O
mon père ! Est-ce toi que je sens en moi-même ?
As-tu pouvoir de vivre et de vaincre la mort ?
Gérard de Nerval, Le Christ aux oliviers
As-tu pouvoir de vivre et de vaincre la mort ?
Gérard de Nerval, Le Christ aux oliviers
« Yakamoz »
Aujourd'hui, j'ai l'âge
de la mort de mon père, Ismail, quarante-trois ans et vingt sept
jours.
Ce n'est pas le prénom
qui figure sur son acte de naissance, pour l'état civil c'était
Şahismail. Il n'aimait pas celui-ci, avec la présence de ce préfixe
venu d'Iran (Chah ou Shah) désignant un monarque dans cette langue.
Il racontait parfois l'histoire familiale de la transformation de son
prénom car il devait normalement porter celui d'Ismail puisque
autrefois, dans les familles turques traditionnelles, le choix du
prénom des enfants qui naissent était souvent un privilège dévolu
aux anciens et que sa grand mère Emine avait exigé de son fils Ali,
le père de mon père, de nommer son ainé Ismail. Elle avait été
mariée une première fois à un homme qui portait ce prénom mais il
mourut peu de temps après, elle avait été contrainte de se
remarier au père d'Ali. Elle gardait un souvenir attendri de son
premier mariage et souhaitait perpétuer son souvenir mais cela
plaisait moyennement à son fils de devoir donner le prénom de cet
homme qu'il considérait comme un étranger à son propre enfant. Il
se rend à l'état civil et de manière malicieuse rajoute le préfixe
« Şah » pour exprimer sa désapprobation du choix
maternel, son désir de liberté par rapport à cette coutume
contraignante. Toutefois, mon père fut appelé Ismail par sa
grand-mère, au sein de sa famille, tous ses amis ne le connaissaient
qu'ainsi ; la volonté d'Emine de célébrer la fidélité de son
cœur s'imposa envers et contre tout. C'est ainsi qu'il résonne en
moi.
Ce n'est pas son âge
exact, il devait sans doute être plus vieux à sa mort. Mon
père est né officiellement un premier janvier mais c'est une date
fictive comme pour de nombreuses personnes nées dans un
univers rural très pauvre en Turquie vers le milieu du siècle
dernier. Le chef-lieu du canton où la naissance devait être
enregistré était éloigné du village de naissance, les paysans de
cette Turquie qui est encore un pays largement sous-développé, où
l'illettrisme est la règle, ne s'y rendaient qu'à de rares
occasions. Ils ignoraient la date du jour, le calendrier était
composé pour eux du temps de la terre, des semailles, des récoltes,
de la succession du temps ensoleillé, du vent, de la pluie et de la
neige, de la substance même du monde. Ils attendaient souvent que
l'enfant ait survécu une première année, voire une deuxième
avant d'aller faire un détour par l'état civil, le déclaraient
comme venant de naître au premier jour de l'an par
souci de simplification, pour éviter tout tracas avec les
fonctionnaires qui sans doute n'étaient pas dupes. Je ne peux que me raccrocher
à sa date de naissance officielle pour calculer son âge à sa mort
dans l'ignorance du vrai jour de sa venue au monde.
Mon père : ombre illuminée toujours vive en moi,
plus de vingt-trois ans après son départ. Il était une figure
d'autorité pour moi, crainte, respectée mais ce n'est pas une ombre
menaçante, je sens sa présence douce ondoyer en moi comme un océan
chatoyant, aux éclats veloutés miroitant sous la pleine lune. Caresse, frémissement de la lumière lunaire qui plonge dans l'eau, s'entremêle aux profondeurs
aquatiques et rejaillit aussi se répercuter vers l'espace, y déploie
un feu d'une délicatesse infinie, ténu et pourtant immense,
apaisant ; les vibrations qui se déploient de cette source lumineuse
entremêlée aux mouvements ondulants de l'eau m'effleurent, se
diffusent, grandissent en moi, deviennent part intégrante de mes
organes, cœur et battements, poumons et souffle, cerveau et âme. Il
git désormais dans un cimetière à Ankara, son corps décomposé
est venu nourrir, embrasser dans une ultime étreinte cette terre
turque, amoureuse fidèle qu'il aimait tant. Évanouissement de la
chair, retentissement de l'esprit éternel.
Entre
deux accidents
Souvenir de sa mort ...
Il se rendait aux fiançailles de la fille d'un ami et j'étais resté
à la maison, appréciant peu ces réjouissances impersonnelles, avec sa permission et même sa bénédiction, car il était légèrement en froid avec cet ami mais se sentait obligé d'y aller par politesse.
N'ayant pas le permis, il prend place pour se rendre à la mosquée
dans la voiture d'un fou du volant, petit coq ivre de puissance
venant de s'acheter une grosse cylindrée, qui s'amuse à rouler à
toutes blindes au centre-ville. Cet imbécile grille un feu rouge, heurte une
voiture qui veut tourner vers les quais, la voiture s'encastre dans
un poteau près d'un restaurant. Les autres occupants de la voiture
s'en tirent sans dommage, lui seul à l'arrière est dans un grave
état, l'équipe d'urgence venu sur les lieux tente à plusieurs
reprises de le réanimer.
Ma mère est revenue de
la fête qui n'avait pas été interrompu, les hommes et les femmes
étaient séparés comme c'est le cas dans les familles
traditionalistes, elle n'est au courant de rien. Retentissement de la
sonnerie d'un téléphone, nous apprenons que notre père vient
d'avoir un accident, nous n'en connaissons pas encore la gravité,
nous devons nous rendre au centre de traumatologie
d'Illkirch-Graffenstaden. J'accompagne ma mère, j'explique à
l'accueil de l'hôpital la raison de ma venue, la personne passe un
coup de fil, je la vois écarquiller les yeux, lever son regard vers
nous avec un voile de tristesse et d'inquiétude. Nous passons dans
une pièce où la mauvaise nouvelle nous est annoncée. Éclatement,
déchirement en sanglots, une infirmière me prend contre elle, et là
pour la seule fois de ma vie, j'ai une légère attaque de
tachycardie, je sens mon cœur accélérer de manière impérieuse
dans ma poitrine, je sens même la peau se soulever, vibrer de
manière frénétique. Je dois me coucher sur le sol, respirer à
longues gorgées pour que le calme revienne en moi. Les médecins
nous expliquent qu'au moment où les urgences sont arrivés sur
place, ils récupéraient le pouls en tentant de le réanimer, mais à
chaque fois en vain car le cœur de mon père s'arrêtait à nouveau,
ils ont dû finalement constater sa mort clinique. Son esprit a été
incapable de passer pour une deuxième fois la barrière du feu, de
la souffrance insoutenable car il avait déjà connu un accident
terrible seize années auparavant alors qu'il venait tout juste de
nous faire venir de Turquie pour le regroupement familial.
