mercredi 29 janvier 2014

Séjour Fidji à Taveuni : Le maître du Temps


« Nous ne questionnons ni l'être seul, ni le temps seul (…) mais nous nous
enquérons au contraire de leur co-appartenance intime et de ce qui en jaillit »
De l'essence de la liberté humaine, Martin Heidegger

La ballade des trois cascades
J'ai effectué une visite de l'île de Taveuni, surnommée « L'île Jardin » de Fidji, sur une journée. Après une traversée de vingt minutes pour me rendre sur la côte Ouest, j'ai pris un véhicule pour un trajet d'une heure pour faire le tour de l'île sur une route qui longe la côte pour me retrouver sur l'autre versant, direction le parc national « Bouma » et les célèbres cascades de « Tavoro ». Début de la randonnée au milieu d'une palmeraie, la première cascade, la plus populaire de Fidji, se trouve en contrebas d'un pont.

Tavoro – La cascade inférieure

Elle est impressionnante, depuis une hauteur de près de 24 mètres, l'eau dévale vers une piscine dans un décor paradisiaque, au milieu d'herbes et d'arbustes d'un vert resplendissant envahissant la roche. Le cours est impétueux, la course folle et vive des gouttes écumantes commence du cours supérieur pour plonger vers le bassin en quelques secondes, formant une belle chevelure blanche. J'hésite un moment à l'idée de plonger dans l'eau mais je remets celle-ci à plus tard. J'entame la montée, sur un chemin caillouteux aménagé, bordé de barricades en bois. Le début de la randonnée est très facile, mais se profile devant moi une rivière à traverser. Elle est pavée de grosses pierres glissantes, recouvertes de mousse mais une corde permet de joindre l'autre rive. Me voilà transformé en aventurier, Indiana Jones d'un jour sautillant de roche en roche en me tenant fermement à la corde. Le chemin devient herbeux, empli de racines, de cailloux glissants lorsque se profile la deuxième cascade. Elle est moins haute, son tombant est seulement de 15 mètres, le filet d'eau est moins impétueux, il se divise en un jet principal et deux autres secondaires. Je continue la montée, la chaleur devient plus intense, le temps est lourd, pèse sur les poitrines. J'entends quelques oiseaux chanter, je n'arrive pas à les apercevoir, les distinguer dans les branchages épais mais le principal bruit est aussi celui du croassement des crapauds, de nombreux spécimens sillonnent le chemin de randonnée, fuyant dès que s'approche le géant que je suis. Le sol est de plus en plus glissant avec les feuilles gorgées d'humidité, je manque de glisser à un moment, je me rattrape au dernier moment, je dois veiller à marcher avec précaution, une légère descente et je parviens jusqu'à la troisième cascade.
Tavoro – La cascade supérieure

Elle est très belle aussi, elle se divise en trois cours de largeur inégale et le cheminement de l'eau dans la descente est plus sinueux, plus complexe. Son tombant est largement plus faible comparé aux deux autres, la hauteur n'est que de 10 mètres et de fait le cours d'eau semble moins vif, l'eau prend le temps de dévaler la pente en s'attardant le long des roches dures, en rebondissant avec légèreté, allégresse. Les trois jets semblent chanter au diapason l'un de l'autre, s'écouler en cadence, s'élancer avec une ardeur sereine vers le large bassin. Il me semblait que les cascades figuraient la vie elle-même, impétueuse, insouciante au début puis au fur et à mesure que l'on s’élève dans la courbe de l'existence, nous hésitons entre plusieurs chemins, nous en empruntons d'autres plus variés, moins monolithiques qui se réservent plein de surprises, de charmes apaisants, nous sommes moins capables de nous précipiter d'un seul élan, avec les idées intransigeantes, la fougue de notre jeunesse, si belle toutefois, mais nous devenons davantage capables de nous accorder aux autres, au monde lui-même. Nos gestes sont moins rapides certes mais nous prenons le temps de la réflexion, le temps du regard, de la contemplation.  J'espère pouvoir garder la clarté de l'eau vive, rafraîchissante, pure en moi tandis que je m’élève vers la deuxième moitié de la vie, pouvoir m'élancer vers des projets secrets, des pays inconnus, un bel amour, des amitiés durables, prendre des chemins de traverse en toute confiance. 
Chemin retour, se dresse devant moi un obstacle inattendu. Un crapaud se plante au milieu de la route et se pose sur ses pattes arrière, Sphinx immobile me regardant avec une attitude de défi.

