Il y a trois temps, le présent du passé,
le présent du présent, le présent du futur"
Saint Augustin
Nuages, Vent et Pluie
Spectacle féerique des nuages dans le ciel de Wallis ... Le vent n'avait cessé de souffler pendant toute la journée. Je rentre sur le scooter après une journée de travail, je me dirige vers la maison, un tableau impressionnant se dessine dans le ciel : les nuages ont pris une forme régulière, se sont associés pour former des bandes blanches pommelés, s'étirant à l'infini dans l'azur. Où que je porte mon regard, à droite, à gauche, devant moi, derrière moi, je vois ces immenses traits occupant tout l'horizon, comme un champ céleste parcouru par les sillons du labour. Lentement, ils commencent à se colorer de rose sous l'effet du soleil couchant. Arrivé chez moi, j'immobilise le scooter, je me poste dans le jardin, je continue à observer la scène. Le soir tombe, la teinte des nuages s'obscurcit. Et je m'interroge : Par quel être-ange miracle de la Nature ce théâtre étourdissant, imprévisible et magique est-il possible ?
Un autre jour, je vois un nuage démesuré en forme de losange, avec les arêtes arrondies, resplendissant à l'est de l'île. Je m'arrête un instant en haut d'une côte pour admirer le paysage. Tout à coup, dans cet amas duveteux et régulier, une déchirure en plein centre qui enfle, une ouverture qui prend les vagues dimensions d'une arche, au travers de laquelle le frémissement du ciel bleu se communique à moi. J'ai étendu mes mains vers l'infini à l'horizon, j'ai touché le ciel azuré ainsi que le nuage, qui lentement s'est dispersé comme dans un songe en milles étoffes à travers l'espace. Mes mains-nuages sont redescendues immédiatement jusqu'à moi, étourdies par ce contact inattendu ...
Je rentrais d'une exploration de plongée, depuis le port d'Halalo dans le sud. Je choisis le trajet de la RT2, beaucoup plus rapide et direct pour arriver jusqu'à chez moi. Quelques gouttes de pluie m'accompagnent sur le chemin. En haut d'une côte, j'aperçois un peu plus loin la route qui s'élève à nouveau, noyée sous un déluge spectaculaire qui s'abat depuis le ciel. Je m'approche de cette zone menaçante, sombre, je ralentis peu à peu, j'entre dans la dépression, je suis foudroyé. Les gouttes de pluie-fléchettes s'abattent depuis le ciel, me criblent, me traversent de part en part, s'égouttent en ruisseau de mes vêtements. Je suis aveuglé, je ne vois rien si ce n'est les quelques mètres qui me précèdent. Tout à coup, la violence de la pluie diminue, je m'arrête, je regarde derrière moi, je viens de dépasser la zone de turbulences qui semble concentrée sur une distance d'à peine un kilomètre et demi. Je continue mon chemin jusqu'à la maison, je descends du scooter et je me rends compte que j'ai oublié mon sac avec mes affaires (serais-je distrait ?...) au centre de plongée d'Halalo. Je rentre tout de même chez moi, je prends une petite douche rapide, je prends de nouveaux vêtements, je repars. Je reprends le même chemin, près d'une demi-heure s'est écoulée depuis mon premier voyage et, à ma grande stupeur, au détour d'un virage, je vois la même zone se dresser quelques dizaines de mètres devant moi ... Je suis sidéré, emporté par l'élan, je ne rebrousse pas chemin. Même sort, même punition des éléments, foudroiement du ciel sur moi, en moi, la pluie et le vent tourbillonnent, se projettent, je vacille sous la douleur, je continue à tenir le cap. Exactement au même endroit où j'étais entré dans la tourmente à l'aller, la pluie diminue en intensité. Après avoir récupéré mes affaires, jamais deux sans trois, je décide prudemment d'emprunter la RT1. Parcours paisible, enfin ...