Il n'a pas encore trente
ans, il se rendait un matin au travail en vélo. Il tourne à gauche
lorsque déboule dans cette rue une voiture contre laquelle il se
fracasse, il passe par dessus et son crâne heurte durement à la
fois la voiture et le macadam, il sombre dans le coma. Souvenirs
imprécis ; je n'ai que quatre ans à l'époque. Je me souviens de
l'effet dévastateur sur la famille qui a failli se disloquer
totalement à la suite de ce drame. Il en a gardé une infirmité
toute sa vie, une perte des sensations, des goûts, une difficulté à
réfléchir, des problèmes de mémoire et surtout une perte de
l'élan vital, de la dynamique qui le caractérisait. Il s'amusait
parfois à me faire palper sa tête cabossée pour que je puisse
sentir les cicatrices de l'opération, je plongeais ma main dans ses
cheveux, je sentais, légèrement effrayé, sur la paume de mes
doigts le long du sommet de son crâne des abîmes vertigineux, crevasses aux bords
rugueux, des points de suture, des nœuds qui stoppaient mon
cheminement.
Ces deux chocs funèbres
sont pour moi les deux immenses portes de l'enfance sous l'égide de
mon père. Premier choc, première porte : le poids de la fragilité
humaine m'apparaît en tout éclat mais mon père revient
miraculeusement de la mort, échappe à la grande faucheuse pour me
recouvrir tendrement de son ombre. Deuxième choc, deuxième porte :
je suis désormais seul à porter ce fardeau.
Mélancolie
et faiblesses
Dans les
souvenirs pêle-mêle attachés à mon père flotte en moi le sentiment de
tristesse, d'inaccomplissement que je percevais émanant de lui. Il
traînait un sentiment d'échec social qui rejaillissait dans sa vie
courante. Il avait ardemment souhaité faire des études, il en avait
largement les capacités mais il avait dû arrêter vers treize ou
quatorze ans lors de l'enseignement secondaire, pour des raisons
essentiellement liées à la grande pauvreté de sa famille même si
une obscure historiette amoureuse avec la fille d'un notable,
réprouvée par les proches de la famille de celui-ci, semble avoir
servi de catalyseur pour l'abandon de la scolarité. Il était
définitivement fait pour réaliser des tâches intellectuelles, il
l'aurait fait dans un monde où il aurait régné un minimum de
justice sociale, d'égalité des chances, ce qui n'était pas le cas
de la Turquie dans les années soixante du siècle dernier. Il était
souvent d'une maladresse confondante quand il s'agissait de réaliser
des travaux manuels complexes. Contraint de choisir un métier manuel
à l'adolescence pour vivre puis pour subvenir aux besoins d'une
famille qui n'a cessé de s'agrandir, il s'était orienté vers le
métier de peintre en bâtiment qui est parmi les métiers du
bâtiment celui qui nécessite la plus faible qualification, où le
savoir à acquérir est minime, où seul compte essentiellement la
patience, l'ardeur à la tâche. Je l'admire pour l'accomplissement
sans fin de cette tâche rébarbative, ennuyeuse, répétitive à
l'extrême, pour la manière dont il est reparti au combat pour
reprendre ce travail qu'il détestait après son terrible accident,
avec la seule volonté d'être le soutien familial qu'il ne pouvait
pas envisager de ne pas être, alors que les médecins lui
conseillaient d'attendre mais, ainsi qu'il le disait à ma mère
« Que vont faire mes enfants si je ne retourne pas au travail
? ».
Il était hanté par les
souvenirs de ses belles années scolaires, il parlait toujours avec
émotion de l'école, racontait ses exploits scolaires, narrait avec
fierté comment il avait un jour impressionné l'inspecteur venu
contrôler le niveau des élèves à l'école primaire en dénouant
des problèmes que n'arrivaient pas à résoudre les plus âgés de
la classe. Il racontait l'humiliation de devoir sans cesse demander
les livres qu'il ne possédait pas à ses camarades scolaires au
collège, un des premiers achats de sa vie avait été un atlas
géographique qu'il consultait toujours rêveusement. Il était
respecté par ses frères et sœurs, par ses amis pour le savoir
qu'il continuait à chérir. Je l'entendais citer des vers qu'il
avait retenus de poètes turcs tels que Yunus Emre, Necip Fazil
Kisakurek et d'autres encore devant ses amis, phrases dont je
captais rarement le sens. Il ne cessait de s'informer avec des
journaux turcs qu'il lisait avec avidité, il dévorait chaque nuit
une encyclopédie islamique vendu en supplément par un quotidien car
il était sujet à des insomnies chroniques après son accident en
vélo.
Mère et Père
Immense éclat dans ma
mémoire, j'ai treize-quatorze ans, je me réveille au milieu de la
nuit pour aller aux toilettes. Quand je ressors, je vois la lumière
du salon allumée, j'ouvre la porte, je le regarde un long moment, je
suis encore vaguement endormi, et les yeux mi-clos je le vois
faiblement illuminé par les deux ampoules de faible puissance ; il
est plongé dans sa lecture, le regard perdu dans son encyclopédie
comme dans les profondeurs d'un vaste océan, baignant dans cette
lueur mate aux contrastes toutefois nets, limpides, dans un
silence religieux où seul résonne en contrepoint le tambour souterrain
de mon propre cœur. Il perçoit ma présence, pose le livre, me dit
qu'il est tard, que je dois aller en classe le lendemain, qu'il doit
également se coucher. Il me raccompagne jusqu'à la porte de ma
chambre en me poussant avec douceur par l'épaule, m'effleure les
cheveux, seul geste d'effusion et de tendresse qu'il se permettait quelquefois, en me disant « Travaille bien à
l'école ». Je me rendors.