Crôa, Crôa, tu me cherches ?

J'essaie de le raisonner, j'approche mon pied à quelques millimètres de son nez, je le frôle mais rien n'y fait, il ne cède pas d'un pouce. Petit David narguant l'immense Goliath, il semble indifférent à mes mouvements, à mes menaces. Que dois-je faire face à une telle insolence, une telle bravitude ? Je m'apprête à l'écraser, le fouler du pied lorsque la conclusion de l'histoire de David et Goliath me revient en mémoire, je flaire le piège, la fronde cachée sous l'abdomen, je le contourne et poursuis mon périple. Et tandis que je m'éloigne, je me demande si le crapaud connaissait l'histoire biblique …
Je parviens à la première cascade, j'enlève mes vêtements trempés de sueur pour profiter de la fraîcheur du bassin. Les hautes parois rocheuses qui l'entourent le préservent de la chaleur pesante environnante, une douce torpeur m'envahit. Je m'approche de la cascade, je lève la tête vers l'azur, je contemple un long moment l'immense féerie blanche, comète écumante dévalant du ciel.

Toboggan ou Jacuzzi ?
Hop Hop j'effectue la route du matin en sens inverse pour me retrouver de nouveau sur la côte Est, direction « Waitavala Waterslide ». Le véhicule s’arrête au bord d'un sentier étroit et après une petite marche de dix minutes au milieu d'herbes hautes, je débouche sur le site. Il s'agit d'une série de mini cascades qui déboulent de bassin en bassin sur un chemin de roches polies, les Fidjiens les utilisent comme toboggans de pierre en glissant le long du courant.

Les toboggans de pierre de Waitavala

Il n'est pas possible d'accéder au haut du toboggan depuis le versant où je me trouve, je traverse le cours d'eau effréné. J'enlève mes chaussures de sport et mon sac de randonnée, je les pose sur une grosse pierre, je me glisse dans l'eau, je dois lutter difficilement contre la force du jet d'eau. Je me retourne pour récupérer mon attirail Zut je ne vois plus qu'une seule chaussure. Je ressors du mini bassin mais l'évidence s'impose, la chaussure est tombé dans la cascade et s'est envolé désormais loin en contrebas. Je descends quelques mètres pour voir si un obstacle pouvait l'avoir bloqué mais pas de chance, elle est définitivement perdue. Je traverse tout de même le courant avec ma chaussure orpheline, je monte le long de la pente, je m'engage dans le toboggan pour commencer la descente en freinant au maximum, en contrôlant la progression. Mais rien n'y fait, la pente se fait moins douce, la vitesse s'accélère, et tout à coup se profilent des chutes plus importantes ... La première je ne peux l'éviter, je dévale d'un bon mètre entraîné par l'impétuosité du courant, la deuxième chute est encore plus dangereuse, les autres je n'ose même pas y penser c'est la fracture assurée ou pire … Je ralentis au maximum, j'écarte mes jambes pour toucher les bords avant l'étranglement qui précède la chute de l'eau ... Je m’agrippe, et au dernier moment, à quelques centimètres du point de non-retour, je freine, m'immobilise ...
J'ai eu peur, je respire avec soulagement avec cette pensée qui s'élève en moi : J'ai perdu ma chaussure, j'ai failli me casser les reins, l'aventurier à quat' francs six sous, l'Indiana Jones de pacotille se doit d'arrêter son périple là, à cet endroit. Ces toboggans sont faits pour les jeunes enfants au corps en caoutchouc, ils sont dangereux pour des personnes plus âgées comme moi, les risques de chutes, de brûlures, d'hématomes sont omniprésents. Je me recroqueville dans le bassin de rétention, profitant des bouillons d'écume, du jacuzzi improvisé pour me masser le dos. Je me mets devant l'embouchure et puisque je ne peux prétendre au titre de grand aventurier, je me décide à tenter un exploit extraordinaire, faire « bouchon » à l'extrémité du bassin, l'eau me presse, me martèle, bondit autour de moi, les flocons d'écume dansent la gigue folle sur ma peau, je résiste des dizaines de secondes jusqu'à ce que la pression soit trop intense. Mon ego est guéri, j'ai réussi l'opération "bouchon" ;-)
Sur la suggestion du guide, hindou converti à la religion chrétienne, je suis allé voir l'église de la mission catholique de Wairiki, bel édifice blanc délavé, de taille modeste aux verrières en forme romane. J'étais gêné à l'idée d'entrer dépenaillé, avec un seul pied chaussé mais l'église est vide, elle semblait être en cours d'aménagement pour une fête religieuse. Sur les murs, les quatorze stations de la crucifixion du Christ étaient représentées sur des fresques peintes en bois. Je reconnais nombre d'entre elles mais je suis intrigué par la présence de la légende de Véronique, absente des Évangiles canoniques, qui offre son voile à Jésus lors de sa montée au calvaire pour qu'il puisse essuyer son front. Lorsque celui-ci le lui rend, l'image de son visage s'y est miraculeusement imprimée.

