée des
plongeurs l'entoure comme une petite ronde, nous l'accompagnons un
petit moment. Le moniteur touche la méduse, et nous encourage à le
faire. Sensation étrange de sentir une masse liquide, autre que l'eau qui nous entoure, à travers une membrane qui me surprend par son épaisseur, mon index se voit opposer une nette résistance. Nous allons partir, je
lui jette un dernier regard, je rêve de porter la couronne sur mon
front, de m'écrier, « Je suis le roi du Monde, le souverain
des Océans » …
Après
mes réveils en fin d'après-midi, je lézarde le long de la plage en
compagnie des autres hôtes en attendant le repas, en jouant aux jeux
proposés par la réception. Quelques bébés requins s'aventurent
non loin de là, ils évitent les fonds trop profonds avant d'avoir
la maturité nécessaire pour éviter les prédateurs qui les
guettent, nous passons de longs moments à essayer de capter leur
présence pour les photographier. Je joue parfois avec Keshi et Leka,
les deux chiens de l'hôtel, peu farouches, toujours en quête de
caresses comme la dizaine de chats qui se promènent dans la
propriété. J'ai la surprise de voir débarquer au bout d'une
semaine le seigneur des anneaux-bulles, Matt, que j'avais rencontré
lors de ma précédente venue à Fidji et qui était venu plonger à
Taveuni juste avant son retour en Australie. Il m'offre encore le spectacle de
beaux anneaux qui se gonflent et explosent en mille morceaux pendant
les excursions. Une très belle nuit sous les étoiles, quatre
membres du personnel, frère, sœurs, cousine, nous gratifient de
belles chansons anglaises et fidjiennes en nous offrant le kava, mais
un kava « light », allégé pour les touristes. Leurs
très belles voix s'accordent, se nouent dans l'instant présent, la
grâce dans la douce ivresse du kava pour aller se perdre dans
l'immense nuit du monde.
Le
poids des ans
Mes
dernières nuits sont agitées. Je commence à ressentir un mal de
dos persistant. Ce n'est que l'avant dernier jour que je comprends
que c'est lié à la ceinture de plomb que l'on doit nouer autour de
sa taille pendant les randonnées sous-marines. A Fidji, ils
emploient de bouteilles en aluminium, plus légères que les
bouteilles de plongée en acier, d'où la nécessité de lester avec
ces kilos supplémentaires. Je décide tout de même de plonger le
dernier jour au « Barracuda Point – Lieu des Barracudas ».
J'accompagne la palanquée, un peu en retrait de mes compagnons. Au début, trois barracudas, vastes poissons en forme de sabres noirs effilés transpercent notre espace. Je m'éloigne encore de mes camarades lorsque lentement, quelques vivaneaux rouges s’incrustent voluptueusement à
mes côtés comme dans un rêve éveillé. Je respire à peine les bras croisés sur ma poitrine,
j'évite de faire éclater de grosses bulles, je suis progressivement
entouré d'une vingtaine ou trentaine de poissons, je suis confondu à l'intérieur
d'eux, dans leur banc. Je me figure que je suis l'un d'entre eux, je
respire par mes branchies, je donne de légers coups de nageoire pour
avancer, mes écailles resplendissantes, rouges passion laissent
glisser l'eau avec douceur, délicatesse. Infime poisson perdu dans les profondeurs, je flotte en
harmonie avec l'océan, le monde, les incommensurables espaces du
ciel. De toute éternité, j'ai habité les fonds sous-marins, en
naviguant paresseusement avec mes congénères, je voguais ainsi me rapprochant de la surface, captant les rayons rafraîchissants du soleil le jour, palpitant aux mille feux lointains des étoiles la nuit, déambulant dans les grottes basaltiques, qui s'entrouvraient devant moi comme de vastes portiques … mais tout à coup,
dans un mouvement brusque, les vivaneaux accélèrent et me laissent
au bord de la route, orphelin. Quelques vigoureux coups de palme et je rejoins la palanquée. Nous
explorons un massif corallien, quelques diagrammes orientaux, poissons craintifs au
corps rayé blanc et noir et munies de nageoires jaunes à taches, jouent à
cache-cache dans les anfractuosités des récifs.
Diagramme
oriental
Nous
continuons la randonnée lorsque tout à coup, un violent courant se
lève en face. J'ai trouvé les ballades de Taveuni magnifiques mais
elles ne sont pas faites pour des purs débutants, nous devons alors
lutter pied à pied avec le cours d'eau sous-marin qui entraîne avec
violence en sens contraire. La consommation d'air augmente à une
vitesse folle tandis qu'il faut palmer avec vigueur pour progresser.
Nous débouchons sur un terre-plein rempli de récifs coralliens, le
calme est revenu pour l'attente du palier de décompression. Dernière
image captée avant la remontée, de grands poissons à la robe jaune
plongent dans les interstices des coraux, comme des rayons de soleil
bondissants, pour picorer, capter la nourriture qui s'y cache.
Le
mal de dos s'est évidemment approfondi après la dernière
excursion. Je gis sur le lit, avec une grande douleur au niveau des
hanches. Toute la journée de transit à Nandi, je tente
continuellement des mouvements d'assouplissement en espérant que la
douleur passe.
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