L' accident n'a pas
seulement laissé des séquelles indélébiles sur son corps, après
celui-ci il traverse une crise identitaire profonde qui prend une
teinte religieuse. Il perd quelques amis, commence en lui une quête
intérieure et il opère une mue fondamentaliste. Son éducation
turque a mêlé une part de culture musulmane conservatrice et
d'esprit kémaliste républicain, comme dans la plupart des familles
populaires. Il a essentiellement été indécis politiquement durant
sa vie, passant de la gauche qui répondait à son sentiment
d'injustice sociale à la droite nationaliste qui épousait son amour
profond pour la Turquie. Au milieu de ce cheminement, la parenthèse
à connotation fondamentaliste a été une période pénible. Il
s'est laissé poussé la barbe et a même essayé de contraindre ma
sœur aînée à porter le voile à école. Elle a résisté, il a
vite abandonné face à sa ténacité, la volonté de ma sœur de
continuer à poursuivre ses études en toute liberté s'est imposé
envers et contre tout. En réalité, son désir de faire étudier ses
enfants, de les faire réussir là où il avait échoué était en
lui bien plus profond que cette pseudo-injonction religieuse, la
parenthèse fondamentaliste, vernis inspiré par la peur, s'est
refermé ; alors que nous allions en vacances en Turquie en voiture,
il s'est coupé la barbe en chemin.
Est-ce lié à son
accident, est-ce que cela découle d'une inaptitude naturelle
chronique à gérer le quotidien, il était dénué pour beaucoup de
choses de sens pratique, il pouvait facilement se faire escroquer, se
faire avoir par certaines personnes peu scrupuleuses. Il faisait
naturellement confiance aux personnes qui l'entouraient, qui tiraient
parti du sentiment d'amitié pour lui soutirer de l'argent au delà
du raisonnable. Comme tous les immigrés de cette génération, il
avait en lui le rêve de retourner un jour vivre en Turquie. Il
achète lors d'un voyage au pays natal un appartement avec un magasin
situé juste en dessous. Nous apprenons deux ans plus tard en parlant
avec des voisins qu'il a payé pour la boutique deux fois le prix
d'un magasin situé juste à côté, pourtant mieux situé à
l'angle et d'une superficie largement plus grande. Il l'avait acheté
à une connaissance qui se prévalait de ses liens personnels avec
mon père qui en a profiter bien entendu pour prendre ses distances avec ce
pseudo-ami. Un autre jour, il revient du travail en nous annonçant
qu'il vient d'acheter une voiture à un collègue de travail,
convaincu par ce dernier qu'il l'acquérait à un excellent prix. Ma
mère venait d'avoir le permis, mon père ne pouvait l'obtenir depuis l'accident. Nous sommes obligés d'emmener la
voiture au garage très peu de temps après, le réparateur nous
révèle que ce tacot est un véhicule gravement accidenté, il
nécessite à deux reprises des réparations très lourdes et
coûteuses. Malgré cela, la voiture fait des embardées brusques
sur la route mais mon père prétend que c'est la faute de ma mère,
qu'elle conduit mal. Un jour, nous descendons une forte pente des
Vosges en famille dans la voiture, ma mère crie, hurle, elle n'a
plus aucun contrôle sur le véhicule, nous sommes à quelques
centimètres de basculer dans la fosse, elle est obligée de ralentir
avec le frein à main. Nous arrivons tant bien que mal chez un oncle
habitant à Gerardmer mais elle refuse de reprendre place dans le
véhicule avant une inspection complète du moteur. Il s'avère que le volant de direction retenu par
quatre boulons ne tient plus que par la moitié d'un seul au bord de
la rupture, le réparateur médusé déclare que nous sommes
fous d'être venus de Strasbourg jusqu'ici. Mon père est blême,
silencieux, conscient que nous avons failli mourir. Les exemples de
sa faiblesse sont légions, je pourrais les multiplier.
Étrangement, cette inaptitude à jauger les gens, cette confiance
aveuglante qu'il donnait parfois à tort aux personnes qui se
prétendaient ses amis me le rend plus cher ; j'affectionne cette
faiblesse humaine, cet aspect velléitaire dans un monde où l'on
célèbre la réussite sociale, où tirer profit de l'autre, étaler sa force au mépris du sens élémentaire de la justice, s'en
vanter provoque l'admiration des imbéciles, je peux regarder avec fierté la conscience
de mon père comme un miroir sans tâche, poli, pur.
Mon père était d'une
rigoureuse honnêteté, je l'ai vu toujours profondément irrité,
désemparé face aux mensonges, à la mauvaise foi. Un jour, il
revient du travail, dans la colère la plus profonde qui soit,
accablé par l'épisode suivant : son chef de chantier lui avait
promis qu'en échange d'heures supplémentaires, il serait payé à
un certain montant convenu d'avance entre eux ; mon père ne ménage
pas sa peine, travaille dans les endroits les plus sales à des
heures impossibles dans la chaleur étouffante de l'été jusqu'à la
fatigue extrême, mais au moment de la réception de la fiche de
paie, le compte n'y est pas ; il se rend dans le bureau de ce chef,
lui exprime sa déconvenue, lui réclame des explications. Celui-ci
l'interroge sur le montant de la prime d'invalidité qu'il perçoit
trimestriellement de la sécurité sociale à la suite de son
accident, divise le montant par trois, le rajoute à celui inscrit
sur la fiche de paie et lui démontre ainsi qu'il a un revenu mensuel
équivalent à celui qu'il lui avait promis ; mon père indigné par
cette fourberie, humilié, froisse sa fiche de paie, le jette à la
tête de son chef en le traitant de ce qu'il était, voleur et
menteur.
Il reçoit par courrier
une mise à pied de quelques jours. Douleur de l'homme juste face à
l'hypocrisie, il ne cesse de tourner en rond, de fulminer, de
raconter éternellement avec rancœur la scène, la rumine car elle
traduit sa frustration, sa faiblesse sociale, recouvre son sentiment d'échec, son
incapacité à lutter contre la hiérarchie, à exprimer correctement
son ressentiment. Il tonne qu'il va démissionner, mais ma mère,
voix de la raison, lui rappelle la difficulté de trouver un travail,
la nécessité absolue qu'il y a de subvenir aux besoins d'une
famille nombreuse, qu'il doit s'armer de patience … Il me demande
de l'accompagner consulter un syndicat, nous sommes reçus par deux
permanents à qui il me demande de traduire son histoire. En échange
du paiement d'une cotisation depuis le début de l'année, ils
écrivent une lettre avec accusé de réception à l'employeur
rappelant les faits, expliquant posément les raisons de la colère.
Ils nous en donnent une photocopie : le contenu de la lettre est
purement administratif mais en une dizaine de lignes, la vérité est
rétablie.
