mercredi 29 janvier 2014

Séjour Fidji à Taveuni : Le maître du Temps


« Nous ne questionnons ni l'être seul, ni le temps seul (…) mais nous nous
enquérons au contraire de leur co-appartenance intime et de ce qui en jaillit »
De l'essence de la liberté humaine, Martin Heidegger

La ballade des trois cascades
J'ai effectué une visite de l'île de Taveuni, surnommée « L'île Jardin » de Fidji, sur une journée. Après une traversée de vingt minutes pour me rendre sur la côte Ouest, j'ai pris un véhicule pour un trajet d'une heure pour faire le tour de l'île sur une route qui longe la côte pour me retrouver sur l'autre versant, direction le parc national « Bouma » et les célèbres cascades de « Tavoro ». Début de la randonnée au milieu d'une palmeraie, la première cascade, la plus populaire de Fidji, se trouve en contrebas d'un pont.

Tavoro – La cascade inférieure

Elle est impressionnante, depuis une hauteur de près de 24 mètres, l'eau dévale vers une piscine dans un décor paradisiaque, au milieu d'herbes et d'arbustes d'un vert resplendissant envahissant la roche. Le cours est impétueux, la course folle et vive des gouttes écumantes commence du cours supérieur pour plonger vers le bassin en quelques secondes, formant une belle chevelure blanche. J'hésite un moment à l'idée de plonger dans l'eau mais je remets celle-ci à plus tard. J'entame la montée, sur un chemin caillouteux aménagé, bordé de barricades en bois. Le début de la randonnée est très facile, mais se profile devant moi une rivière à traverser. Elle est pavée de grosses pierres glissantes, recouvertes de mousse mais une corde permet de joindre l'autre rive. Me voilà transformé en aventurier, Indiana Jones d'un jour sautillant de roche en roche en me tenant fermement à la corde. Le chemin devient herbeux, empli de racines, de cailloux glissants lorsque se profile la deuxième cascade. Elle est moins haute, son tombant est seulement de 15 mètres, le filet d'eau est moins impétueux, il se divise en un jet principal et deux autres secondaires. Je continue la montée, la chaleur devient plus intense, le temps est lourd, pèse sur les poitrines. J'entends quelques oiseaux chanter, je n'arrive pas à les apercevoir, les distinguer dans les branchages épais mais le principal bruit est aussi celui du croassement des crapauds, de nombreux spécimens sillonnent le chemin de randonnée, fuyant dès que s'approche le géant que je suis. Le sol est de plus en plus glissant avec les feuilles gorgées d'humidité, je manque de glisser à un moment, je me rattrape au dernier moment, je dois veiller à marcher avec précaution, une légère descente et je parviens jusqu'à la troisième cascade.
Tavoro – La cascade supérieure

Elle est très belle aussi, elle se divise en trois cours de largeur inégale et le cheminement de l'eau dans la descente est plus sinueux, plus complexe. Son tombant est largement plus faible comparé aux deux autres, la hauteur n'est que de 10 mètres et de fait le cours d'eau semble moins vif, l'eau prend le temps de dévaler la pente en s'attardant le long des roches dures, en rebondissant avec légèreté, allégresse. Les trois jets semblent chanter au diapason l'un de l'autre, s'écouler en cadence, s'élancer avec une ardeur sereine vers le large bassin. Il me semblait que les cascades figuraient la vie elle-même, impétueuse, insouciante au début puis au fur et à mesure que l'on s’élève dans la courbe de l'existence, nous hésitons entre plusieurs chemins, nous en empruntons d'autres plus variés, moins monolithiques qui se réservent plein de surprises, de charmes apaisants, nous sommes moins capables de nous précipiter d'un seul élan, avec les idées intransigeantes, la fougue de notre jeunesse, si belle toutefois, mais nous devenons davantage capables de nous accorder aux autres, au monde lui-même. Nos gestes sont moins rapides certes mais nous prenons le temps de la réflexion, le temps du regard, de la contemplation.  J'espère pouvoir garder la clarté de l'eau vive, rafraîchissante, pure en moi tandis que je m’élève vers la deuxième moitié de la vie, pouvoir m'élancer vers des projets secrets, des pays inconnus, un bel amour, des amitiés durables, prendre des chemins de traverse en toute confiance. 
Chemin retour, se dresse devant moi un obstacle inattendu. Un crapaud se plante au milieu de la route et se pose sur ses pattes arrière, Sphinx immobile me regardant avec une attitude de défi.