Le voile de Véronique

La ligne de changement de date
Dernière étape de l'excursion sur Taveuni. Je laisse ma chaussure dans la voiture, je me dirige pieds nus vers le site. L'herbe du terrain de jeu qui jouxte l'emplacement vient d'être coupée, la sensation est agréable même si cela pique très légèrement par moment la plante des pieds.

Kézaco, la ligne de changement de date ? C'est la ligne longitude imaginaire du 180°, antiméridien placé à l'exact opposé du méridien de Greenwich. La terre tourne autour de son axe en 24 heures. Le système horaire mondial est représenté par 24 lignes de longitude éloignés chacune d'une heure ou 15° de longitude. Imaginez que vous soyez à Greenwich le mercredi 29 janvier à 12h, en plein midi. 15 ° de longitude à l'ouest, il est 11 h tandis que 15 ° à l'est de Greenwich, il est 13h. Bondissez ainsi de longitude horaire en longitude horaire autour de la terre, vous vous retrouvez à l'est de l'antiméridien, il est 1h du matin le mercredi 29 tandis qu'à l'ouest de cette ligne, il est 23 heures de la nuit. Et au 180° de longitude, il est très exactement minuit et un nouveau jour, le 30 janvier va naître. C'est la ligne qui marque la fin de la journée et celle où une nouvelle journée commence ; à l'est c'est hier, à l'ouest c'est aujourd'hui. Cette ligne n'est pas respecté scrupuleusement par les pays, certains pays du Pacifique qui commercent avec la Nouvelle Zélande et l'Australie préfèrent par exemple se placer dans la même journée que ces pays, la ligne réelle de changement d'horaire est déviée.
Cela implique qu'un voyageur allant vers l'ouest et franchissant la ligne de changement de date doit ajouter un jour à la date affichée sur sa montre. D'une façon similaire, un voyageur se déplaçant vers l'est doit retrancher un jour, il peut arriver à un horaire qui précède l'heure de son départ, un jour avant. La découverte de cette étrangeté date du périple autour du monde de l'équipage de Magellan. De retour en Espagne, les marins sont persuadés du jour de la semaine car ils ont tenus un décompte rigoureux des jours mais on leur assure que le jour est différent. Un marin, Antonio Pigafetta dénoue le problème en s'appuyant sur le fait que la Terre est bien ronde.
J'avais été fasciné par la lecture du roman de Jules Verne « Le tour du monde en quatre-vingts jours » quand j'étais adolescent, qui utilise comme ressort dramatique dans la scène finale ce phénomène. Me voici à l'endroit du commencement du jour en ayant suivi les traces de Phileas Fogg. Taveuni est un des rares territoires habités traversé par la ligne de changement de date. C'est un simple point marqué par une pancarte. Trois autres personnes se trouvent là, deux touristes et un Fidjien avec qui je m'entretiens quelques instants. Il me confie être pasteur de l’Église qui se trouve à quelques mètres de l'emplacement, j'aperçois derrière lui une baraque de fortune sens dessus dessous, dans un état de délabrement avancé, aux tôles de fer défoncés dans lequel je distingue quelques rangées de bancs en pagaille tandis qu'au fronton on peut lire l'inscription « Église du méridien 180° ». Jésus est un marqueur historique puisqu'il y a un avant Jésus Christ et un après, mais il est aussi à l'endroit où tout nouveau jour commence me dis-je.