Quand nous rentrons, il
me demande sans fin de lui révéler la teneur de la réponse
syndicale, je la traduis à chaque fois patiemment mais il me
sollicite avec une telle insistance qu'à la fin, n'en pouvant plus
de devoir répéter les mêmes mots, je le transcris sur une feuille
en turc pour qu'il puisse l'avoir en permanence sous les yeux. Il ne
me sollicite plus, je le vois déplier sans cesse ce papier pour le
lire avant de le replier, mais je perçois vaguement la déception de
ne plus m'entendre, d'écouter les mots de la vérité résonner
clairement dans la bouche de sa descendance, dans la bouche du
prolongement qu'il espérait glorieux de soi alors qu'il se
ressentait quantité négligeable au monde.
La
gloire de mon père
Rigoureuse honnêteté
envers les autres, chacun devait avoir son dû, ni plus, ni moins. Ni
plus : nous sortons d'une station-essence après avoir payé le plein
d'essence, il se rend compte que la personne lui a rendu la monnaie
sur un billet de 500 F et non 200 F. Il s'en assure avec ma mère qui
attend au volant, il retourne avec moi rendre l'argent à l'employée,
ébahie par le geste. Quant à moi, enfant d'une douzaine d'années,
je me dis qu'il est fou, qu'il est bête, je m'imagine toutes les
dépenses que j'aurais pu réaliser avec cette manne tombée du ciel,
mais transmission spirituelle des valeurs, je sais désormais que je
me comporterais de manière identique. Ni moins : quelques mois plus
tard, nous payons à la caisse d'un supermarché, il manque 5
centimes, il réclame avec insistance l'argent à la caissière qui
n'a pas de pièce de monnaie d'un tel montant, qui doit s'enquérir
auprès des autres collègues, que j'entends et vois auprès de
celles-ci discrètement traiter mon père de radin, alors qu'il
aurait pu selon elle ne pas réclamer une si petite somme.
Il
était pour moi une figure crainte et respectée, une enveloppe
protectrice qui me protégeait du monde, un platane à l'ombre duquel
je mûrissais lentement, doucement. Venant d'une famille
populaire turque, il exigeait une attitude de révérence face à
lui. S'il voulait boire, nous devions lui apporter à sa demande un
verre d'eau puis nous tenir en attendant qu'il ait terminé dans une
pose équivalente à celle de la prière musulmane en station debout,
en plaçant notre main droite sur celle de gauche que l'on plaquait
au dessus du nombril. Je trouvais normal de lui ramener l'eau mais je
détestais la posture peu naturelle qu'il nous imposait,
j'accomplissais toutefois en silence sa volonté. Je faisais
l'apprentissage de l'obéissance que je considère désormais
essentiel pour accéder au bonheur, même si ce n'est pas bien
entendu la vertu suprême. Je redoutais sa colère, son attente
immense en matière de résultats scolaires. Il avait reporté sur
ses enfants son désir d'ascension sociale, il était
particulièrement exigeant pour tout ce qui touchait à l'école,
respect des maîtres, assiduité, notation. Il ne cessait de répéter
comme un mantra la maxime suivante« Oku, öğren,
ilme çalış » ce qui signifie « Lis, apprends,
travaille à la science » qu'il avait extrait d'un texte d'un
savant islamique ou d'un hadith. Il
fallait toujours viser l'excellence, être premier de la classe pour
pouvoir le satisfaire. Il regardait attentivement nos cahiers, nos
bulletins, commentait l'évolution des notes, se faisait traduire les
évaluations orales. Un jour, j'obtiens un passable sur un exercice
au lieu des biens ou très biens que j'accumule à l'école primaire
et je devais faire signer comme quasiment chaque semaine mon cahier
d'exercices par mes parents pour le présenter à l'enseignant. Dans
la crainte d'essuyer la colère paternelle, j'imite la signature de
ma mère, très facile à contrefaire. Il reprend la semaine
prochaine le cahier à partir de l'endroit où ma mère a signé
situé quelques pages après celle où s'étale mon abomination; je me dis Ouf, sacré petit malin que je suis, j'ai
échappé à la catastrophe. Lorsque le cahier est terminé, il le
signe mais mû par la curiosité le reprend entièrement. Je suis
terrorisé, tétanisé, muet, il tourne les pages avec minutie, je
prie pour qu'il ne tombe pas sur l'exercice où j'ai eu une mauvaise
note mais Dieu balaie sous un paillasson mes prières le voici sous
ses yeux. Il me demande ce que c'est, je bredouille n'importe quoi.
Il appelle ma mère qui lui confirme qu'il ne s'agit pas de sa
signature, qu'elle n'a jamais signé à cet endroit, qu'elle lui
aurait forcément signalé si j'avais eu une mauvaise note. Il élève
la voix, me tire légèrement par l'oreille, j'avoue en pleurs mon
forfait terrible, je demande pardon pour mon mensonge. Comme à
chaque fois que je fais une bêtise enfantine, la sanction est minime
au regard de ma crainte démesurée, mon père n'était absolument
pas adepte de la violence, je m'en tirais comme toujours avec une
oreille qui chauffait, une légère claque, la punition n'était
jamais en commune mesure avec la terreur éprouvée. Anecdote ridicule, dérisoire mais à l'aune de
l'enfance, nos minuscules forfaits nous apparaissent comme des péchés
étourdissants, j'étais un simple enfant chaviré par la puissance
de son attente sociale, par la force de son désir de reconnaissance
qui m'accablait de temps en temps mais qui m'a aussi et surtout
poussé vers l'avant. Je comprends avec l'âge que ce n'est pas tant
la crainte de la sanction qui me poussait à dissimuler mais celle
d'affronter le poids de la déception parentale ; le retentissement
de ce forfait futile dans ma conscience est la trace tangible de mon
propre respect pour les valeurs enseignées par mon père.
Autre formule qu'il
répétait, c'était la primauté du spirituel sur le matériel, du
« manevi » sur le « maddi », la nécessité
de suivre quelques valeurs simples et désuètes qu'il rattachait à
sa culture islamique tels que le respect de l'école, des autres, la
tolérance, la politesse, l'obéissance, l'ordre, le travail, le goût
de la connaissance. Par un inexplicable concours de circonstances, je
me retrouve propulsé un jour en sujet d'un reportage sur
l'immigration turque en Alsace et la réussite scolaire des enfants
d'immigrés alors que je suis en seconde générale au lycée. Une
équipe de télévision de FR3 de l'émission « Mosaïques »
est venu au rectorat de Strasbourg pour réaliser un reportage sur ce
thème, celui-ci a aiguillé les journalistes vers moi. Je suis
interviewé à l'école, mais timide et réservé je bredouille
quelques mots aux questions que l'on me pose. Les reporters veulent
aussi quelques images de moi en famille, nous les accueillons à la
maison. Mon père raconte longuement son histoire, lit quelques
lignes de poèmes qu'il écrivait. De cette longue interview, ils
retiennent de lui simplement un passage où il exprime exactement
cette idée, qu'il a élevé ses enfants en leur inculquant avant
tout des valeurs spirituelles, je me souviens avec force du passage
où il proclame cette vérité alors que je n'ai aucun souvenir des
scènes où j'apparais. Le jour où le reportage passe à la
télévision, nous ne sommes pas prévenus, nous ratons le début de
l'émission, nous ne pensons pas à l' enregistrer. Mon père écrit une
lettre pour demander une copie du reportage, en vain. Peut-être un
jour le reverrais-je prononcer ces paroles ...
