« Nous
ne questionnons ni l'être seul, ni le temps seul (…) mais nous
nous
enquérons
au contraire de leur co-appartenance intime et de ce qui en jaillit »
De
l'essence de la liberté humaine, Martin Heidegger
La
ballade des trois cascades
J'ai
effectué une visite de l'île de Taveuni, surnommée « L'île
Jardin » de Fidji, sur une journée. Après une traversée de
vingt minutes pour me rendre sur la côte Ouest, j'ai pris un
véhicule pour un trajet d'une heure pour faire le tour de l'île sur
une route qui longe la côte pour me retrouver sur l'autre versant,
direction le parc national « Bouma » et les célèbres
cascades de « Tavoro ». Début de la randonnée au milieu
d'une palmeraie, la première cascade, la plus populaire de Fidji, se
trouve en contrebas d'un pont.
Tavoro – La cascade inférieure
Elle est impressionnante, depuis une hauteur de près de 24 mètres, l'eau dévale vers une piscine dans un décor paradisiaque, au milieu d'herbes et d'arbustes d'un vert resplendissant envahissant la roche. Le cours est impétueux, la course folle et vive des gouttes écumantes commence du cours supérieur pour plonger vers le bassin en quelques secondes, formant une belle chevelure blanche. J'hésite un moment à l'idée de plonger dans l'eau mais je remets celle-ci à plus tard. J'entame la montée, sur un chemin caillouteux aménagé, bordé de barricades en bois. Le début de la randonnée est très facile, mais se profile devant moi une rivière à traverser. Elle est pavée de grosses pierres glissantes, recouvertes de mousse mais une corde permet de joindre l'autre rive. Me voilà transformé en aventurier, Indiana Jones d'un jour sautillant de roche en roche en me tenant fermement à la corde. Le chemin devient herbeux, empli de racines, de cailloux glissants lorsque se profile la deuxième cascade. Elle est moins haute, son tombant est seulement de 15 mètres, le filet d'eau est moins impétueux, il se divise en un jet principal et deux autres secondaires. Je continue la montée, la chaleur devient plus intense, le temps est lourd, pèse sur les poitrines. J'entends quelques oiseaux chanter, je n'arrive pas à les apercevoir, les distinguer dans les branchages épais mais le principal bruit est aussi celui du croassement des crapauds, de nombreux spécimens sillonnent le chemin de randonnée, fuyant dès que s'approche le géant que je suis. Le sol est de plus en plus glissant avec les feuilles gorgées d'humidité, je manque de glisser à un moment, je me rattrape au dernier moment, je dois veiller à marcher avec précaution, une légère descente et je parviens jusqu'à la troisième cascade.
Tavoro
– La cascade supérieure
Elle
est très belle aussi, elle se divise en trois cours de largeur inégale et le cheminement de l'eau dans la descente est plus sinueux, plus complexe. Son tombant est largement plus faible comparé aux deux autres,
la hauteur n'est que de 10 mètres et de fait le cours d'eau semble moins vif,
l'eau prend le temps de dévaler la pente en s'attardant le long des
roches dures, en rebondissant avec légèreté, allégresse. Les
trois jets semblent chanter au diapason l'un de l'autre, s'écouler en cadence,
s'élancer avec une ardeur sereine vers le large bassin. Il me semblait que
les cascades figuraient la vie elle-même, impétueuse, insouciante
au début puis au fur et à mesure que l'on s’élève dans la
courbe de l'existence, nous hésitons entre plusieurs chemins, nous
en empruntons d'autres plus variés, moins monolithiques qui se
réservent plein de surprises, de charmes apaisants, nous sommes moins capables de nous
précipiter d'un seul élan, avec les idées intransigeantes, la fougue de notre jeunesse, si belle
toutefois, mais nous devenons davantage capables de nous accorder aux
autres, au monde lui-même. Nos gestes sont moins rapides certes mais nous prenons le temps de la réflexion, le temps du regard, de la contemplation. J'espère pouvoir garder la clarté de
l'eau vive, rafraîchissante, pure en moi tandis que je m’élève
vers la deuxième moitié de la vie, pouvoir m'élancer vers des projets secrets, des pays inconnus, un bel amour, des amitiés durables, prendre des
chemins de traverse en toute confiance.