A ma gauche le passé ; à ma droite l'avenir

Le tourbillon du derviche-tourneur
 
Je suis l'instant exact du centre de ma vie. J'adopte la position du derviche-tourneur : Tension de ma paume gauche tournée vers la terre et l'est, vers le passé ; extension de ma paume droite tournée vers le ciel et l'ouest, vers le futur. J'entends le son du tambour de la Mort qui résonne dans mon oreille droite ; le son me parvient-il depuis demain, depuis la semaine prochaine ou d'une distance de quarante-quatre années ? Peu importe, je m'incline devant sa puissance, son impérieuse nécessité, ses vibrations mélodieuses, apaisantes ne quitteront plus jamais ma mémoire. Et je commence à tournoyer sur la ligne du changement du jour. Je ressens la grâce vive du passé transiter à travers mon corps, les possibilités infinies du futur me sourire ; le courant intérieur que je capte de ma main droite, depuis la terre et, que je diffuse de ma main gauche, vers le ciel démesuré, à la fois caresse et courant impétueux, s’accélère, devient vertigineux. Je tournoie sans fin, une poussière blanche irréelle se soulève, m'enveloppe comme une robe couleur d'astre.
Je suis l'instant exact du centre de ma vie. Pour les peuples anciens de Mésopotamie et le peuple Arayama, le passé connu est devant soi tandis que le futur, inconnu, invisible est derrière. Dans nos sociétés obnubilés par l'avenir, le passé est derrière soi tandis que l'on avance vers le futur. Au fur et à mesure que je tournoie, je sais que le passé est la Terre, à ma gauche, charnelle, somptueuse, irréversible tandis que le Ciel à ma droite, ordonnance de nos esprits, est le futur, qu'il me contemple en toute confiance, m'adresse des clins d’œil affectueux. Le Temps s'écoule en moi, je palpite en lui ; je suis le Temps incarné. Mes atomes battent à l'unisson du soleil, des lointaines constellations perdues dans les milliards de galaxie. Mon corps a gardé la mémoire de leurs explosions, de leurs jaillissements dans l'espace,  mon existence est à l'instar de ses sœurs-étoiles irremplaçable, réelle à tout jamais pour l'éternité. Nous ne formons qu'une seule et même substance. Tourbillon de mon corps, étreinte du passé et du futur dans la vibration du présent, en accord avec le monde.
Je suis l'instant exact du centre de ma vie. Épiphanie, Révélation du Semâ, Joie parfaite en moi. Affleurement continuel du terreau du passé dans la grâce des illuminations de l'instant présent, pont suspendu entre deux rives, je transmets cette sensation vers l'avenir, le mien ainsi que  celui de l'humanité auquel je suis arrimé, inextricablement, voluptueusement emmêlé. Je tourne de plus en plus vite, gauche-droite, gauche-droite qui désormais se confondent, passé, futur et présent vibrent à l'unisson, je me mets au diapason de la vitesse des électrons qui palpitent dans mon corps, je suis souffle ardent, pur. Bouillonnement de mon sang traversé par les éclairs de mes pensées ... Déchaînement des couleurs et des sons ... Ivresse charnelle et spirituelle ... Cyclone de palpitations et de frissons ... Ma chair, mon esprit s'embrase dans le battement de l'instant présent, qui renouvelle sans cesse le passé, j'ai la révélation dans l'éveil absolu de la fugacité, de la radicalité merveilleuse de ce moment qui viendra s'enfoncer dans ma mémoire, qui embrassera à tout jamais mon être entier, devenu la durée d'une danse, d'un tournoiement autour de mon propre axe ce qu'il ne cesse d'être, Temps pur fusionné dans l'être. J'exulte.

samedi 25 janvier 2014

Séjour Fidji à Taveuni : Sommeils et Merveilles


« Vous n’êtes pas une goutte dans l’océan, vous êtes tout l’océan dans une goutte »
Mevlana