Le
chemin de la mort
Mort accidentelle, qui
n'a pas été précédée d'une longue maladie qui prépare au décès,
qui prépare déjà le chemin du deuil. Mort abrupte, saisissant de
court nos esprits ; les pleurs ruissellent des yeux de sa femme, de
ses enfants, lorsqu'une pensée de notre père vivant se manifeste,
lorsqu'on évoque son souvenir, que l'idée de la solitude à jamais,
de l'impossibilité matérielle de le revoir nous frappe comme une
lame en plein cœur. Douleur immense, portée par le bord extrême
d'une vague s'étendant comme une vaste onde, les larmes ruissellent
soulevant alors parfois celle des personnes qui nous entourent par
vagues successives tandis que la leur s'abat sur nous. Douleur
inexorable qui s'apaise avec le temps pour descendre
imperceptiblement au fond de nos êtres, devenir une part
nostalgique, un dépôt inextinguible en nous-mêmes, un fond
sablonneux qui se réveille, se soulève parfois au gré des
souvenirs pour retomber dans les profondeurs.
Je suis à la porte de la
morgue de l'hôpital peut-être deux jours après son décès
clinique. Les amis, les proches de la famille nettoient le corps à
l'aide d'eau, rite musulman de purification avant l'envoi pour
l'enterrement en Turquie, j'attends dans l'antichambre en qualité de
fils aîné. J'entends exprimer autour de moi l'idée que je me dois
de voir une dernière fois le visage de son père, je ne dis pas un
seul mot mais la pensée que l'on va m'infliger la vision d'un
cadavre, la vue d'un corps qui a peut-être entamé le lent processus
de putréfaction, quand bien même il s'agirait de mon père que
j'aimais, me révulse. Je préférerais garder en mémoire d'autres
souvenirs, l'attacher dans mes idées à d'autres lieux que cet
endroit froid, impersonnel, clinique. On ne me demande pas mon avis,
j'obéis, je me lève, je m'avance lentement du pas du condamné vers
la salle où il gît, je vais voir le premier mort, le premier
cadavre de ma vie. Je m'approche de l'endroit où il repose avec un
drap qui le recouvre à partir du torse, seul émerge son visage
flottant dans la lumière pâle de la morgue ainsi que pour
l'éternité dans le rayonnement sacré de ma mémoire. Il est d'une
blancheur déconcertante, fortement émacié, un très beau sourire
flotte sur ses lèvres comme s'il avait trouvé un apaisement infini,
miraculeux, enchanteur. Je ressens la vibration d'un sourire
invincible qui se déclenche en moi, son visage irradie d'une grâce
vertigineuse. Je suis rentré avec la terreur de me confronter à la
mort, je ressors avec son sourire éternel en moi, celui qu'il
arborait si souvent malgré la délicate mélancolie qui émanait de
lui. L'enveloppe d'autorité, de peur à travers lequel je le
percevais avait disparu, s'était évaporé en même temps que la froideur cadavérique s'était emparé de lui, seuls en moi résonnent
la douceur et la bonté que je ressentais aussi toujours en sa
présence.
Calligraphie japonaise :
Père Éternel Amour
Je pars en compagnie de
ma mère en Turquie pour le convoi du cercueil. Ses frères nous
accueillent, je palpe en particulier la douleur particulièrement
vive de son frère Cemal, celui dont il était plus proche, qui est
secoué fréquemment par les sanglots. Mon père était l'aîné de
la fratrie, celui qui tentait d'apaiser les querelles familiales qui
pouvaient prendre une tournure vive. Motif de ces chamailleries : le
partage d'une maison laissée par leur père à sa mort. A chaque
fois que nous retournions en vacances en Turquie, il tentait
d'apaiser les uns et les autres, je me souviens de longues soirées
où il les réunissait pour tenter de rapprocher les points de vue,
je m'endormais en écoutant ces longues palabres. Les essais de
réconciliation furent vains, mais sa figure d'aîné conciliant,
bienveillant dominait les débats sans fin, il était respecté par
sa famille. Cemal était le plus proche en âge, ils se ressemblaient
physiquement, il avait aussi acheté une encyclopédie qu'il lisait
avec passion comme son frère, et d'une nature sensible et délicate,
il était totalement affligé par la perte de celui-ci, il ne cessait
de répéter que désormais dans la famille c'était son tour. Il avait raison.
Le décès avait eu lieu
en janvier, au milieu de la saison d'hiver. Quelques membres de sa
famille éloignée, des amis qui l'avaient connu enfant s'étaient
déplacés depuis son village d'enfance pour assister à
l'enterrement. J'écoutais ces paysans qui avaient fait un long
voyage à Ankara pour partager une douleur que je percevais totale,
sincère. J'entendais dans la bouche de ces inconnus des anecdotes,
des récits d'évènements impliquant mon père ; l'histoire qui
s'étalait était la sienne mais c'était celle bouleversante,
étrange d'un enfant, d'un adolescent, d'un jeune homme, périodes
inconnus de moi. Ils représentaient le terreau dans lequel il avait
grandi, j'étais lié à ces paysans âpres, fiers par les liens
paternels, charnels du sang.
Son cercueil s'est envolé
après nous, il est ramené dans la nuit depuis l'aéroport d'Ankara,
déposé dans une mosquée. Un homme pieux s'y rend au petit jour
pour effectuer la prière matinale ; avant de partir, il s'approche,
intrigué, pour lire le nom affiché sur la plaque: « Ismail ».
Cemil a joué un rôle fondamental d'intercesseur pour la venue de
mon père en France, il fut un de ses plus proches amis durant les
premières années d'exil avant de faire un retour définitif en
Turquie, mon père resté en France et lui s'étaient perdus de vue.