Ombres du passé
J'observe mes deux rétroviseurs, à droite et à gauche, dans lesquels se reflète la route dépassée. Une mention en lettres blanches sur le bord intérieur du miroir cerclé de métal, destinée à rendre le conducteur prudent, m'interpelle : "Objects in the mirror are closer than they appear" "Les objets dans le miroir sont plus proches qu'il n'y paraît". Je me retourne, je regarde un pin des Caraïbes, puis j'observe son reflet dans le miroir, effectivement son image semble lointaine dans celui-ci. Je reprends ma route, le pin s'éloigne lentement, ainsi que ma route révolue, le souvenir des lumineuses images du chemin que j'ai parcouru, qui ne sont lointaines qu'en apparence, s'élève en moi. Miroirs de la conscience, mes doux miroirs, qui vous contentez de réfléchir, les mots inscrits en vous rayonne de vérité. Reflets colorés du présent de mon passé, votre taille réelle est immense, et vous luisez aussi en moi ...
J'ai quatre ans, le long périple depuis Ankara jusqu'à Strasbourg touche à sa fin, mes parents, mes deux soeurs et moi arrivons dans la cour intérieure au fond de laquelle se dresse le premier logement que nous allons occuper en Alsace. Mon père s'adresse en français au voisin d'origine espagnole, le salue, lui présente sa famille. Je suis complètement sidéré, mon propre père parle une langue étrangère, dont les accents me sont totalement inconnus. Depuis que nous avons pris le train en Turquie, je commence à comprendre que le monde ne se limite pas à ma famille, à mes proches, à mon quartier, qu'il est une immense tour de Babel peuplée de personnes inconnues, s'exprimant dans des sabirs improbables. Je m'amuse, paraît-il, à me poster devant ces personnes, à m'exprimer comme eux en baragouinant n'importe quoi, en tournant la langue dans ma bouche pour les imiter. Seul le souvenir du moment où mon père commence lui-même à s'exprimer dans ce nouveau langage est gravé dans ma mémoire, je suis stupéfait qu'il soit capable de communiquer avec ces extra-terrestres. Je recommence mon manège, je babille à nouveau mon langage inventé. Mon père explique que je fais semblant de parler en français, le voisin sourit, ils continuent leur conversation. Je ne sais pas encore qu'un jour, je maîtriserai cette nouvelle langue bien mieux que le turc.
Mon père vient de mourir voilà plus de dix ans, je me rends pour une visite chez mon oncle Cemal à Ankara. Il est mon oncle préféré, celui qui ressemble le plus à mon père, physiquement et de caractère. Je sais qu'il est très gravement malade, qu'il est quasiment à l'article de la mort. Je pénètre le seuil de la porte, je le vois couché sur le canapé, il me voit, ébauche un vague mouvement de la tête. Je ne peux m'empêcher d'avoir un mouvement de recul, d'effroi absolu que son regard capte. Idée fulgurante qui me traverse l'esprit : je me souviens des images des hommes issus des camps de concentration, il leur ressemble, même maigreur cadavérique du corps, même absence de chair sur le visage où le crâne affleure, même regard halluciné et fixe. Il est au stade ultime de la maladie, sans doute victime d'un cancer généralisé en phase terminale qui ronge ses organes l'un après l'autre, qui sape toute résistance en lui. Est-il mort, est-il vivant ? J'ai vu le visage de la mort quand j'ai vu mon père à la morgue, il me semblait apaisé, celui de mon oncle flottant entre deux mondes me terrifie davantage. Pourtant, progressivement, il se transfigure à nouveau en visage vivant, aimant, ma peur diminue puis disparaît, j'arrive à lui parler. Il est incapable de s'exprimer mais il émet quelques borborygmes que sa famille, habituée à décrypter ses propos, traduit au fur et à mesure. Parfois, en écoutant nos conservations, il lui arrive même de rire. Je le côtoie quotidiennement pendant quelques jours d'affilée, ma mère et moi rentrons à Antalya, nous sommes rappelés quelques jours plus tard, il vient de mourir.