D'une rive à l'autre
Deuxième séjour à Fidji. Cette fois, j'avais choisi l'île de Taveuni, la troisième île en superficie de l'archipel car je voulais réaliser des vacances centrées sur la plongée ; ce coin du Pacifique est mondialement célèbre pour quelques spots de plongée, c'est la capitale mondiale des coraux mous.
Je suis au bord de l'océan Pacifique après avoir été récupéré par un taxi à la descente de l'avion. J'ai pris une réservation au « Dolphin Bay Retreat » qui ne se trouve pas directement sur l'île de Taveuni mais sur la grande île de Vanualevu après une traversée de 11 kms qui dure normalement 20 minutes. Le ciel est menaçant, je vois s'approcher un bateau blanc effilé avec deux hommes qui manœuvrent pour s'approcher de la côte en éprouvant de grandes difficultés en raison de l'agitation de l'océan. J'enlève mes chaussures pour monter sur l'embarcation mais les vagues se projettent sur la bas de mon pantalon, je suis trempé jusqu'aux genoux. Je m'assieds sur un siège qu'ils ont pris soin d'essuyer, nous prenons la direction de l'hôtel en compagnie de deux autres membres du personnel qui attendaient avec moi ; ils m'offrent un ciré qui s'avérera utile avec la pluie qui commence à tomber sur nous. Je suis inquiet pendant toute la traversée. L’esquif est frêle, les vagues sont hautes. Nous ne cessons d'être balancés par la houle, la pluie intermittente mais après une traversée de près de trois quarts d'heure Ouf voici la rive providentielle.
Après le repas, je rentre dans le petit bungalow que j'ai loué, au confort fruste. La chambre à coucher est éclairée d'une lumière pâlotte, l'ensemble des installations fonctionne à l'énergie solaire avec une possibilité de stockage limitée. Je lis quelques instants avant d'aller me coucher. J'entre dans le lit, en écartant les voiles d'un grand moustiquaire qui entoure le lit à colonnes. Au début, je dois veiller à renforcer certains interstices, la voile du moustiquaire est à quelques endroits trouée. Je me couche sous le dôme rectangulaire de tulle, j'ai du mal à m’endormir. Dehors, une torche flambe en tremblant sous le vent, sa lumière décline lentement dans la pénombre environnante. Je flotte entre vie et trépas ...Suis-je en train de mourir dans ce lit à baldaquin, prêt à devenir un gisant pétrifié, figé sur cet autel vacillant à la dernière lueur d'un feu lointain ? Suis-je aux bornes d'une nouvelle vie dans cette immense chrysalide en tissu, chenille en pleine métamorphose, cœur-papillon en passe de s’éveiller d'un grand sommeil ?

Émerveillements et Tracas

Première plongée le lendemain. Principe identique au précédent plan plongée à Savu Savu, tout est pris en charge, je n'ai malheureusement à mon grand regret pas la possibilité de démontrer mes dons techniques en matière de préparation du matériel technique. Nous nous dirigeons vers le site de « Corral Garden - Le Jardin de Corail ». Tout de suite, c'est l'enchantement. Taveuni est la capitale mondiale des coraux mous sans doute, mais c'est aussi et surtout la profusion des poissons rencontrés tout au long des ballades qui donne le sentiment à chaque fois de contempler un spectacle unique. Sur chaque amas de corail se presse une multitude de poissons colorés, bigarrés, magnifiques. Sur le chemin, je croise une murène géante qui ondule à coups de virages insensés le long des coraux, cherchant vainement une cavité pour se cacher de nos regards. Je n'avais vu cet animal que sortant la tête de sa retraite, dardant l'extrémité de son corps pour communiquer en moi la crainte. Ici, malgré sa taille de près de deux mètres, le poisson-serpent me semble nu, fragile, ses ondulations frénétiques, nerveuses pour s'échapper sont animées visiblement par le sentiment de la peur.

Murène géante

Nous émergeons de l'eau. Je me sens mal, j'ai pris dans la précipitation avant de monter sur le bateau des pilules contre le mal de mer mais elles seront insuffisantes ce jour-là. Une fois à bord, je me penche depuis la coque vers l'eau à l'abri des regards et dans un don sublime, irrévocable, j'offre mon petit déjeuner aux profondeurs ... Le moniteur me conseille, outre l'absorption des pilules avant le repas, de boire du thé au lieu du café traditionnel et de manger léger. Ces conseils me permettront d'être en meilleure forme les jours suivants, mais en attendant la galère s'éternise ... Après la décompression, c'est la deuxième randonnée marine sur le site « Fish Factory – L'Usine à Poissons ». Qui sait, peut-être une fabrique sous-marine secrète à proximité projette à profusion des poissons pour colorer, magnifier le paysage ? En veux-tu, en voilà, je me promène d'un bouquet de coraux à l'autre, impressionné par ce tableau féerique.