Chemin
retour, se dresse devant moi un obstacle inattendu. Un crapaud se
plante au milieu de la route et se pose sur ses pattes arrière,
Sphinx immobile me regardant avec une attitude de défi.
Crôa,
Crôa, tu me cherches ?
J'essaie
de le raisonner, j'approche mon pied à quelques millimètres de son
nez, je le frôle mais rien n'y fait, il ne cède pas d'un pouce.
Petit David narguant l'immense Goliath, il semble indifférent à
mes mouvements, à mes menaces. Que dois-je faire face à une telle
insolence, une telle bravitude ? Je m'apprête à l'écraser, le
fouler du pied lorsque la conclusion de l'histoire de David et
Goliath me revient en mémoire, je flaire le piège, la fronde cachée sous l'abdomen, je le contourne
et poursuis mon périple. Et tandis que je m'éloigne, je me demande
si le crapaud connaissait l'histoire biblique …
Je
parviens à la première cascade, j'enlève mes vêtements trempés
de sueur pour profiter de la fraîcheur du bassin. Les hautes parois
rocheuses qui l'entourent le préservent de la chaleur pesante environnante,
une douce torpeur m'envahit. Je m'approche de la cascade, je lève la
tête vers l'azur, je contemple un long moment l'immense féerie
blanche, comète écumante dévalant du ciel.
Toboggan
ou Jacuzzi ?
Hop
Hop j'effectue la route du matin en sens inverse pour me retrouver de
nouveau sur la côte Est, direction « Waitavala Waterslide ».
Le véhicule s’arrête au bord d'un sentier étroit et après une
petite marche de dix minutes au milieu d'herbes hautes, je débouche
sur le site. Il s'agit d'une série de mini cascades qui déboulent de
bassin en bassin sur un chemin de roches polies, les Fidjiens les
utilisent comme toboggans de pierre en glissant le long du courant.
Les
toboggans de pierre de Waitavala
Il
n'est pas possible d'accéder au haut du toboggan depuis le versant
où je me trouve, je traverse le cours d'eau effréné. J'enlève mes
chaussures de sport et mon sac de randonnée, je les pose sur une
grosse pierre, je me glisse dans l'eau, je dois lutter difficilement
contre la force du jet d'eau. Je me retourne pour récupérer mon
attirail Zut je ne vois plus qu'une seule chaussure. Je ressors du
mini bassin mais l'évidence s'impose, la chaussure est tombé dans
la cascade et s'est envolé désormais loin en contrebas. Je descends
quelques mètres pour voir si un obstacle pouvait l'avoir bloqué
mais pas de chance, elle est définitivement perdue. Je traverse tout
de même le courant avec ma chaussure orpheline, je monte le long de
la pente, je m'engage dans le toboggan pour commencer la descente en
freinant au maximum, en contrôlant la progression. Mais rien n'y
fait, la pente se fait moins douce, la vitesse s'accélère, et tout
à coup se profilent des chutes plus importantes ... La première je
ne peux l'éviter, je dévale d'un bon mètre entraîné par
l'impétuosité du courant, la deuxième chute est encore plus
dangereuse, les autres je n'ose même pas y penser c'est la fracture
assurée ou pire … Je ralentis au maximum, j'écarte mes jambes
pour toucher les bords avant l'étranglement qui précède la chute
de l'eau ... Je m’agrippe, et au dernier moment, à quelques
centimètres du point de non-retour, je freine, m'immobilise ...