Crôa, Crôa, tu me cherches ?

J'essaie de le raisonner, j'approche mon pied à quelques millimètres de son nez, je le frôle mais rien n'y fait, il ne cède pas d'un pouce. Petit David narguant l'immense Goliath, il semble indifférent à mes mouvements, à mes menaces. Que dois-je faire face à une telle insolence, une telle bravitude ? Je m'apprête à l'écraser, le fouler du pied lorsque la conclusion de l'histoire de David et Goliath me revient en mémoire, je flaire le piège, la fronde cachée sous l'abdomen, je le contourne et poursuis mon périple. Et tandis que je m'éloigne, je me demande si le crapaud connaissait l'histoire biblique …
Je parviens à la première cascade, j'enlève mes vêtements trempés de sueur pour profiter de la fraîcheur du bassin. Les hautes parois rocheuses qui l'entourent le préservent de la chaleur pesante environnante, une douce torpeur m'envahit. Je m'approche de la cascade, je lève la tête vers l'azur, je contemple un long moment l'immense féerie blanche, comète écumante dévalant du ciel.

Toboggan ou Jacuzzi ?
Hop Hop j'effectue la route du matin en sens inverse pour me retrouver de nouveau sur la côte Est, direction « Waitavala Waterslide ». Le véhicule s’arrête au bord d'un sentier étroit et après une petite marche de dix minutes au milieu d'herbes hautes, je débouche sur le site. Il s'agit d'une série de mini cascades qui déboulent de bassin en bassin sur un chemin de roches polies, les Fidjiens les utilisent comme toboggans de pierre en glissant le long du courant.

Les toboggans de pierre de Waitavala

Il n'est pas possible d'accéder au haut du toboggan depuis le versant où je me trouve, je traverse le cours d'eau effréné. J'enlève mes chaussures de sport et mon sac de randonnée, je les pose sur une grosse pierre, je me glisse dans l'eau, je dois lutter difficilement contre la force du jet d'eau. Je me retourne pour récupérer mon attirail Zut je ne vois plus qu'une seule chaussure. Je ressors du mini bassin mais l'évidence s'impose, la chaussure est tombé dans la cascade et s'est envolé désormais loin en contrebas. Je descends quelques mètres pour voir si un obstacle pouvait l'avoir bloqué mais pas de chance, elle est définitivement perdue. Je traverse tout de même le courant avec ma chaussure orpheline, je monte le long de la pente, je m'engage dans le toboggan pour commencer la descente en freinant au maximum, en contrôlant la progression. Mais rien n'y fait, la pente se fait moins douce, la vitesse s'accélère, et tout à coup se profilent des chutes plus importantes ... La première je ne peux l'éviter, je dévale d'un bon mètre entraîné par l'impétuosité du courant, la deuxième chute est encore plus dangereuse, les autres je n'ose même pas y penser c'est la fracture assurée ou pire … Je ralentis au maximum, j'écarte mes jambes pour toucher les bords avant l'étranglement qui précède la chute de l'eau ... Je m’agrippe, et au dernier moment, à quelques centimètres du point de non-retour, je freine, m'immobilise ...
J'ai eu peur, je respire avec soulagement avec cette pensée qui s'élève en moi : J'ai perdu ma chaussure, j'ai failli me casser les reins, l'aventurier à quat' francs six sous, l'Indiana Jones de pacotille se doit d'arrêter son périple là, à cet endroit. Ces toboggans sont faits pour les jeunes enfants au corps en caoutchouc, ils sont dangereux pour des personnes plus âgées comme moi, les risques de chutes, de brûlures, d'hématomes sont omniprésents. Je me recroqueville dans le bassin de rétention, profitant des bouillons d'écume, du jacuzzi improvisé pour me masser le dos. Je me mets devant l'embouchure et puisque je ne peux prétendre au titre de grand aventurier, je me décide à tenter un exploit extraordinaire, faire « bouchon » à l'extrémité du bassin, l'eau me presse, me martèle, bondit autour de moi, les flocons d'écume dansent la gigue folle sur ma peau, je résiste des dizaines de secondes jusqu'à ce que la pression soit trop intense. Mon ego est guéri, j'ai réussi l'opération "bouchon" ;-)
Sur la suggestion du guide, hindou converti à la religion chrétienne, je suis allé voir l'église de la mission catholique de Wairiki, bel édifice blanc délavé, de taille modeste aux verrières en forme romane. J'étais gêné à l'idée d'entrer dépenaillé, avec un seul pied chaussé mais l'église est vide, elle semblait être en cours d'aménagement pour une fête religieuse. Sur les murs, les quatorze stations de la crucifixion du Christ étaient représentées sur des fresques peintes en bois. Je reconnais nombre d'entre elles mais je suis intrigué par la présence de la légende de Véronique, absente des Évangiles canoniques, qui offre son voile à Jésus lors de sa montée au calvaire pour qu'il puisse essuyer son front. Lorsque celui-ci le lui rend, l'image de son visage s'y est miraculeusement imprimée.