Le meilleur spectacle reste à venir, nous nous approchons d'un tombant lorsque commencent à s'entremêler trois bancs de poissons, les balistes bleus, les fusiliers bleus rehaussés d'une nuance de jaune et les poissons-cochers à la robe noire et jaune. J'avais déjà vu une telle scène à Wallis mais la quantité de la faune sous-marine est telle qu'elle semble embrasser l'ensemble de ma vision. Ils déambulent en bande, les espèces s'entrecroisent, s'éloignent, reviennent langoureusement. On pressent une lutte sourde entre les trois bancs, une lutte pour l'espace, pour la nourriture, mais sans combat direct. Ils se frôlent, s’emmêlent, se démêlent, entament de brusques mouvements pour rejeter les autres, leurs trajectoires se nouent comme les immenses fils d'une tapisserie vivante, constamment renouvelée. C'est la fin, hélas ... Le temps de la ballade, j'ai oublié mes soucis gastriques mais lors de la remontée, je vais presque vomir dans l'embout et dès que je sors la tête hors de l'eau, je crache, je hoquète malgré moi sans avoir le temps de m'éloigner les derniers débris bruns de mon déjeuner sous les yeux dégoûtés de mes compagnons de plongée qui détournent leur regard. Répugnance pour les humains, délice pour la faune, j'aperçois un poisson qui se jette sur mon dégueulis … Quand je rentre, fatigué par les deux plongées de suite, je m'endors d'un sommeil de plomb. Cela allait devenir la règle pendant les autres journées, je suis complètement abruti à la fois par l'effort fourni dans les plongées, le poids pesant de la pression qui s'abat encore sur moi ainsi que l'absorption des pilules contre le mal de mer qui ont un effet somnifère, je me réveille trois heures après, le cerveau lourd, enténébré ...
Spectacles féeriques
Images de trois randonnées qui s’enchevêtrent dans mes souvenirs au magnifique site du « Great White Wall – Grand Mur Blanc » … Nous descendons à une profondeur de plus de 25 mètres le long d'un tombant. Après quelques dizaines de mètres, celui-ci tombe à pic de manière vertigineuse, comme un immense mur d'escalade, commencent alors à apparaître d'étranges coraux mous en forme de duvets, de plumes émergeant de la paroi, de taille réduite et de couleur blanche, qui scintillent dans les profondeurs. Ils se multiplient le long de la falaise, brillent, phosphorent comme la constellation de la Voie lactée sous nos regards étonnés. Ils sont présents jusqu'à une profondeur de 70 à 80 mètres d'après le moniteur. Passage à travers un tunnel qui telle une artère de roche débouche sur une petite esplanade. Dans l'artère, des dizaines de poissons rouges aux yeux globuleux dérangés par notre équipée nous frôlent, nous dépassent. Dans une cavité à l'intérieur du tunnel, une tortue endormie, rêveuse, soupire. Nous débouchons sur une terrasse d'où surgissent une bouée attachée au sol ainsi qu'un récif de corail. Nous entamons le tour du récif, je suis l'un des derniers. Je me retourne, je vois un requin à pointe blanche à une vingtaine de mètres. Aucune inquiétude, j'ai l'habitude de ces carnassiers, j'en ai vu beaucoup à Wallis et lors de mes différentes randonnées sous-marines. En règle générale, ils viennent par curiosité nous regarder quelques instants, ils sont très sensibles au bruit mais notre odeur ne les intéresse pas, ils se nourrissent exclusivement de poissons et crustacés. De nature fondamentalement timide et casanière, ils s'échappent en règle générale rapidement. J'avance difficilement car un courant contraire s'est formé. Je me retourne au bout de quelques minutes, quelle n'est pas ma surprise de voir que le requin ne s'est pas éloigné, il s'est même rapproché de quelques mètres ou est-ce moi qui ait reculé, il semble me guetter, me fixer du regard, m'attendre avec un sourire narquois. Je redouble d'énergie, je palme avec de plus en plus d'efforts, je me retourne, il se dresse toujours face à moi.
 
