Rubens
– La Petite Pelisse
Rubens,
encore, au Kunsthistorisches Museum, autant à l'aise dans un
portrait érotique que dans une scène de chasse ou la mort d'un vieil homme. Voici devant vous sa deuxième femme qui pose, Hélène
Fourment, qu'il a épousé quelques huit années plus tôt alors
qu'elle était âgée de seize ans. Près de trente-sept années les
séparent, le peintre deux années avant sa mort en 1640 pose un regard
enfiévré d'amour torride, non rassasié sur cette femme, mère de quatre de ses enfants. Portrait qui n'avait
sans nul doute aucune vocation à être exposé, vous pénétrez dans
le secret intime, dans l'alcôve des époux. Elle semble surprise par un inconnu
au pied du lit le matin ou au moment de se coucher, elle serre de la main gauche sa chemise de
nuit enroulée en hâte autour de son bras et de sa hanche, elle enfile rapidement
le premier vêtement qui soit là ; il s'agit par le plus grand des
hasards ... d'une fourrure, objet érotique par excellence, exprimant
par sa seule présence l'animalité présente au coeur de l'érotisme ; cette pelisse la recouvre à peine. Elle est surprise mais son
geste de pudeur pour couvrir ses seins de sa main droite ne fait que les relever,
les offrir davantage à votre vue et celle du peintre-voyeur, anti-Tartuffe par excellence "Couvrez ces seins que je puisse les voir" ;-)
Rubens exprime
un contraste saisissant entre la fourrure noire, crue, figure allégorique du sexe féminin cachée à la vue, le rouge
couleur passion du tapis qui révèle la puissance de ses instincts, de sa
passion brûlante, dévorante et la délicatesse de la chair blanche, rosée de sa femme, la finesse de la chevelure ondulée d'une blondeur vénitienne entourée de rubans blancs. Toute la
scène est baignée d'une lumière intimiste, le corps d'Hélène émerge
nettement du fond uni, sombre. Il est difficile de déterminer la
signification de son regard : Coquine ? Fière ? Timide ?
Confiante ? Il est en tout cas baigné d'une douce lueur.
Comme
dans le portrait de la mort de Sénèque, il n'ignore rien de la
vérité de la chair, son pinceau est d'un grand réalisme, vous
devinez des cuisses amples ainsi qu'un ventre légèrement proéminent marquée par les maternités successives, on
entrevoit des affaissements de la peau autour des côtes, autant
d'éléments que l'on ferait disparaître discrètement de nos jours
avec un petit logiciel de retouche s'il s'agissait d'une photo. Ces légers défauts par rapport à l'image contemporaine d'une perfection féminine dans la société occidentale ne
donnent que plus de valeur au portrait ancré dans une réalité quotidienne, celui d'une femme à la beauté naturelle simplement mis en valeur par quelques objets et le jeu subtil des couleurs. Vous
avez surpris le regard fou désirant d'un vieil homme épris de
sensualité, de beauté, de vérité sur sa jeune femme aimante, qui
le contemple généreusement en retour ; ces regards transcendent la disparition matérielle de leurs corps, traversent à la vitesse du clignement d'un cil les siècles, vous
devenez leur complice à travers le mur invincible du temps. Merci à Rubens.
Klimt
– Vie et Mort
Je me souviens avoir été stupéfait devant la beauté de ce tableau de Klimt découvert en 2004, totalement inconnu de moi, même en reproduction. Premier choc, celui des couleurs, des formes avec la silhouette malingre de la Mort plongée dans des teintes obscures, froides, noire et bleue, ornée de formes tels que rectangles et surtout croix en profusion (critique d'une religion chrétienne mortifère?) tandis qu'en face de lui la Vie déborde d'un enchevêtrement de corps, d'une abondance de chairs, de courbes gracieuses dans une symphonie enchanteresse de couleurs très vives, chaudes tels que l'orange et le rose, que des motifs d'une grande variété verts, bleus, blancs viennent compléter. La Mort est représentée sous la forme traditionnelle du squelette, le crâne humain émerge du costume qui le recouvre, il tient dans les mains une massue avec laquelle il va étourdir les vivants. C'est un cliché que de le représenter sous cette forme, il faut une grande maîtrise pour manier les poncifs dans un chef d'oeuvre, Klimt justement possède cette grande assurance ; il s'agit d'une oeuvre testament qu'il ne cesse de travailler vers la fin de sa vie, il en existe plusieurs versions.