Le voile de Véronique

La ligne de changement de date
Dernière étape de l'excursion sur Taveuni. Je laisse ma chaussure dans la voiture, je me dirige pieds nus vers le site. L'herbe du terrain de jeu qui jouxte l'emplacement vient d'être coupée, la sensation est agréable même si cela pique très légèrement par moment la plante des pieds.

Kézaco, la ligne de changement de date ? C'est la ligne longitude imaginaire du 180°, antiméridien placé à l'exact opposé du méridien de Greenwich. La terre tourne autour de son axe en 24 heures. Le système horaire mondial est représenté par 24 lignes de longitude éloignés chacune d'une heure ou 15° de longitude. Imaginez que vous soyez à Greenwich le mercredi 29 janvier à 12h, en plein midi. 15 ° de longitude à l'ouest, il est 11 h tandis que 15 ° à l'est de Greenwich, il est 13h. Bondissez ainsi de longitude horaire en longitude horaire autour de la terre, vous vous retrouvez à l'est de l'antiméridien, il est 1h du matin le mercredi 29 tandis qu'à l'ouest de cette ligne, il est 23 heures de la nuit. Et au 180° de longitude, il est très exactement minuit et un nouveau jour, le 30 janvier va naître. C'est la ligne qui marque la fin de la journée et celle où une nouvelle journée commence ; à l'est c'est hier, à l'ouest c'est aujourd'hui. Cette ligne n'est pas respecté scrupuleusement par les pays, certains pays du Pacifique qui commercent avec la Nouvelle Zélande et l'Australie préfèrent par exemple se placer dans la même journée que ces pays, la ligne réelle de changement d'horaire est déviée.
Cela implique qu'un voyageur allant vers l'ouest et franchissant la ligne de changement de date doit ajouter un jour à la date affichée sur sa montre. D'une façon similaire, un voyageur se déplaçant vers l'est doit retrancher un jour, il peut arriver à un horaire qui précède l'heure de son départ, un jour avant. La découverte de cette étrangeté date du périple autour du monde de l'équipage de Magellan. De retour en Espagne, les marins sont persuadés du jour de la semaine car ils ont tenus un décompte rigoureux des jours mais on leur assure que le jour est différent. Un marin, Antonio Pigafetta dénoue le problème en s'appuyant sur le fait que la Terre est bien ronde.
J'avais été fasciné par la lecture du roman de Jules Verne « Le tour du monde en quatre-vingts jours » quand j'étais adolescent, qui utilise comme ressort dramatique dans la scène finale ce phénomène. Me voici à l'endroit du commencement du jour en ayant suivi les traces de Phileas Fogg. Taveuni est un des rares territoires habités traversé par la ligne de changement de date. C'est un simple point marqué par une pancarte. Trois autres personnes se trouvent là, deux touristes et un Fidjien avec qui je m'entretiens quelques instants. Il me confie être pasteur de l’Église qui se trouve à quelques mètres de l'emplacement, j'aperçois derrière lui une baraque de fortune sens dessus dessous, dans un état de délabrement avancé, aux tôles de fer défoncés dans lequel je distingue quelques rangées de bancs en pagaille tandis qu'au fronton on peut lire l'inscription « Église du méridien 180° ». Jésus est un marqueur historique puisqu'il y a un avant Jésus Christ et un après, mais il est aussi à l'endroit où tout nouveau jour commence me dis-je.