Requin à pointe blanche

Quoi qu'on dise, quoi que je fasse, la légende du requin est en moi, je sens la peur qui monte, qui commence à saisir mes entrailles. Derrière moi se trouve un aspirant-moniteur qui perçoit ma peur, je le vois commencer à rire mais il me vient gracieusement en aide, il me pousse avec les mains sur les fesses. Plus expérimenté et plus puissant des cuisses que moi, j'arrive grâce à sa propulsion à progresser véritablement. Je me retourne une dernière fois Ouf le requin a disparu … Nous allons nous amarrer à la bouée pour faire le pallier de décompression lorsqu'un des compagnons de plongée fait signe en nous montrant le sol, nous formons une petite auréole autour de cet emplacement. Au début, je ne vois rien qu'une petite masse gélatineuse étrange avec un point noir, qui semble légèrement palpiter. La gélatine s'élargit, s'épaissit puis se rétrécit tour à tour lorsque je comprends tout à coup qu'il s'agit d'un poulpe qui a réussi à se réfugier dans un renfoncement minuscule, c'est uniquement un petit bout de son œil effrayé qui surgit de temps en temps pour observer ce qu'il considère être des prédateurs. A chaque fois que l'un d'entre nous esquisse un geste vers lui, il se ratatine dans sa retraite puis il esquisse de nouveau une tentative pour sortir de la cavité.
Poulpe à propulsion

Autre site magnifique, celui de « Cabbage Patch » qui porte le nom de l'étrange amoncellement de coraux feuilles qui se trouve à cet emplacement. Belle journée quand nous nous rendons là bas, le soleil se met de la partie, emplit l'horizon tandis que des ribambelles de poissons minuscules verts-bleus sauteurs accompagnent notre équipée, bondissent hors de l'eau pour replonger vers l'océan. Début de l'exploration, le moniteur nous arrête pour nous montrer un ver marin sur un corail dur, le ver arbre de Noël en forme spiralée et de forme conique, aux allures de sapin, d'une couleur jaune éclatante.
Joyeux Noël dans l'océan ...

Le ver vit sur la fondation calcaire du corail, en symbiose avec celui-ci, le protégeant de prédateurs tel que certaines espèces d'étoiles de mer consommateurs de coraux. Lorsque nous nous approchons encore un peu, le ver perçoit  notre présence et se glisse soudainement dans une fente du corail. Sur le chemin, un immense bénitier, plus gros mollusque des profondeurs, posé sur les fonds coralliens tend ses deux valves comme deux lèvres géantes ondulées, aspirant les algues aux alentours. Autre spectacle insolite, nous contemplons à une certaine distance une colonie d' hétérocongres, poissons longs et surtout très minces, qui ont la particularité de vivre à l'intérieur des fonds sablonneux, qui surgissent tels des brins d'herbe flottants. A la moindre vibration insolite, ils s'enfoncent dans le sol. Enfin, nous commençons à apercevoir un ou deux amas de corail feuille. Il s'agit d'un immense corail dur de couleur verte dont les plaques s'enroulent comme de grandes feuilles de salade. Quelques coups de palme plus loin, c'est l’apothéose verte : en face de nous, c'est une colline constitué de dizaines et dizaines de coraux feuilles encastrés les uns à côté des autres. Nous planons au dessus de ce monticule magique vert pour gagner l'autre côté puis le moniteur nous entraîne à nouveau dans le sens inverse. Nous sommes cette fois-ci à contre-courant, c'est plus difficile mais le spectacle s'éternise, tandis qu'un banc de poissons fusiliers bleus traversent comme des éclairs notre champ de vision. Autre vision inoubliable lors d'une exploration, celle d'une méduse géante bleue, de forme sphérique qui porte en anglais l’appellation bien nommée de «Crown Jellyfish - Méduse Couronne ».
Une couronne pour les Rois

