lundi 13 février 2012

Strasbourg-Vienne à vélo : Les deux larrons en vadrouille

Réveil - Petit déjeuner

Soleil levant - Est

Picotement des rayons du soleil sur nos yeux ... Nous dormons en règle générale à la belle étoile, et dès que la lumière point à l'horizon, dès qu'elle danse la gigue sur nos paupières fermées, l'heure du lever s'approche ... Rémy ou moi s'extirpe du duvet en premier, et l'autre alors ne s'attarde pas. Nous dormons dans des sacs de couchage, que nous avons déposés sur de légers matelas gonflables ainsi qu'une grande bâche. Première préoccupation, le rangement des affaires. Il faut dégonfler les matelas avec soin pour éviter qu'ils prennent de la place sur les vélos, rouler en boule nos sacs pour les mettre dans leurs protections, plier la bâche.
Rémy a chauffé de l'eau la veille, et l'a mise dans une thermos. Boisson chaude avec du café lyophilisé ou un sachet de thé avant de reprendre la route, accompagné souvent de barres de céréales ou de chocolat. La liqueur réchauffe progressivement nos organes. Nous mettons nos casques et nous voilà partis.
Rythme nonchalant à ce moment de la journée, nos pieds tournent tranquillement sur le pédalier, le réveil n'est pas encore complètement opéré. Nous roulons au minimum une heure avant que la faim commence à poindre, nous nous mettons à la recherche d'un lieu pour le petit-déjeuner, boulangerie, snack, fast-food. Nous descendons de nos vélos, nous enfilons un pantalon au dessus de nos tenues de cyclistes, et nous commandons le repas. Rémy, qui a un bon niveau en langue allemande, en profite pour lire les journaux et les magazines qui traînent sur les tables. Je me ressers parfois, Rémy souvent ... Il me commente certaines nouvelles, nous traînassons longtemps dans ce refuge avant de repartir, revigorés par la nourriture.

Compétition entre amis

A l'abordage ... C'est le premier moment où s'enclenche de temps en temps une petite compétition amicale, insensiblement Rémy accélère le rythme et j'essaie de répondre à ses accélérations. Selon les terrains, il m'est plus ou moins possible de le suivre.
Sur le plat, je réussis au début à me mettre dans son sillage, mais dès que la vitesse devient trop importante en cas de faux-plats descendants, ou que les virages se multiplient, je suis largué d'abord à quelques mètres, et lentement et régulièrement la distance augmente ....
Dans les grandes descentes, même topo. Il se projette en avant, je suis toujours tenaillé par une petite peur qui m'étreint les entrailles lorsque je sens la vitesse augmenter. Je freine assez brusquement quand la route tourne à droite ou à gauche, tandis que je le vois se pencher délicatement en prenant la courbure, l'angle nécessaire pour continuer à avancer à la même cadence.
Sur les petites bosses qui émaillent le parcours, il est capable de faire parler sa puissance. Il se soulève et s'arc-boute sur les pédales, appuie rageusement de chacun des côtés, et malgré les années d'expérience de tango, de salsa, de rock que j'ai derrière moi, même en me mettant comme lui en position de danseuse sur mon vélo, je suis incapable de le suivre ...
Ouf, voilà mon terrain de prédilection, les véritables montées et les cols. Je suis plus léger que lui, et dès que la pente s'élève de manière durable, Erhan-Bahamontes au coup de pédale vif et aérien s'enfuit allègrement sous les yeux de Rémy-Darrigade. Je franchissais comme un chamois agile les côtes abruptes, je m'envolais comme un aigle vers les sommets les plus infranchissables.  Toutefois, au milieu du périple, le rapport s'est inversé. Son vélo montrant des signes de faiblesse, nous avons transvasé certaines affaires de ses sacoches vers ma remorque. Le poids supplémentaire que nous portions s'est équilibré, et, la mort dans l'âme, j'ai dû me résoudre à le voir virevolter devant moi dans les montées ...