7 mai 2006, c'est mon premier marathon, à Genève, je suis proche de l'arrivée, dans un état de décomposition absolue. Je m'interroge : comment peut-on s'infliger une aussi grande souffrance, de manière volontaire de surcroît ? Après le 32 ème kilomètre, la souffrance m'a envahi, mille fois je me suis dit que je devais m'arrêter, commencer à marcher comme ceux que je dépasse en chemin, mille fois j'ai repoussé cette idée, ma volonté s'est tendu contre mon corps, a repoussé constamment, vaillamment cette idée que lui soufflait chaque organe exténué, morcelé, décomposé. Le chemin vers le dernier ravitaillement m'a semblé interminable, incommensurable. Enfin, j'accède à la boisson tant désirée, à la nourriture salvatrice, je m'arrête quelques instants. Faut-il repartir, j'aimerais tant prolonger cette halte ? J'hésite mais mes jambes s'activent automatiquement, tu l'as tant souhaité, c'est impossible de reculer dorénavant, de subir l'échec. Une dernière petite montée se profile devant moi, je diminue l'ampleur de mes foulées, je ne regarde plus que le bitume quelques foulées devant moi, je suis dans une bulle de vibration douloureuse, je monte l'Everest. Mais chaque pas me rapproche de l'arrivée, il me reste quelques centaines de mètres. Je me retourne, je vois le meneur d'allure de 3 h 30 qui me rattrape, je trouve la force de sprinter pour terminer devant lui. Les amis qui m'attendent à l'arrivée, Lucie et Burak, s'inquiètent de mon visage exténué, de mon teint pâle, de mes jambes qui tremblent sur place. Ils m'aident à m'asseoir quelques instants pour récupérer car je suis incapable de le réaliser seul, mais en réalité j'exulte de joie, de détermination, de satisfaction. Et une idée s'impose en moi, il faudra que je refasse un autre marathon.
Les images de mon passé se multiplient dans les rétroviseurs de la conscience placés devant moi, je les scrute. Les reflets de mes proches se font pressant, ils envahissent tout l'espace du miroir. Ombres lumineuses, aériennes et légères, elles dansent.
Soleils à l'infini
Mon père vient de mourir voilà plus de dix ans, je me rends pour une visite chez mon oncle Cemal à Ankara. Il est mon oncle préféré, celui qui ressemble le plus à mon père, physiquement et de caractère. Je sais qu'il est très gravement malade, qu'il est quasiment à l'article de la mort. Je pénètre le seuil de la porte, je le vois couché sur le canapé, il me voit, ébauche un vague mouvement de la tête. Je ne peux m'empêcher d'avoir un mouvement de recul, d'effroi absolu que son regard capte. Idée fulgurante qui me traverse l'esprit : je me souviens des images des hommes issus des camps de concentration, il leur ressemble, même maigreur cadavérique du corps, même absence de chair sur le visage où le crâne affleure, même regard halluciné et fixe. Il est au stade ultime de la maladie, sans doute victime d'un cancer généralisé en phase terminale qui ronge ses organes l'un après l'autre, qui sape toute résistance en lui. Est-il mort, est-il vivant ? J'ai vu le visage de la mort quand j'ai vu mon père à la morgue, il me semblait apaisé, celui de mon oncle flottant entre deux mondes me terrifie davantage. Pourtant, progressivement, il se transfigure à nouveau en visage vivant, aimant, ma peur diminue puis disparaît, j'arrive à lui parler. Il est incapable de s'exprimer mais il émet quelques borborygmes que sa famille, habituée à décrypter ses propos, traduit au fur et à mesure. Parfois, en écoutant nos conservations, il lui arrive même de rire. Je le côtoie quotidiennement pendant quelques jours d'affilée, ma mère et moi rentrons à Antalya, nous sommes rappelés quelques jours plus tard, il vient de mourir.