La Mort est dans une attitude figée, son visage aux orbites creuses est le premier point fixe de focalisation de la scène, hypnotisant pour certains, alors qu'un mouvement d'ondes, de corps vibrants parcourt la Vie, bien qu'au centre de celle-ci, deuxième point fixe plus discret, une vieille femme à la coiffe bleue, reflet des couleurs mortelles, et aux traits sévères semble dans une attitude de prière avec les mains jointes, peut-être parce qu'elle se sait au seuil du grand passage. Je voyais la figure de la mère dans cette vieille dame lorsque j'ai vu le tableau une deuxième fois en 2010. Elle est la figure nodale d'une véritable ronde de personnages qui s'organise autour de sa prière muette. "Les Trois Âges de la Vie", titre d'un autre tableau de Klimt beaucoup plus pessimiste, sont ici représentés puisqu'un enfant de sexe masculin trône au dessus de la femme âgée, que viennent compléter dans un tourbillon érotique, un élan vital les chairs à nu, les figures de six autres femmes et d'un homme musculeux. Les visages de deux personnages sont cachées au bas de la composition ; tous évitent de regarder la Mort sauf, étrangement, une femme en haut à gauche qui le scrute fixement, avec une lueur intense de défi dans les yeux et un sourire voluptueux aux lèvres.
La Vie est un déchaînement de passions, un véritable geyser de couleurs bigarrées, vives, intenses, harmonieuses. La Vie l'emporte car elle occupe la moitié du tableau. Au centre de l'ardeur vitale, le sentiment amoureux est la force organisatrice qui entraîne les êtres humains, avec une place centrale pour les femmes selon Klimt . La clé ultime de ce désir de volupté charnelle, de cette parade d'amour est le désir d'enfantement avec ces deux femmes qui tendent l'enfant à notre regard, qui ont une douceur extatique dans le visage . Nous nous laissons entraîner dans cette course éperdue de l'amour, même si parfois le désir de l'autre peut nous accabler comme semblent l'être les personnages prostrés l'un sur l'autre. La Mort est présente à chacun de nos pas, c'est elle qui donne un sens à notre existence, qui fonde le désir de procréation, du désir de continuité au centre de notre être ; la vieille dame est déjà liée à elle, elle a peut-être déjà été étourdie par sa massue, mais elle a sans doute assuré sa descendance ; Eros et Thanatos représentent les deux pôles ultimes de notre existence comme l'analyse Freud non loin de là à Vienne, mais autant se voiler la face devant le néant, sa contemplation, son attente ne sauraient guider nos existences. N'ayez pas peur de la chair décomposée, de la Mort au crâne blafard, ne vous en préoccupez pas, elle viendra en son heure, inconnue de vous, ouvrez vos yeux devant cette toile, laissez-vous captiver par la beauté vivante, colorée du monde, par l'éternel ballet du désir humain, source de votre affliction, source de vos battements de coeur effrénés. Et même, osez défier la Mort, souriez-lui sans crainte, séduisez-la, peut-être qu'elle vous sourira en retour ;-)
Autre gloire du début du vingtième siècle à Vienne à côté de Klimt, Schiele peint ce tableau quelques mois avant sa mort en 1918 en l'intitulant "Couple accroupi". Au cours de la composition, il apprend que sa femme est enceinte, il rajoute la figure de l'enfant à naître entre les jambes de la figure féminine sur la toile. Celui-ci ne verra jamais le jour puisque sa femme Edith meurt de la grippe espagnole qui ravage l'Europe à la fin de la deuxième guerre mondiale et qu'il est lui-même emporté par la maladie trois jours