Je résume : Il est meilleur que moi sur le plat, me distance largement dans les descentes, il me domine sur les petites bosses, mais je l'ai battu à plate couture (au début) sur les cols. Ma foi, en ma qualité de juge, d'arbitre impartial et objectif sur ce blog, même si je perçois un léger avantage en ma faveur, je décrète généreusement que nous avons fait match nul à l'issue de la compétition ;-) 

Le choix de l'itinéraire

Rémy a été une boussole sûre pendant tout le trajet, je n'ai jamais perdu le Nord en le suivant ;-) Aucun plan préconçu avant de partir le matin, nous avions un point de départ, Strasbourg, un point d'arrivée, Vienne, et trois étapes que nous nous étions fixées à l'avance, Tübingen, Munich et Salzbourg. Tout le reste s'est décidé au fur et à mesure, au gré de nos humeurs. Il s'est muni au départ de petites cartes qu'il prenait dans les offices de tourisme, mais il est vite apparu que cela ne suffisait pas. Nous avons acheté deux grandes cartes qui nous ont permis de visualiser le chemin. Il évitait comme la peste les grandes routes nationales, mais nous avons dû tout de même les emprunter quelquefois, notamment à l'approche des villes. Nous nous engagions souvent sur les départementales, et mieux encore, ce sont les routes cyclables qui ont été notre terrain de prédilection. L'Allemagne est très en avance par rapport au reste de l'Europe, le réseau de pistes liant un village à l'autre dévolues à la petite reine y est très dense. Une bonne partie du périple s'est déroulé en Autriche le long de la piste cyclable qui longe le Danube. Problème, ces pistes n'étaient pas toujours indiquées sur les cartes que nous consultions, compte tenu de l'échelle insuffisante. Il nous arrivait de nous perdre, mais peu importait, nous retrouvions toujours tôt ou tard notre chemin.
L'itinéraire guidé par le hasard s'organisait aussi en fonction des deux guides de voyage que nous avions, l'un pour l'Allemagne, puis celui que nous nous sommes procuré pour l'Autriche à Salzbourg. Nous consultions au fur et à mesure ceux-ci, et si un site digne d'intérêt se trouvait non loin de là, nous dévions de notre route pour aller le visiter. Rémy adorait les sentiers de forêt, je les appréciais beaucoup moins. Les souches d'arbre y affleuraient, ou ils étaient tapissés de galets, de cailloux, j'avais du mal à maintenir fermement le guidon lors des descentes, j'étais très inquiet, appréhendant l'obstacle funeste qui me ferait basculer en avant. Je voyais filer devant moi Rémy qui s'amusait follement, je maugréais, inquiet de la chute qui me semblait se profiler, j'étais incapable de me laisser aller. 
Au moment où nous roulons en Autriche sur de larges routes, je vois au loin les Alpes qui se profilent, qui me semblent infranchissables. Je vois les épaules de Rémy devant moi, larges et puissantes, qui se dodelinent légèrement et qui s'avancent contre les montagnes. Miraculeusement, une route surgissait au pied des grandes hauteurs, et moi, petite souris derrière le géant qui venait d'ouvrir une brèche provisoire, je bondissais derrière lui avant que le chemin ne se referme sur moi ...
Rémy roule avec un casque sur la tête, il a un petit I-pod sur lequel il a enregistré des morceaux de musique et des émissions radiophoniques. Je ne trimballe aucun attirail de ce genre, seules mes pensées dans le silence Bzz Bzz parcourent mes synapses. La communication est difficile, il m'adresse parfois la parole et me surprend en plein rêverie, je n'ai à chaque fois rien entendu. Si j'ai le sentiment que c'est important, je me rapproche à ses côtés, je lui demande de répéter. La plupart du temps, je me contente de lui crier "D'accord", je pars du principe, maintes fois expérimenté au cours de ma vie, qu'un ami apprécie toujours que l'on acquiesce à ses propos. Ses paroles se sont disséminées aux quatre vents, elles se sont envolées loin de nous, peut-être avez-vous recueilli certaines vibrations sonores, peut-être qu'en recomposant celles-ci depuis vos mémoires, nous pourrons reconstituer les paroles essentielles, inoubliables qu'il m'adressa ;-)