Stupéfié, bouleversé par sa découverte, il accourt nous présenter
ses condoléances. Surgissement pour moi d'une figure familière du
passé, il passait parfois à la maison ; Homme affable, souriant,
nous le surnommions affectueusement « Oncle Chocolat »
car il nous offrait des tablettes de chocolat à chaque venue.
Voici venu l'heure de
l'ultime passage. Il est enlevé du cercueil, posé dans la tombe
enveloppé de son linceul. Les poignées de terre noire commencent à
tomber sur lui, le recouvrir comme une ultime pluie régénératrice,
le corps de mon père va recevoir cette manne, se désagréger en
poussière ; il est désormais la terre que je foule, mon énergie
vitale, le terreau vigoureux dans lequel mes racines plongeront à
tout jamais, la terre ferme sur laquelle je marche, la terre agile
sur laquelle je cours, la terre vivifiante sur laquelle je danse.
Mon
père en moi
Mon père est mort ; Bang
Bang Bang quelques centaines de millions de battements de cœur dans
l'espace et le temps après son décès, explosions de pensées en
moi liées à lui, à nous. Il occupe l'espace des trois pères
possibles : père de sang, social, spirituel. Imaginons : si je
rencontrais au cours de mes pérégrinations exactement le même
homme, aux mêmes actes, aux mêmes pensées je sais pertinemment que
nous ne pourrions être amis. Trop de différences entre nous, nous
avons vécu des expériences personnelles, familiales, historiques,
politiques, sociales, culturelles radicalement différentes. Le monde
qui nous entoure, l'état de la technique dans lequel nous vivons
déterminent largement notre pensée. Il est né peu de temps après
la fin de la seconde guerre mondiale, dans un pays sous-développé,
dans une famille paysanne, musulmane. Il a grandi dans un berceau
moyenâgeux, à l'écart encore du monde globalisé, il a entamé une
lente course vers la modernité. Quand je vois l'espace parcouru au
cours de celle-ci, je comprends parfaitement les raisons de sa crise
identitaire, elle était inévitable compte tenu de l'effort
d'adaptation permanent, perpétuel, gigantesque qui lui a été demandée, cette
crise devait se dresser comme un vaste mur à franchir, qu'il a
traversé. Le chemin que j'ai accompli est plus balisé, le monde
dans lequel j'ai à mon tour évolué a été immédiatement
multipolaire, multisocial, multiculturel.
Mon père m'a offert un patrimoine génétique, à travers celui-ci j'ai hérité d'un corps. Il a mieux géré le sien que je ne l'ai fais, il a toujours été mince, son alimentation marquée par la restriction, grâce évidemment à celle-ci, a été plus équilibrée. Arrivé à l'âge adulte, j'ai commencé à être une victime consentante de la société de consommation, aux tentations inoculées par la publicité, j'ai bêlé comme tous les millions de moutons de Panurge qui m'entourent pour assouvir mes désirs, pour poursuivre ceux des autres, je me suis empiffré de graisse, de sucre, d'additifs. J'ai mangé, j'ai grossi plus que de raison. Puis j'ai maigri, mais le mal est dans le fruit, je dois sans cesse me surveiller, me restreindre. Mon père a été plus sourd que moi aux appels des sirènes, son mode de consommation marquée par ses origines et sa condition ouvrière a été plus intelligent. Côté maladies corporelles, je me suis surpris à avoir quasiment aux mêmes âges les mêmes faiblesses, des ulcères à l'estomac puis une sciatique. Je suis heureux du corps que m'a légué à moitié mon père, je sais que c'est le seul, que je dois composer avec lui sans l'aduler, je le respecte car c'est de lui que procèdent mes joies, mes peines, mes pensées.
Une coupure radicale spirituelle nous sépare : il se déclarait musulman, croyant en Dieu ; je suis athée. Avait-il la foi ? De toute manière, compte tenu du milieu dont il est issu, il était inenvisageable pour lui de se proclamer incroyant. La religion musulmane est marquée par l'observance d'obligations contraignantes telles que les cinq prières par jour, qu'il a peu respecté comme la grande majorité des Turcs que je connais, y compris dans sa période fondamentaliste, ou l'interdit de l'alcool qu'il a transgressé une grande partie de sa vie (comme la quasi totalité des Turcs que je connais …) jusqu'à ce que l'injonction de ne pas boire s'établisse en lui. Même rengaine pour le jeûne du Ramadan qu'il a fini par observer à partir d'un certain âge. Je me garderai de dire qu'il n'était pas musulman en constatant qu'il a varié dans la soumission aux obligations islamiques, il y a une belle idée dans l'Islam où seul Dieu juge nos actes ; l'acte de foi est personnel, intime et met en lien directement le fidèle à Dieu. Il s'est revendiqué musulman, la culture islamique a profondément imprégné l'univers familial. Je me suis détaché progressivement de cette culture, je n'éprouve aucun désir spirituel d'une transcendance mais dans mon pays, la France, qui manifeste une peur irraisonnée de l'Islam, la vision perpétuelle de mon père tolérant, qui n'a jamais proféré de propos haineux vis-à-vis des autres et/ou de leur religion a eu une valeur d'édification par l'exemple. Petite scène du célèbre conte oriental de Medjnoun et Leila, histoire malheureuse d'amoureux qui a traversé les siècles : Un jour, un ami de la famille de Medjnoun lui dit : "Mais cette Leyla que tu aimes avec tant de constance n'est pas si belle que cela !". Medjnoun répondit: "Pour voir Leyla il faut avoir les yeux de Medjnoun". Mon père m'a fait don de ses yeux pour contempler la beauté idéale, la beauté réelle de l'Islam, je porte un regard positif sur cette religion ; j'ai rencontré à travers mes lectures la figure de Mevlana, cité parfois par mon père, écrivain-soleil irradiant depuis des siècles l'esprit turc, sa philosophie soufie imprègne ces lignes et ce blog.
Mon père m'a offert un patrimoine génétique, à travers celui-ci j'ai hérité d'un corps. Il a mieux géré le sien que je ne l'ai fais, il a toujours été mince, son alimentation marquée par la restriction, grâce évidemment à celle-ci, a été plus équilibrée. Arrivé à l'âge adulte, j'ai commencé à être une victime consentante de la société de consommation, aux tentations inoculées par la publicité, j'ai bêlé comme tous les millions de moutons de Panurge qui m'entourent pour assouvir mes désirs, pour poursuivre ceux des autres, je me suis empiffré de graisse, de sucre, d'additifs. J'ai mangé, j'ai grossi plus que de raison. Puis j'ai maigri, mais le mal est dans le fruit, je dois sans cesse me surveiller, me restreindre. Mon père a été plus sourd que moi aux appels des sirènes, son mode de consommation marquée par ses origines et sa condition ouvrière a été plus intelligent. Côté maladies corporelles, je me suis surpris à avoir quasiment aux mêmes âges les mêmes faiblesses, des ulcères à l'estomac puis une sciatique. Je suis heureux du corps que m'a légué à moitié mon père, je sais que c'est le seul, que je dois composer avec lui sans l'aduler, je le respecte car c'est de lui que procèdent mes joies, mes peines, mes pensées.