après. Le titre de "La Famille" s'impose lentement pour désigner ce tableau très expressif, qui par son inachèvement même marque l'esprit. Dominant la composition, Schiele se peint en position accroupie avec une jambe gauche qui semble décalée par rapport à une reproduction réelle. Comme d'habitude dans beaucoup de ses portraits, les mains occupent une place primordiale, ici sa main droite est brandie devant son torse comme pour affirmer sa puissance de peintre tandis que sa main gauche tentaculaire repose sur son genou. La femme a une expression triste et abattue, sa tête est tournée dans une autre direction que celle du peintre qui nous fixe droit dans les yeux. L'enfant est une esquisse pâle, embryonnaire, seules émergent véritablement ses mains, échos miniatures, fantasmées de celles du père-peintre ainsi que son visage avec un regard perdu vers sa gauche, à l'instar de sa mère. L'arrière plan d'une teinte froide où prédomine le brun et vert foncé contribue à détacher la couleur chair des personnages.
La tonalité dominante est donc la tristesse. Toutefois, un tableau s'apprécie aussi dans l'histoire d'un peintre, et Schiele commence à s'extraire de la tourmente, de la violence hallucinée de ses premières toiles. Les femmes y étaient représentées seules, sous des formes minces aux arêtes saillantes, dans des poses suggestives d'une sensualité débridée. Il se représentait aussi dans des autoportraits inquiétants, dérangeants, à la solitude extrême, comme dans un miroir déformant, et l'on sentait un effroi dans son regard, une douleur sauvage, prête à exploser à tout moment. Ici, la chair n'est pas encore apaisée, elle est morne, mais les formes deviennent plus charnues, plus voluptueuses que quelques années auparavant. La majorité des toiles exposées au Belvédère marque cette progression vers une vision plus sereine du peintre. Le bonheur tranquille conjugal ne semble pas encore le combler, le remplir de joie, mais il n'est plus seul dans les portraits, il est désormais en relation avec le monde aux alentours. Il semble résigné à accepter son sort, il se détache progressivement de la tourmente, du cri de sauvagerie, de révolte de ses débuts, il essaie d'avoir une meilleure prise sur le monde ou peut-être plutôt de lâcher enfin prise, d'échapper à la colère intérieure, à la crispation, à la rage ... Son énergie se canalise, sa peinture y gagne en signification, en profondeur spirituelle.
Comme Klimt, son aîné avec qui il entretiendra une relation de respect, de fascination, de rivalité et d'influence réciproque, il nous suggère aussi que la question de la possible procréation, de l'engendrement est centrale dans la sexualité. La réponse de Schiele est empreinte d'une plus grande mélancolie, de doute mais elle est touchante, elle porte une profonde réflexion sur la paternité, à travers la figure délicate de cet enfant au visage de Pierrot lunaire, aux mains prêtes à perpétuer le désir artistique viscéral de son procréateur, ainsi qu' une méditation par rapport au sens de la Vie, sur les liens hélas trop fragiles entre les êtres voués à la solitude malgré le désir sexuel qui les porte l'un vers l'autre. Vers quels chemins allait-il s'orienter, vers quel pôle de l'existence allait-il se tourner, joie ou tristesse ? Allait-il saisir le monde à bras le corps, l'étreindre avec effusion ou se battre sans cesse contre la société et lui-même ? La Mort, armée de sa massue, allait le frapper, ainsi que sa femme et leur enfant à naître, avant qu'il ne puisse donner une réponse définitive ...