L'homme providentiel

Rémy sait aussi être très précieux et rassurant tout au long d'un voyage grâce à ses dons en matière de bricolage et de cuisine.
Nous avons choisi le mode d'hébergement du  camping lorsque nous étions dans les villes que nous souhaitions visiter, sinon nuits de belle étoile. C'était la première fois que je faisais du camping, et il m'a appris à monter une tente. Il était toujours désespéré quand il me voyait en train de la dresser, et venait m'aider au final ... A la fin du voyage, j'étais fier de pouvoir dire que je pouvais la démonter et la ranger seul. Pour la monter, j'avais effectivement besoin d'un petit coup de main ...
Ses talents de bricolage lui ont été d'un grand secours pendant le voyage, car c'est son vélo qui n'a cessé de donner des petits signes de faiblesse puisque les rayons de sa roue sautaient au fur et à mesure, il a dû en changer au minimum une vingtaine. La première fois, à Munich, il l'a emmené chez un réparateur. Par la suite, il a acheté des rayons et les a réparés lui-même. Cela s'est produit trois fois au cours du chemin, il sait être une patience infinie quand il s'agit de travaux manuels. Il démonte calmement le pneu de la roue, il enlève la petite vis qui retient le rayon, puis défait celui-ci avant d'en remettre un neuf. Il remet la chambre à air et le pneu à sa place, puis il fait tourner la roue sur son axe. Avec une petite clé à rayons, il règle l'orientation du rayon et sa longueur, pour éviter que la roue ne soit voilée.  Il m'a aussi aidé à deux reprises pour un souci moins grave. Un bruit persistant s'échappait de mon vélo, il s'est approché de moi tout en roulant, il m'a demandé ce qui se passait, il a regardé attentivement ma roue arrière. A chaque fois, il s'agissait d'un problème de freins sur la roue arrière, il a procédé aux réglages nécessaires, puis nous sommes repartis. Il m'a demandé la deuxième fois, intrigué, comment je pouvais rouler avec un boucan pareil ; je lui ai affirmé sereinement, yeux dans les yeux, que je n'entendais rien (en fait,  je n'ai pas osé lui dire que j'avais entendu ce vacarme, je voulais éviter d'être engueulé ...).
De même, il cuisine à chacun de nos arrêts. Lorsque nous sommes en rase campagne, chaque soir, il se charge de réaliser les plats de pâte, carburant indispensable des sportifs. Dans les campings, le menu variait, mais c'est toujours lui qui mitonnait les petits plats. Je lui ai proposé une fois de le faire à sa place dans un camping (je n'ai pas trop insisté)  il m'a dit que c'était inutile, pour lui, c'était un plaisir de cuisiner.

Hélas pour lui, je suis accablé d'un mal préoccupant qui me handicape terriblement depuis la plus tendre enfance, je suis affublé de deux mains gauches, je n'ai pas de main droite. Or, il s'avère que je suis néanmoins ... droitier, ce qui vous l'aurez compris s'avère rédhibitoire pour tous les travaux manuels ...
Je me console en me disant qu'il s'agit de la main du coeur, que je possède en double exemplaire, chacun se console comme il peut ...


Une tare congénitale ; Mes deux mains gauches

Pour ceux qui l'auraient oublié, la main gauche est celle où le pouce est à droite et ... inversement ;-)
Malgré cette infirmité, je l'aide du mieux que je peux. Pour la cuisine, je m'improvise aide-cuisinier, je lui passe au fur et à mesure tous les ingrédients. Je me concentre, je me répéte sans cesse "Sel-blanc" "Poivre-noir" "Persil-vert" pour les repérer infailliblement à la couleur, pour éviter de mélanger ces condiments, d'être au top et de lui passer à chaque fois ce qu'il désirait ... Lorsque le chef chirurgien réclamait un ustensile à l'infirmière alors qu'ils étaient tous les deux au chevet du vélo mourant, j'avais mémorisé la forme du tournevis et de la clé anglaise pour ne pas me tromper lorsqu'il me les réclamait ... En lui passant la clé souhaitée, je lui rappelais à chaque fois ses origines en lui murmurant au passage "Hello, my key, How do you do ?" ;-)

Je me souviens d'un épisode précis juste au moment où nous nous éloignons du camping de Salzbourg. Une de ses remorques tombe, il s'avère que c'est un crochet qui s'est détaché de l'attache dans laquelle il était fixé. Le diagnostic est simple, même pour un analpha-bête manuel comme moi, il suffit d'exercer une pression très forte à un endroit pour remettre ce crochet à sa place. Je le vois pousser, exercer une pression terrible avec ses deux pouces, tous ses muscles se bandent et au bout de trente secondes, il arrive à réaliser l'opération désirée. Je suis impressionné, je me dis alors que je n'aurais jamais eu la force nécessaire pour faire ce qu'il a fait ...
Qu'aurais-je fait si j'avais été seul et qu'une telle mésaventure me soit arrivé ? Je me serais assis au bord du trottoir et j'aurais pleuré à chaudes larmes, une âme charitable se serait sans doute arrêté, tôt ... ou tard.