Tel un ressort gigantesque, elle ne cesse de descendre et de monter. La méduse n'a pas de système de propulsion horizontal, elle se laisse uniquement portée par les courants. Toute la palanquée des plongeurs l'entoure comme une petite ronde, nous l'accompagnons un petit moment. Le moniteur touche la méduse, et nous encourage à le faire. Sensation étrange de sentir une masse liquide, autre que l'eau qui nous entoure, à travers une membrane qui me surprend par son épaisseur, mon index se voit opposer une nette résistance. Nous allons partir, je lui jette un dernier regard, je rêve de porter la couronne sur mon front, de m'écrier, « Je suis le roi du Monde, le souverain des Océans » …
Après mes réveils en fin d'après-midi, je lézarde le long de la plage en compagnie des autres hôtes en attendant le repas, en jouant aux jeux proposés par la réception. Quelques bébés requins s'aventurent non loin de là, ils évitent les fonds trop profonds avant d'avoir la maturité nécessaire pour éviter les prédateurs qui les guettent, nous passons de longs moments à essayer de capter leur présence pour les photographier. Je joue parfois avec Keshi et Leka, les deux chiens de l'hôtel, peu farouches, toujours en quête de caresses comme la dizaine de chats qui se promènent dans la propriété. J'ai la surprise de voir débarquer au bout d'une semaine le seigneur des anneaux-bulles, Matt, que j'avais rencontré lors de ma précédente venue à Fidji et qui était venu plonger à Taveuni juste avant son retour en Australie. Il m'offre encore le spectacle de beaux anneaux qui se gonflent et explosent en mille morceaux pendant les excursions. Une très belle nuit sous les étoiles, quatre membres du personnel, frère, sœurs, cousine, nous gratifient de belles chansons anglaises et fidjiennes en nous offrant le kava, mais un kava « light », allégé pour les touristes. Leurs très belles voix s'accordent, se nouent dans l'instant présent, la grâce dans la douce ivresse du kava pour aller se perdre dans l'immense nuit du monde.
Le poids des ans
Mes dernières nuits sont agitées. Je commence à ressentir un mal de dos persistant. Ce n'est que l'avant dernier jour que je comprends que c'est lié à la ceinture de plomb que l'on doit nouer autour de sa taille pendant les randonnées sous-marines. A Fidji, ils emploient de bouteilles en aluminium, plus légères que les bouteilles de plongée en acier, d'où la nécessité de lester avec ces kilos supplémentaires. Je décide tout de même de plonger le dernier jour au « Barracuda Point – Lieu des Barracudas ». J'accompagne la palanquée, un peu en retrait de mes compagnons. Au début, trois barracudas, vastes poissons en forme de sabres noirs effilés transpercent notre espace. Je m'éloigne encore de mes camarades lorsque lentement, quelques vivaneaux rouges s’incrustent voluptueusement à mes côtés comme dans un rêve éveillé. Je respire à peine les bras croisés sur ma poitrine, j'évite de faire éclater de grosses bulles, je suis progressivement entouré d'une vingtaine ou trentaine de poissons, je suis confondu à l'intérieur d'eux, dans leur banc. Je me figure que je suis l'un d'entre eux, je respire par mes branchies, je donne de légers coups de nageoire pour avancer, mes écailles resplendissantes, rouges passion laissent glisser l'eau avec douceur, délicatesse. Infime poisson perdu dans les profondeurs, je flotte en harmonie avec l'océan, le monde, les incommensurables espaces du ciel. De toute éternité, j'ai habité les fonds sous-marins, en naviguant paresseusement avec mes congénères, je voguais ainsi me rapprochant de la surface, captant les rayons rafraîchissants du soleil le jour, palpitant aux mille feux lointains des étoiles la nuit, déambulant dans les grottes basaltiques, qui s'entrouvraient devant moi comme de vastes portiques … mais tout à coup, dans un mouvement brusque, les vivaneaux accélèrent et me laissent au bord de la route, orphelin. Quelques vigoureux coups de palme et je rejoins la palanquée. Nous explorons un massif corallien, quelques diagrammes orientaux, poissons craintifs au corps rayé blanc et noir et munies de nageoires jaunes à taches, jouent à cache-cache dans les anfractuosités des récifs.
Diagramme oriental

Nous continuons la randonnée lorsque tout à coup, un violent courant se lève en face. J'ai trouvé les ballades de Taveuni magnifiques mais elles ne sont pas faites pour des purs débutants, nous devons alors lutter pied à pied avec le cours d'eau sous-marin qui entraîne avec violence en sens contraire. La consommation d'air augmente à une vitesse folle tandis qu'il faut palmer avec vigueur pour progresser. Nous débouchons sur un terre-plein rempli de récifs coralliens, le calme est revenu pour l'attente du palier de décompression. Dernière image captée avant la remontée, de grands poissons à la robe jaune plongent dans les interstices des coraux, comme des rayons de soleil bondissants, pour picorer, capter la nourriture qui s'y cache.
Le mal de dos s'est évidemment approfondi après la dernière excursion. Je gis sur le lit, avec une grande douleur au niveau des hanches. Toute la journée de transit à Nandi, je tente continuellement des mouvements d'assouplissement en espérant que la douleur passe.