J'ai
eu peur, je respire avec soulagement avec cette pensée qui s'élève
en moi : J'ai perdu ma chaussure, j'ai failli me casser les
reins, l'aventurier à quat' francs six sous, l'Indiana Jones de
pacotille se doit d'arrêter son périple là, à cet endroit. Ces toboggans sont
faits pour les jeunes enfants au corps en caoutchouc, ils sont
dangereux pour des personnes plus âgées comme moi, les risques de chutes, de
brûlures, d'hématomes sont omniprésents. Je me recroqueville dans
le bassin de rétention, profitant des bouillons d'écume, du jacuzzi
improvisé pour me masser le dos. Je me mets devant l'embouchure et
puisque je ne peux prétendre au titre de grand aventurier, je me
décide à tenter un exploit extraordinaire, faire « bouchon »
à l'extrémité du bassin, l'eau me presse, me martèle, bondit autour
de moi, les flocons d'écume dansent la gigue folle sur ma peau, je
résiste des dizaines de secondes jusqu'à ce que la pression soit
trop intense. Mon ego est guéri, j'ai réussi l'opération "bouchon" ;-)
Sur
la suggestion du guide, hindou converti à la religion chrétienne,
je suis allé voir l'église de la mission catholique de Wairiki, bel
édifice blanc délavé, de taille modeste aux verrières en forme
romane. J'étais gêné à l'idée d'entrer dépenaillé, avec un
seul pied chaussé mais l'église est vide, elle semblait être en
cours d'aménagement pour une fête religieuse. Sur les murs, les
quatorze stations de la crucifixion du Christ étaient représentées
sur des fresques peintes en bois. Je reconnais nombre d'entre elles
mais je suis intrigué par la présence de la légende de Véronique,
absente des Évangiles canoniques, qui offre son voile à Jésus lors
de sa montée au calvaire pour qu'il puisse essuyer son front.
Lorsque celui-ci le lui rend, l'image de son visage s'y est
miraculeusement imprimée.
Le
voile de Véronique
La
ligne de changement de date
Dernière
étape de l'excursion sur Taveuni. Je laisse ma chaussure dans la
voiture, je me dirige pieds nus vers le site. L'herbe du terrain de
jeu qui jouxte l'emplacement vient d'être coupée, la sensation est
agréable même si cela pique très légèrement par moment la plante
des pieds.
Kézaco,
la ligne de changement de date ? C'est la ligne longitude
imaginaire du 180°, antiméridien placé à l'exact opposé du
méridien de Greenwich. La terre tourne autour de son axe en 24
heures. Le système horaire mondial est représenté par 24 lignes
de longitude éloignés chacune d'une heure ou 15° de longitude.
Imaginez que vous soyez à Greenwich le mercredi 29 janvier à 12h,
en plein midi. 15 ° de longitude à l'ouest, il est 11 h tandis que
15 ° à l'est de Greenwich, il est 13h. Bondissez ainsi de longitude
horaire en longitude horaire autour de la terre, vous vous retrouvez à l'est de
l'antiméridien, il est 1h du matin le mercredi 29 tandis qu'à
l'ouest de cette ligne, il est 23 heures de la nuit. Et au 180° de
longitude, il est très exactement minuit et un nouveau jour, le 30
janvier va naître. C'est la ligne qui marque la fin de la journée
et celle où une nouvelle journée commence ; à l'est c'est
hier, à l'ouest c'est aujourd'hui. Cette ligne n'est pas respecté
scrupuleusement par les pays, certains pays du Pacifique qui
commercent avec la Nouvelle Zélande et l'Australie préfèrent par exemple se
placer dans la même journée que ces pays, la ligne réelle de
changement d'horaire est déviée.
Cela
implique qu'un voyageur allant vers l'ouest et franchissant la ligne
de changement de date doit ajouter un jour à la date affichée sur
sa montre. D'une façon similaire, un voyageur se déplaçant vers
l'est doit retrancher un jour, il peut arriver à un horaire qui
précède l'heure de son départ, un jour avant. La découverte de
cette étrangeté date du périple autour du monde de l'équipage de
Magellan. De retour en Espagne, les marins sont persuadés du jour de
la semaine car ils ont tenus un décompte rigoureux des jours mais on
leur assure que le jour est différent. Un marin, Antonio Pigafetta
dénoue le problème en s'appuyant sur le fait que la Terre est bien
ronde.
J'avais
été fasciné par la lecture du roman de Jules Verne « Le tour
du monde en quatre-vingts jours » quand j'étais adolescent, qui
utilise comme ressort dramatique dans la scène finale ce phénomène. Me voici à
l'endroit du commencement du jour en ayant suivi les traces de Phileas Fogg. Taveuni est un des rares
territoires habités traversé par la ligne de changement de date.