Une coupure radicale spirituelle nous sépare : il se déclarait musulman, croyant en Dieu ; je suis athée. Avait-il la foi ? De toute manière, compte tenu du milieu dont il est issu, il était inenvisageable pour lui de se proclamer incroyant. La religion musulmane est marquée par l'observance d'obligations contraignantes telles que les cinq prières par jour, qu'il a peu respecté comme la grande majorité des Turcs que je connais, y compris dans sa période fondamentaliste, ou l'interdit de l'alcool qu'il a transgressé une grande partie de sa vie (comme la quasi totalité des Turcs que je connais …) jusqu'à ce que l'injonction de ne pas boire s'établisse en lui. Même rengaine pour le jeûne du Ramadan qu'il a fini par observer à partir d'un certain âge. Je me garderai de dire qu'il n'était pas musulman en constatant qu'il a varié dans la soumission aux obligations islamiques, il y a une belle idée dans l'Islam où seul Dieu juge nos actes ; l'acte de foi est personnel, intime et met en lien directement le fidèle à Dieu. Il s'est revendiqué musulman, la culture islamique a profondément imprégné l'univers familial. Je me suis détaché progressivement de cette culture, je n'éprouve aucun désir spirituel d'une transcendance mais dans mon pays, la France, qui manifeste une peur irraisonnée de l'Islam, la vision perpétuelle de mon père tolérant, qui n'a jamais proféré de propos haineux vis-à-vis des autres et/ou de leur religion a eu une valeur d'édification par l'exemple. Petite scène du célèbre conte oriental de Medjnoun et Leila, histoire malheureuse d'amoureux qui a traversé les siècles : Un jour, un ami de la famille de Medjnoun lui dit : "Mais cette Leyla que tu aimes avec tant de constance n'est pas si belle que cela !". Medjnoun répondit: "Pour voir Leyla il faut avoir les yeux de Medjnoun". Mon père m'a fait don de ses yeux pour contempler la beauté idéale, la beauté réelle de l'Islam, je porte un regard positif sur cette religion ; j'ai rencontré à travers mes lectures la figure de Mevlana, cité parfois par mon père, écrivain-soleil irradiant depuis des siècles l'esprit turc, sa philosophie soufie imprègne ces lignes et ce blog.
Profonde
continuité dans le rôle assigné à l'école dans nos existences
respectives. J'ai eu la chance d'étudier dans la France des années
quatre-vingt bien plus juste au niveau social que la Turquie des années cinquante,
j'ai eu la chance d'étudier sous le regard attentif, vigilant de mon
père. Il avait cette curiosité permanente pour la politique et
l'histoire, un intérêt toujours vif pour l'actualité, ce sont des flammes qui
me dévorent aussi ; je lis avec avidité la presse, je suis en
permanence le théâtre politique, qui détermine notre lien à la
nation, qui façonne notre destin collectif, qui se cristallise en
mal ou bien pour terminer sa course dans les livres d'histoire. Je
trouve surprenant, admirable la permanence de cette attirance
culturelle de mon père car les rares fois où j'ai exercé un
travail manuel, en qualité d'ouvrier dans une boulangerie
industrielle, de peintre en bâtiment, la fatigue physique
m'empêchait une fois à la maison tout effort de lecture, j'étais incapable de me
concentrer. Sa passion pour la littérature, en particulier la
poésie, résonne aussi avec force en moi : le songe d'écrire le
traversait, il consignait des petites poésies dans un livret. Sabre
délicieux, impitoyable, ce songe me transperce à mon tour …
Discordance fondamentale
dans nos vies : à sa mort, il était marié, mariage heureux,
stable, il laissait derrière lui sept enfants. A son âge, je suis célibataire,
sans enfants. Il a su assembler autour de lui une famille solidaire,
aux solides liens familiaux, aux valeurs communes, j'éprouve
toujours une joie infinie à retrouver ma mère, mes frères et
sœurs.
Le temps du testament
J'ai l'âge de la mort de mon père. Un fossé, immense, incommensurable nous sépare, celui qui délimite le fils du père à tout jamais. A travers les strates imperceptibles de l'espace-temps, j'ai vieilli tandis que sa course s'est arrêtée, nous sommes frères jumeaux malgré le temps qui nous a désuni, grâce au temps qui miraculeusement nous rassemble, j'arrive vers lui, mes mains tendues blanches et nues emplies de compassion et de respect ...
Le temps du testament
J'ai l'âge de la mort de mon père. Un fossé, immense, incommensurable nous sépare, celui qui délimite le fils du père à tout jamais. A travers les strates imperceptibles de l'espace-temps, j'ai vieilli tandis que sa course s'est arrêtée, nous sommes frères jumeaux malgré le temps qui nous a désuni, grâce au temps qui miraculeusement nous rassemble, j'arrive vers lui, mes mains tendues blanches et nues emplies de compassion et de respect ...
Tic Tac Tic Tac Tic Tac
... Pour quelques heures, quelques minutes, quelques secondes, il est
encore mon aîné. Mes bras mes mains mes doigts démesurés s'élancent vers
lui pour l'étreindre Bang Voici l'heure fatidique nous nous
superposons, je récite quelques sourates de mon enfance même si ne
suis plus croyant, je l'étreins en fin une dernière fois, une première fois, lui qui était pudique à l'extrême, lui qui souffrait parfois en silence, lui dont je ressentais l'amour démesuré pour ses enfants, nos cœurs se synchronisent un court, précieux battement dans le présent fugace … Nous nous éloignons à nouveau, je suis plus
âgé, je deviens son grand frère, il reste sur le chemin, je vais marcher sans lui vers le
déclin, la mort.