Apostrophe finale au bonheur
Nous avons continué notre visite dans la Vienne éternelle, nous avons retrouvé la cathédrale Saint Etienne, refait le tour du Ring, admiré à nouveau ses jardins, ses édifices ... Le dernier jour, nous nous sommes rendus dans une serre vivement conseillée dans le guide qui évoquait un royaume féerique. Déception dans la petite Schmetterlinghaus du Burggarten, quelques trop rares espèces de papillons voltigeaient dans l'ambiance étouffante d'une petite serre tropicale.
Papillon dans sa maison
Nous avons roulé de Strasbourg à Vienne, pendant que la Terre poursuivait sa course échevelée dans l'espace. La lumière du jour, miraculeuse, enchanteresse chaque matin nous saluait, chaque soir tirait sa révérence. Nous nous projetions vers l'avant, à la quête de la tanière du Soleil mais les particules lumineuses sans cesse s'évaporaient. Où est, où est le Soleil, me disais-je, affligé, le cœur supplicié, où a-t-il disparu ? Un jour, au milieu de la nuit, à Salzbourg, je m'éveillais, j'ai vu, ce que d'autres simplement ont cru voir, dans une transe mystique, que le Soleil dansait en nous.
Rémy ouvrait, fendait la route devant moi, intrépide, affrontant avec persévérance le vent ou la pluie tenace, Grr Grr Grr l'air craintif s'effaçait devant le colosse ; je prenais place derrière lui, aspiré par la trace rassurante, éblouissante qu'il laissait derrière lui. Nos pieds courraient, glissaient, battaient frénétiquement le long des pédaliers, dans une ronde synchronisée sans cesse renouvelée. Nos pieds tournoyaient à l'infini, s'envolaient comme des ailes ivres dans la beauté des routes tandis que les papillons aux couleurs tranchantes nous accompagnaient. Nos cœurs Tam Tam résonnaient comme des tambours dans la douceur des jours. Parfois j'essayais de le dépasser, je me rapprochais de lui, nos cœurs s'accéléraient, nos souffles s'emmêlaient le temps d'une lutte amicale, il était vainqueur le plus souvent, je le dépassais quelquefois, puis je revenais prendre ma place dévolue dans son ombre.
Nous avons traversé des voies asphaltés, emprunté des chemins de traverse, dormi dans des champs de blé et des près verdoyants. Tout à coup le Bonheur a filé devant nous ...
Le bonheur est dans le pré. Cours-y vite, cours-y vite.
Le bonheur est dans le pré. Cours-y vite. Il va filer.
Si tu veux le rattraper, cours-y vite, cours-y vite.
Si tu veux le rattraper, cours-y vite. Il va filer.
Dans l’ache et le serpolet, cours-y vite, cours-y vite.
Dans l’ache et le serpolet, cours-y vite. Il va filer.
Sur les cornes du bélier, cours-y vite, cours-y vite.
Sur les cornes du bélier, cours-y vite. Il va filer.
Sur le flot du sourcelet, cours-y vite, cours-y vite.
Sur le flot du sourcelet, cours-y vite. Il va filer.
De pommier en cerisier, cours-y vite, cours-y vite.
De pommier en cerisier, cours-y vite. Il va filer.
Saute par-dessus la haie, cours-y vite, cours-y vite.
Saute par-dessus la haie, cours-y vite. Il a filé !
(Paul Fort)
Nous avions tout prévu puisqu'au au lieu de courir, un soir, nous avons rattrapé vers Salzbourg le Bonheur à vélo, Rémy l'a étreint de ses deux mains puissantes, tentaculaires, l'a tendu vers moi, je l'ai assis sur mes genoux. _ Et je l'ai trouvé suave. _ Et je l'ai remercié.
Tout au long du périple, dans les descentes, une légère boule d'angoisse me contractait les muscles, me serrait les dents, me chiffonnait le bas-ventre. Tout mon esprit luttait mais l'idée, lancinante, implacable, inexorable s'immisçait en moi, se déployait dans mon corps, m'intimait l'ordre de ralentir "Et si je tombais, et si je tombais, et si je tombais ?" ...
Rémy m'aurait relevé.