Bientôt le soir, Bientôt la nuit

Principal souci quand on choisit de dormir à la belle étoile, l'hygiène corporelle. Pas de douche bienfaitrice, je ne sentais ni la rose, ni la violette, ni la lavande. Rémy avait coutume de se baigner le soir avant de se coucher dans les cours d'eau ou les fontaines publiques.  Moi, je n'osais pas ... Alors que nous nous trouvions au milieu de la place, quelques vieux s'approchent de nous et le regardent, hilares, alors que Rémy est plongé dans l'eau. Ils lui disent qu'il a raison de se rafraîchir par une canicule pareille, lui conseillent de se déshabiller entièrement, de se baigner à poil, mais Rémy est sage et ne les écoute pas ...

Une fleur rouge qui surgit d'un bassin ?
Rémy ... Tu rougis ;-)

Heureusement, dans les villes étapes où nous avons élu domicile, dans les campings, une douche salvatrice permettait de se débarrasser de la crasse accumulée en quelques jours. A l'insu de notre plein gré, une caméra cachée nous a surpris alors que nous étions en train de nous laver. Je suis convaincu qu'en mettant vos lunettes, en les polissant si besoin est du côté de la Haye aux Pays-Bas, vous me reconnaîtrez immédiatement sous les traits du petit grincheux grimaçant, tandis que le grand imposant, et légèrement agaçant, je vous l'accorde, c'est le grand Rémy.
Vous remarquerez la pancarte "Docce Uomini" au début de la séquence qui signifie Douche Hommes, la scène a été filmée à Salzbourg mais c'est une inscription destinée aux nombreux touristes italiens qui élisent domicile dans ce camping ...


Qui est le corniaud, le grand ou le petit?

Le soir, nous contemplions les couchers de soleil, certains d'entre eux furent magnifiques, au milieu des blés verts-jaunes, des feuilles verdoyantes des arbres. Les couleurs s'entremêlent, se lancent dans un combat titanesque pour combler le ciel. Rouge, Orange, Jaune, Violet, elles se combattaient jusqu'à ce que parfois, dans une danse étroite et langoureuse, l'un des teintes se dissolve dans l'autre. La pénombre tombait fatalement sur le monde pour clore ce spectacle, la poudre ensorcelante des couleurs se déposait dans nos coeurs et nos souvenirs pour continuer à y déployer leur règne étincelant.

Nous nous approchions de la frontière autrichienne, la nuit commençait à s'étendre, nous avons dû poser nos affaires dans un grand champ de blés coupés. Nous nous endormons sur la grande bâche, quelques nuages pointent le bout du nez, mais aucun sentiment de menace. Tout à coup, au beau milieu de la nuit, nous nous réveillons avec une averse drue qui nous assiège ...
Hop Hop Hop branle bas de combat, où sont les lampes frontales ? ... Panique à bord il faut monter la tente en pleine obscurité alors que la pluie nous mitraille ...Vite Vite, où est la toile? ... AIlez Allez il faut  monter  en hâte les arceaux, planter les piquets. Rémy s'active à une vitesse folle, je l'aide tant bien que mal (plutôt mal). Nous rentrons dans la tente, zut, nous avons oublié de mettre les affaires à l'abri, nous ressortons, nous les retrouvons éparpillées, déjà mouillées. Enfin, nous bondissons dans la petite ouverture zippée pour nous réfugier...
Silence absolu, la pluie vient brusquement de s'arrêter. Nous tendons l'oreille, aucun bruit ... Nous restons quelques minutes avant de sortir à nouveau en plein air. Je regarde le ciel avec ma lampe frontale, plus de nuages, il nous regarde avec un grand sourire malicieux qui s'étale sur tout l'horizon. Tels des Parthes vengeurs, nous avons bandé nos arcs gigantesques, décoché avec ardeur des flèches démesurées, enduites de la substance légère des rêves, vers les cieux moqueurs ; elles ne sont toujours pas retombées.


Soleil couchant - Ouest

jeudi 9 février 2012

Perceptions du temps sur le scooter (partie 4)

" (...)Lumière sur lumière. Dieu guide vers Sa lumière qui Il veut.
Dieu propose aux hommes des paraboles et Dieu est Omniscient."
Sourate 24 verset 35

Visions nocturnes

Je viens de quitter la maison pour une promenade de nuit en scooter, je tourne tranquillement et je m'engage sur la route territoriale n° 2 vers l'aéroport. Je m'avance de quelques dizaines de mètres ... Tout à coup, j'entends une petite série de claquements secs à ma gauche, je lève les yeux au dessus d'une grappe de buissons verts foncé...