A ma gauche le passé ; à ma droite l'avenir

Le tourbillon du derviche-tourneur
 
Je suis l'instant exact du centre de ma vie. J'adopte la position du derviche-tourneur : Tension de ma paume gauche tournée vers la terre et l'est, vers le passé ; extension de ma paume droite tournée vers le ciel et l'ouest, vers le futur. J'entends le son du tambour de la Mort qui résonne dans mon oreille droite ; le son me parvient-il depuis demain, depuis la semaine prochaine ou d'une distance de quarante-quatre années ? Peu importe, je m'incline devant sa puissance, son impérieuse nécessité, ses vibrations mélodieuses, apaisantes ne quitteront plus jamais ma mémoire. Et je commence à tournoyer sur la ligne du changement du jour. Je ressens la grâce vive du passé transiter à travers mon corps, les possibilités infinies du futur me sourire ; le courant intérieur que je capte de ma main droite, depuis la terre et, que je diffuse de ma main gauche, vers le ciel démesuré, à la fois caresse et courant impétueux, s’accélère, devient vertigineux. Je tournoie sans fin, une poussière blanche irréelle se soulève, m'enveloppe comme une robe couleur d'astre.
Je suis l'instant exact du centre de ma vie. Pour les peuples anciens de Mésopotamie et le peuple Arayama, le passé connu est devant soi tandis que le futur, inconnu, invisible est derrière. Dans nos sociétés obnubilés par l'avenir, le passé est derrière soi tandis que l'on avance vers le futur. Au fur et à mesure que je tournoie, je sais que le passé est la Terre, à ma gauche, charnelle, somptueuse, irréversible tandis que le Ciel à ma droite, ordonnance de nos esprits, est le futur, qu'il me contemple en toute confiance, m'adresse des clins d’œil affectueux. Le Temps s'écoule en moi, je palpite en lui ; je suis le Temps incarné. Mes atomes battent à l'unisson du soleil, des lointaines constellations perdues dans les milliards de galaxie. Mon corps a gardé la mémoire de leurs explosions, de leurs jaillissements dans l'espace,  mon existence est à l'instar de ses sœurs-étoiles irremplaçable, réelle à tout jamais pour l'éternité. Nous ne formons qu'une seule et même substance. Tourbillon de mon corps, étreinte du passé et du futur dans la vibration du présent, en accord avec le monde.
Je suis l'instant exact du centre de ma vie. Épiphanie, Révélation du Semâ, Joie parfaite en moi. Affleurement continuel du terreau du passé dans la grâce des illuminations de l'instant présent, pont suspendu entre deux rives, je transmets cette sensation vers l'avenir, le mien ainsi que  celui de l'humanité auquel je suis arrimé, inextricablement, voluptueusement emmêlé. Je tourne de plus en plus vite, gauche-droite, gauche-droite qui désormais se confondent, passé, futur et présent vibrent à l'unisson, je me mets au diapason de la vitesse des électrons qui palpitent dans mon corps, je suis souffle ardent, pur. Bouillonnement de mon sang traversé par les éclairs de mes pensées ... Déchaînement des couleurs et des sons ... Ivresse charnelle et spirituelle ... Cyclone de palpitations et de frissons ... Ma chair, mon esprit s'embrase dans le battement de l'instant présent, qui renouvelle sans cesse le passé, j'ai la révélation dans l'éveil absolu de la fugacité, de la radicalité merveilleuse de ce moment qui viendra s'enfoncer dans ma mémoire, qui embrassera à tout jamais mon être entier, devenu la durée d'une danse, d'un tournoiement autour de mon propre axe ce qu'il ne cesse d'être, Temps pur fusionné dans l'être. J'exulte.

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