7 mai 2006, c'est mon premier marathon, à Genève, je suis proche de l'arrivée, dans un état de décomposition absolue. Je m'interroge : comment peut-on s'infliger une aussi grande souffrance, de manière volontaire de surcroît ? Après le 32 ème kilomètre, la souffrance m'a envahi, mille fois je me suis dit que je devais m'arrêter, commencer à marcher comme ceux que je dépasse en chemin, mille fois j'ai repoussé cette idée, ma volonté s'est tendu contre mon corps, a repoussé constamment, vaillamment cette idée que lui soufflait chaque organe exténué, morcelé, décomposé. Le chemin vers le dernier ravitaillement m'a semblé interminable, incommensurable. Enfin, j'accède à la boisson tant désirée, à la nourriture salvatrice, je m'arrête quelques instants. Faut-il repartir, j'aimerais tant prolonger cette halte ? J'hésite mais mes jambes s'activent automatiquement, tu l'as tant souhaité, c'est impossible de reculer dorénavant, de subir l'échec. Une dernière petite montée se profile devant moi, je diminue l'ampleur de mes foulées, je ne regarde plus que le bitume quelques foulées devant moi, je suis dans une bulle de vibration douloureuse, je monte l'Everest. Mais chaque pas me rapproche de l'arrivée, il me reste quelques centaines de mètres. Je me retourne, je vois le meneur d'allure de 3 h 30 qui me rattrape, je trouve la force de sprinter pour terminer devant lui. Les amis qui m'attendent à l'arrivée, Lucie et Burak, s'inquiètent de mon visage exténué, de mon teint pâle, de mes jambes qui tremblent sur place. Ils m'aident à m'asseoir quelques instants pour récupérer car je suis incapable de le réaliser seul, mais en réalité j'exulte de joie, de détermination, de satisfaction. Et une idée s'impose en moi, il faudra que je refasse un autre marathon.
Les images de mon passé se multiplient dans les rétroviseurs de la conscience placés devant moi, je les scrute. Les reflets de mes proches se font pressant, ils envahissent tout l'espace du miroir. Ombres lumineuses, aériennes et légères, elles dansent.
Soleils à l'infini
Quand je pars travailler le matin, encore mal éveillé ,après avoir emprunté la petite route de Malae Loka, je préfère m'engager sur la RT 2 vers la gauche. Son tracé est plus rectiligne, il réclame moins d'attention que la RT1. Je me dirige vers l'ouest et parfois, selon l'heure et la saison, le soleil levant , dans mon dos, se réfléchit dans les deux rétroviseurs de mon scooter et en chacun d'eux la lumière resplendit. Le soir, quand je veux aller faire les courses, après 17 heures, je préfère me diriger vers la RT 1, dont le parcours épouse les courbes de la côte. Je dois bifurquer un court moment vers la droite, vers l'est, jusqu'au croisement de la RT 2 et de la RT1, et à nouveau, les deux soleils, reflets du soleil couchant cette fois-ci, réapparaissent dans les miroirs, dans un scintillement somptueux.
Pleins feux, à l'avant et à l'arrière
"Les objets dans le miroir sont plus proches qu'il n'y paraît" ... Quand je vois le reflet du soleil dans le rétroviseur, le soleil est à près de 150 millions de kms, je vois une masse de photons qui en a émané plus de huit minutes auparavant. Le soleil m'accompagne toute la journée dans son long parcours à travers le ciel. Même à travers les nuages, je ressens sa lumineuse présence cachée. J'accélère, le ciel azuré s'étire devant moi, je me confonds lentement à lui. Et le soleil est infiniment proche puisque mon coeur-soleil, présent immanent et éternel, don éclatant des cieux, résidu infime des explosions d'étoiles, résonne, éclate aux dimensions de l'univers de mon corps. Le son assourdissant de ses battements éclipse les conflagrations de tous les soleils, il percute toute l'étendue aux alentours Bang Bang Bang Bang Bang Bang
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