Apparition soudaine d'un oiseau blanc (est-ce une mouette ?) à une très faible distance de moi, qui traverse perpendiculairement la route ...
Moment de grâce infinie, éclat poudroyant de blancheur qui volette, qui esquisse une légère descente à une petite hauteur de mon regard pour remonter et disparaître derrière la corolle des palmiers et les cieux  ...
Traversée magique de mon espace dans la lumière, souffle aérien et pur qui me transporte ... Les battements d'ailes de cet éclair immaculé se coordonnent secrètement avec celui de mon coeur Boum boum, chacune des palpitations de mon âme entre en résonance avec les oscillations coordonnées de  l'oiseau pour retentir comme une cymbale étourdissante dans la nuit de Wallis...
Émerveillement absolu de l'instant éphémère ... Je m'arrête, je tente de le suivre des yeux, de scruter la pénombre, de continuer à écouter les bruits qui scandent le silence mais nulle trace de l'apparition enchanteresse, sinon désormais dans ma mémoire souveraine.

Je continue le chemin. L'ombre de la nuit wallisienne m'entoure comme un manteau épais et chaud, seule la lumière de mon phare éclaire l'espace, elle forme une bulle apaisante qui s'étend quelques mètres devant moi, dans laquelle je m'enveloppe avec gratitude. Au fur et à mesure de mon avancée, la lueur éclaire les palmes des cocotiers, les épines verdoyantes des pins, quelques étincelles colorées de fleurs dansent fugitivement,  témoins somptueux du présent, jaune, rose pâle, rouge. Les étoiles des lointaines constellations répercutent sur la terre le reflet de leurs anciennes et gigantesques explosions. Les rares lampadaires ponctuent mon parcours et scandent l'espace avec leur halo illuminé en altitude, petites bulles lumineuses flottantes en écho à la lueur de mon engin, puis disparaissent  une fois que je les ai dépassés. Je frôle du regard les trois fils électriques suspendus qui montent à l'approche des poteaux, redescendent avec grâce, m'accompagnent dans ma course légère, nonchalante. Mon coeur résonne doucement dans la nuit, les électrons contenues dans ma poitrine pressentent la charge foudroyante présente dans les câbles, qui s'en vont le long des chemins de traverse pour apporter les images et les sons du village planétaire, aux uns portant la paix, aux autres le souci.
J'aperçois au loin des voitures sur la route dont les lumières grandissent lentement, elles semblent se diriger sur moi, mais à chaque fois elles disparaissent côté coeur en m'éblouissant dans un dernier éclat. Parfois, je perçois leur lueur derrière une colline, c'est une immense boule de feu, un incendie qui me semble couver de l'autre côté de la pente. Lorsque je perçois la présence d'un véhicule derrière moi, je ralentis, je me déporte vers la droite, tôt ou tard c'est le dépassement et les feux arrière, rouge ardent, scintillent puis s'éloignent loin de mes pensées.  Je continue tranquillement avec le feu solitaire de mon scooter, cyclope au casque vert, au coeur tonitruant.

J'arrive face au seul rond-point de l'île. Au milieu de celui-ci se dresse un poteau en bois, solidement planté dans la terre, surmonté de quatre tiges métalliques recourbées qui se terminent par des lueurs pointées vers les quatre routes offertes à moi quand j'aborde ce carrefour. 

Quatre lumières Quatre directions

Quelle route emprunter, me dis-je ? La plus naturelle est celle de droite, c'est l'inclination naturelle de mon esprit, je m'y engage prudemment. Artère large et sereine, dans laquelle je transporte avec douceur ma raison, boussole indéfectible de mon être. Il m'arrive de me projeter aussi vers l'itinéraire en face, dans la direction exactement opposée, de me jeter corps et âme vers quelques rêves démesurés. J'accélère, je sens les battements fabuleux de ma poitrine s'enfler au rythme de ma respiration. Parfois , je trace les trois quarts d'un cercle et je choisis le chemin à gauche, côté coeur. Vibrations intenses, couleurs passionnelles ou délicates, pleurs et rires se partagent sauvagement ma poitrine. Très rarement, il m'arrive de rebrousser chemin après avoir décrit une ronde autour du rond-point. Je me dirige avec tranquillité vers la route étroite et mince, qui s'ouvre comme une veine à mon passage. Mon phare éclaire à nouveau tous les paysages dépassées du passé ; je contemple, fasciné, les détails qui avaient échappé à ma vigilance, comment avaient-ils pu m'échapper ? La beauté émerge, encore, toujours.