Demain la mort ; mon père est décédé sans rédiger de testament, sinon dans nos cœurs, sinon spirituel. Je ne ferai pas la même erreur, Maître Notaire, approche toi, assieds toi, écoute ma voix, note sous ma dictée :
Demain la mort ; mon père est décédé sans rédiger de testament, sinon dans nos cœurs, sinon spirituel. Je ne ferai pas la même erreur, Maître Notaire, approche toi, assieds toi, écoute ma voix, note sous ma dictée :
Écrit en juin de l'an
2013, moi, Erhan, 43 ans et 27 jours, ni tout à fait fou, ni tout à
fait sage, je veux consigner ici mes dernières volontés, toutes
irrévocables. Je n'ai pas de bien, de maison à distribuer ; fort
heureusement, pas de batailles, pas de déchirements à prévoir pour
salir ma mémoire. Le peu d'argent que j'ai mis de côté, que ma
famille se le partage, et voyage de temps en temps en pensant à moi qui ait beaucoup
voyagé.
Je lègue à ma mère
Lutfiye la tendresse d'un fils aimant, l'amour filial dévorant de l'enfant
que j'ai été, l'amour serein du vieil homme que je deviens. Le
temps de la célébrer n'est pas venu, elle n'est pas morte,
heureusement ; qu'elle vive, généreuse dans le bien, encore de
longues années. Quand j'écris ces mots, peu s'en faut que mon cœur
ne se fende.
J'offre à ma sœur Emine
en gage ma confiance éternelle de frère cadet, limpide comme l'eau
qui coule, immaculée comme le miroir le plus fidèle, irradiante
comme le soleil le plus éclatant. Qu'elle le reçoive comme toujours
avec humilité et l'insuffle autour d'elle pour venir en guérison
des cœurs malades.
Je donne en legs à ma
petite sœur Derya l'écume qui danse, libre, exaltante, sur le bord
ourlé des vagues, la beauté des rayons de soleil qui s'entremêle à
l'océan, l'éclatement de l'eau que les dauphins viennent frapper dans leur
course éperdue, les milliards de coraux qui reposent
dans les profondeurs des mers.
J'attribue à mon frère
Hakan la politesse des padischahs, l'éternel sens des
responsabilités. Qu'il lui soit octroyé la beauté des jours où
les passions éclatantes qui ornent nos existences brûlent dans le
feu du plein midi, ainsi que l'espérance qui palpite comme un trésor à dévoiler
dans les nuits illimitées.
Idem pour mon frère
Orhan, mais qu'il ait aussi en partage la droiture des sultans, le
courage dans les batailles quotidiennes de la vie. Qu'il lui soit
assigné les crépuscules où les couleurs dansent, tourbillonnent
dans une folle étreinte, ainsi que les aubes qui renouvèlent le
pacte fabuleux de la lumière.
J'accorde à mon frère
Cihan notre fragile terre, le soleil autour duquel nous tournoyons
comme des derviches-tourneurs, les galaxies qui poursuivent leur
course folle dans l'univers tandis qu'explosent en leur sein des
milliards de soleil. Qu'il tresse quelques étoiles entre elles pour
composer un collier à offrir à ses enfants.
Je donne à Fatih la soif
de conquérir le monde, d'en retirer la substantifique, vivifiante
moelle. Qu'il se l'approprie en riant à pleine dents puisque
l'univers est bruissant de désirs prêts à s'offrir à vous en échange d'un sourire, qu'il lance ses bataillons en organisant une folle
farandole, une danse effrénée.
Je transmets à mes
neveux et nièces Edis, Teo, Camille, Sarah, Leyna, Ismail, Séline,
Ayden la mémoire de mon père, leur grand-père, que personne parmi
eux n'a connu. Que son souffle vif-ardent les transporte, les anime
au jour le jour ; l'un porte son prénom, je forme le vœu que tous
portent ses valeurs.
Je confie à Rémy, mon
frère de souffle et d'esprit, le secret dérisoire des discussions
où nous nous sommes régénérés, le bilan comptable des victoires
et défaites des heures sportives où nous nous sommes confrontées,
les peines que nous n'avons pas pu éviter, les joies qui tombaient
comme une pluie de météores du ciel.
Je laisse à tous mes
ami(e)s passé(e)s, présent(e)s, futur(e)s le soin de me juger, de
se souvenir de moi comme bon leur plaise. Je garderai d'eux
l'empreinte ineffable du bonheur qui s'inscrit au jour le jour quand
on se réunit en compagnie de ceux que notre cœur a choisi.
Maître Notaire, cache ce testament en lieu sûr, que nul ne puisse y accéder ;-)
Maître Notaire, cache ce testament en lieu sûr, que nul ne puisse y accéder ;-)
Vers la vie éternelle
Demain la mort ; où est mon père ; où est mon père ?
Chair disparue, il est le visage qui s'est inscrit en moi comme une douce
bénédiction, le sourire qui imprègne maintenant chaque moment de
mon existence, la main qui frappe délicatement mon cœur-tambourin.
Demain la mort ; où est mon père ; où est mon père ?
Demain la mort ; où est mon père ; où est mon père ?
Chair disparue, il est la douleur poignante que j'ai reçu en partage au moment
de sa mort, de ses amis, de sa famille. Il est la peine que j'ai
transmis à mon tour, qui git en moi comme une douce blessure.
Demain la mort ; où est
mon père ; où est mon père ?
Chair disparue, il est là dans les réunions familiales, dans les jeux auxquels
s'adonnent ses petit-enfants, dans les rires qui prolongent les siens
comme un collier de fleurs blanches éternelles.
Demain la mort ; où est
mon père ; où est mon père ?
Chair disparue, il est ces mots qui traversent l'espace, qui irradient dans
le temps, dans ces mots longuement élaborés dans le secret de la
conscience, irrigués par la sève de la vie, des rencontres, des
souvenirs, des lectures, dans ces mots aussi vifs que les globules rouges, aussi
ardents que la pompe de mon cœur, aussi frissonnants que ma propre
peau. J'écris, j'écris, les mots se multiplient, s'accumulent, mais je dois vous
laisser, j'entends un bruit …
Toc Toc Toc Toc
Qui frappe quatre coups brefs sur la porte de la joie ? Je regarde par la fenêtre ; c'est mon père ; je dois aller lui ouvrir, pour mon repos éternel, pour son repos éternel.
Toc Toc Toc Toc
Qui frappe quatre coups brefs sur la porte de la joie ? Je regarde par la fenêtre ; c'est mon père ; je dois aller lui ouvrir, pour mon repos éternel, pour son repos éternel.
Frères,
au plus haut des cieux
Doit habiter un père aimé
Friedrich Schiller, Ode à la joie
Doit habiter un père aimé
Friedrich Schiller, Ode à la joie