C'est un simple point marqué par une pancarte. Trois autres
personnes se trouvent là, deux touristes et un Fidjien avec qui je
m'entretiens quelques instants. Il me confie être pasteur de
l’Église qui se trouve à quelques mètres de l'emplacement,
j'aperçois derrière lui une baraque de fortune sens dessus dessous, dans un état de
délabrement avancé, aux tôles de fer défoncés dans lequel je
distingue quelques rangées de bancs en pagaille tandis qu'au fronton on peut
lire l'inscription « Église du méridien 180° ». Jésus
est un marqueur historique puisqu'il y a un avant Jésus Christ et un
après, mais il est aussi à l'endroit où tout nouveau jour commence
me dis-je.
A
ma gauche le passé ; à ma droite l'avenir
Le tourbillon du derviche-tourneur
Je suis l'instant exact du centre de
ma vie. J'adopte la position du derviche-tourneur : Tension de
ma paume gauche tournée vers la terre et l'est, vers le passé ;
extension de ma paume droite tournée vers le ciel et l'ouest, vers le futur.
J'entends le son du tambour de la Mort qui résonne dans mon oreille
droite ; le son me parvient-il depuis demain, depuis la semaine
prochaine ou d'une distance de quarante-quatre années ? Peu importe,
je m'incline devant sa puissance, son impérieuse nécessité, ses vibrations mélodieuses, apaisantes ne quitteront plus jamais ma
mémoire. Et je commence à tournoyer sur la ligne du changement du
jour. Je ressens la grâce vive du passé transiter à travers mon
corps, les possibilités infinies du futur me sourire ; le courant
intérieur que je capte de ma main droite, depuis la terre et, que je diffuse de ma main gauche, vers le ciel démesuré, à la fois caresse et courant impétueux, s’accélère,
devient vertigineux. Je tournoie sans fin, une poussière blanche
irréelle se soulève, m'enveloppe comme une robe couleur d'astre.
Je suis l'instant exact du centre
de ma vie. Pour les peuples anciens de Mésopotamie et le peuple
Arayama, le passé connu est devant soi tandis que le futur, inconnu,
invisible est derrière. Dans nos sociétés obnubilés par l'avenir,
le passé est derrière soi tandis que l'on avance vers le futur. Au
fur et à mesure que je tournoie, je sais que le passé est la Terre,
à ma gauche, charnelle, somptueuse, irréversible tandis que le
Ciel à ma droite, ordonnance de nos esprits, est le futur, qu'il me contemple en
toute confiance, m'adresse des clins d’œil affectueux. Le Temps
s'écoule en moi, je palpite en lui ; je suis le Temps incarné. Mes atomes battent à l'unisson du soleil, des
lointaines constellations perdues dans les milliards de galaxie. Mon
corps a gardé la mémoire de leurs explosions, de leurs
jaillissements dans l'espace, mon existence est à l'instar de ses sœurs-étoiles irremplaçable, réelle à tout jamais pour l'éternité. Nous ne formons qu'une seule et même
substance. Tourbillon de mon corps, étreinte du passé et du futur
dans la vibration du présent, en accord avec le monde.
Je
suis l'instant exact du centre de ma vie. Épiphanie, Révélation du Semâ, Joie
parfaite en moi. Affleurement continuel du terreau du passé dans la
grâce des illuminations de l'instant présent, pont suspendu entre deux rives, je transmets cette sensation vers l'avenir, le mien ainsi que celui de l'humanité auquel je suis
arrimé, inextricablement, voluptueusement emmêlé. Je tourne de plus en plus vite, gauche-droite, gauche-droite qui désormais se confondent, passé, futur et présent vibrent à l'unisson,
je me mets au diapason de la vitesse des électrons qui palpitent
dans mon corps, je suis souffle ardent, pur. Bouillonnement de mon sang traversé par les éclairs de mes pensées ... Déchaînement des couleurs et des sons ... Ivresse charnelle et spirituelle ... Cyclone de palpitations et de frissons ... Ma chair, mon esprit
s'embrase dans le battement de l'instant présent, qui renouvelle
sans cesse le passé, j'ai la révélation dans l'éveil absolu de la
fugacité, de la radicalité merveilleuse de ce moment qui viendra
s'enfoncer dans ma mémoire, qui embrassera à tout jamais mon être
entier, devenu la durée d'une danse, d'un tournoiement autour de mon
propre axe ce qu'il ne cesse d'être, Temps pur fusionné dans
l'être. J'exulte.
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