Je rentrais chez moi, je m'approchais de l'aéroport en pleine nuit lorsque je sens un fort vent s'élever. Puis, pendant quelques secondes, je suis entouré d'une neige irréelle qui semble tourbillonner autour de moi. Elle scintille sous les feux éblouissants de mon phare, elle me rappelle les neiges que je voyais descendre, s'abattre majestueusement du ciel d'Alsace durant mon enfance, mon adolescence, mon âge mûr. Je suis émerveillé, je m'arrête un instant, je comprends finalement qu'il s'agit de brindilles, de petites parcelles de feuilles desséchées emportées par les rafales, formant devant mes yeux un amas flottant, éphémère, évanescent. Je vois s'éloigner ces volutes lumineuses. Avant même que je redémarre, que le son du moteur ne jaillisse ... Bang Bang pétarade de la pluie sur mon casque ... Ce vent était annonciateur de la tempête qui commence à déferler. J'avance les yeux froncés, irrités par la pluie corrosive qui s'abat depuis les cieux. Je roule péniblement jusqu'à la maison, devinant plus que visionnant les quelques mètres devant moi, heureusement la distance est faible jusqu'à ma destination. Un soulagement incroyable me saisit lorsque j'arrive enfin sous le porche.
Je me souviens immédiatement des flocons magnifiques, don végétal de la terre, des plantes, des arbres capturés par le vent, qui tournoyaient dans une grâce qui ne fut connu que de moi seul.
Je m'en souviens encore.

Après une soirée chez des amis, je reviens par la RT2. Je suis à une distance encore éloignée de la maison, le vent se lève, souffle par rafales puissantes. Je vois de grandes lueurs à l'est qui illuminent fugitivement la bande étroite séparant la mer et le ciel. Elles m'accompagnent durant tout le parcours, explosions brèves, magnifiques zébrant tour à tour l'horizon sombre. Lorsque je tourne à gauche vers la RT2, je me rends compte que ces lumières s'élèvent aussi par moment au nord et à l'ouest. Je m'arrête, j'enlève mon casque pour essayer de percevoir le bruit du tonnerre, pour pouvoir déterminer la distance des orages. Mais nul son ne me parvient. Pourtant les lueurs muettes continuent à virevolter, Uvéa me semble cerné par la furie des tempêtes. Je continue ma route, environné par les éclairs fantastiques, précédé, éclairé, guidé par la douce lumière du phare de mon scooter. 

Je rentrais d'un cours de salsa vendredi soir. Une pleine lune, immense, resplendissait dans la voûte céleste. Les nuages épais, flottaisons laiteuses, voguaient rêveusement sur la surface du ciel d'une couleur bleue très foncée qui s'approfondissait à l'infini. L'éclat de la lumière était tel que même lorsqu'il se glissait derrière les nuages, on devinait nettement les contours du disque lunaire. Et au fur et à mesure de son avancée dans la blancheur lactée, dès qu'une trouée s'opérait au sein des nuées, la lune s'enveloppait d'un halo aux couleurs chatoyantes de l'arc-en-ciel 

Impressions diurnes

Je roule lentement en journée. Tout à coup, il me semble que  la route s'avance devant moi, que je commence à être happé vers l'arrière. Je me rends très vite compte qu'en réalité, cette illusion optique s'explique par le fait que certaines parties  sont éclairées tandis que d'autres pans se trouvent dans la pénombre en raison de quelques nuages qui cheminent en masquant le soleil, que ceux-ci vont à une allure plus vive que moi en scooter. La lumière offre quelques espaces clairs devant moi, et je me décide à accélérer pour rejoindre l'une de ces zones lumineuses. Puis, je me laisse glisser en arrière pour revenir en avant vers l'espace éclairé : je suis devenu chasseur de lumière...
Un autre jour, alors que je suis sur la RT2, je vois une averse littéralement fondre sur moi.  Un nuage menaçant se dresse devant moi, une ligne constitué de grosses gouttes de pluie avance méthodiquement, mécaniquement pour avaler chaque portion de route, je m'arrête, je suis englouti. Je continue ma route, mais l'averse redouble de violence. Je rebrousse chemin, je me souviens de la vitesse avec laquelle la mince bande redoutable de pluie avançait, je suis sûr que je peux aller plus vite qu'elle et sortir de la dépression. J'accélère, les gouttes fusent, crépitent sur ma chair, m'arrachent une grimace de douleur. Mais j'aperçois soudain la ligne devant moi, et juste derrière l'éclaircie.  Je me penche en avant, je donne encore un léger coup d'accélérateur : Délivrance ...
Je continue ma course folle, je me dirige à toute allure vers un banc de moineaux éparpillés sur la route. Juste quelques instants avant que je les atteigne, elles s'éparpillent en grappe, comme une magnifique gerbe d'eau, comme un geyser fusant vers le ciel.

Je ne perçois d’abord que trois oiseaux blancs dans l’écume laiteuse du ciel. Je m’arrête sur le bord de la route en coupant immédiatement le moteur. Tout à coup se détache un quatrième compagnon qui se confondait à la blancheur du nuage. Les oiseaux composent l’éternel  ballet de l’imitation, le jeu captivant de la découverte du miroir de l’autre dans l’ivresse de la compétition, ils se dépassent, ils virevoltent, s’entrecroisent, se frôlent, s’éloignent l’un de l’autre à tire d’aile pour se rapprocher à nouveau, s’écartent encore, parcours en apparence erratique mais obéissant à la logique, aux règles enfouies dans les particules de l’espèce. Battements vigoureux de leurs ailes, vols en escadrille, planés, solos éphémères, piqués effrénés, rejaillissement vers le ciel, accélération, décélération pour se poser un court moment sur une palme qui luit, frissonne au vent. Ils s’élèvent vers les cieux, recommencent la scène dans la joie partagée de la présence immanente du monde, je ressens dans ce vol la douceur, la beauté du spectacle de l’indispensable présence de son semblable, la muette permanence d’une rivalité sans fin entre eux qui est aussi celle d’une communion charnelle, fraternelle, intense, de chaque volatile avec la chair vive de l’autre.
Je les contemple longtemps.


Je suis sur la route territoriale n° 1, je rentre chez moi. J'aperçois dans le ciel un arc-en-ciel tendu entre deux nuages du côté est. Je m'en étonne, car le ciel est effectivement vaguement gris vers le lagon et l'Océan, mais je ne perçois aucune trace de gouttelettes de pluie ou d'humidité dans l'air. Je continue un petit bout de chemin, et lorsque je tourne à nouveau mon regard vers la droite, je me rends compte que l'arc-en-ciel a grandi, je m'arrête pour l'admirer.
Il ne cesse de se transformer sous mon regard émerveillé, attentif. La bande de couleur s'épaissit au début, les teintes semblent se diluer tout en occupant un espace plus large. Puis à nouveau, dans une infinie lenteur, la bande se rétrécit. L'arc également s'allonge à un moment donné, la branche haute s'étire vers les nuages tandis que la branche basse pointe de plus en plus vers le lagon. Et les couleurs s'intensifient, le violet, le vert, le jaune, l'orange et le rouge se renforcent. Toujours aussi progressivement, elles pâlissent, l'arc-en-ciel semble se dissoudre, les couleurs deviennent d'une très grande pâleur, je vois les nuages en quasi-transparence, seule une légère teinte orangé tenace flotte dans l'air.  C'est lié à la permanence de la trace de la couleur sur ma pupille, me dis-je, je ferme une petite minute mes paupières. Je les rouvre et, à ma grande surprise, l'arc-en-ciel au lieu de s'évanouir dans l'air s'est au contraire renforcé. Et le spectacle continue encore, jusqu'à ce que le mouvement de disparition s'enclenche à nouveau. Je ferme encore une fois les yeux, je les rouvre, évanouissement total du spectre lumineux. Je remonte sur le scooter, je découvre avec stupéfaction sur la petite montre à quartz, encastré dans le cadran du guidon, que le spectacle a duré vingt cinq minutes.
Je sais qu'il s'agit de la simple réfraction et réflexion de la lumière blanche du Soleil  à travers les gouttelettes d'humidité dans l'atmosphère. Une révélation s'impose en moi : "Que la lumière est belle"