"Nous sommes différents, de nature, des
autres hommes.
Si tu veux gagner, cours le 100 mètres.
Si tu veux tenter une autre existence, cours un marathon."
Si tu veux gagner, cours le 100 mètres.
Si tu veux tenter une autre existence, cours un marathon."
Emil Zatopek
Dimanche 14 novembre 2010, nous nous réveillons tous les quatre, Anne, Philippe, Eric et moi, dans une chambre de l'hôtel Panoramic à Nice. L'heure du marathon s'approche et l'angoisse, en ce qui me concerne, commence à poindre ...
La journée du samedi avait été très agréable, placée sous le sceau de l'insouciance et du partage. Nous étions allés chercher Anne à la gare le samedi vers midi seulement, son train ayant pris énormément de retard. Nous étions allés récupérer nos dossards au chapiteau dressé sur la place Masséna puis nous nous étions promenés à travers les différents stands du village. Nous nous étions attardés devant les exposants qui présentaient quelques courses mythiques à travers le monde, incitant les coureurs à s'inscrire à d'autres aventures. Nous avons rêvé de réaliser d'autres marathons, avant même d'avoir couru l'épreuve de Nice-Cannes ... Puis, petite ballade le long de la promenade des Anglais, qui le temps d'un week-end devint celle des Alsaciens. Nous sommes descendus jusqu'à la plage, et Eric n'a pu s'empêcher d'aller se baigner. Il était particulièrement exubérant, sa joie était communicative, il a bondi vers les flots écumeux comme un chien fou, éclaboussant les alentours, a nagé quelques instants, puis il a cherché à nous y entraîner. Mais la température était tout de même celle d'un mois de novembre, et aucun des trois autres n'a tenté l'aventure, malgré ses efforts. Je souhaitais me préserver pour la course et je redoutais de tomber malade, j'ai pris prestement mes jambes à mon cou. Je me suis rendu compte que mettre ses jambes à son cou n'était véritablement pas pratique pour courir, j'ai décidé simplement de courir en allongeant mes foulées, j'ai réussi à m'éloigner de lui ...
Parfois il faut savoir fuir ...
Nous sommes remontés à l'hôtel, qui se trouvait sur les pentes de Nice, non loin du centre-ville. Après une fin d'après-midi farniente, nous sommes allés manger le soir des pâtes, plat indispensable des coureurs à pied et des sportifs, dans un restaurant que nous avions repéré, Philippe, Eric et moi-même, puisque nous étions dans la ville depuis deux jours. Nous avions passé un après-midi sur la colline du château, petit cadre ombragé de verdure en hauteur qui donne une vue somptueuse sur la baie des Anges, le vieux port et les mille et uns éclats miroitants de la Méditerranée.
Anecdote amusante, alors que nous rentrions le soir à l'hôtel, Eric s'attarde avec quelqu'un, lui explique que nous sommes là pour le marathon entre Cannes et Nice. Cette personne lui demande quelle est la distance d'un marathon et en combien de temps nous la parcourons. Il est surpris par la réponse, et demande le plus sérieusement du monde quel est l'intérêt puisqu'il peut faire la même distance en voiture en moins d'une demi-heure. Eric n'a pas su que lui répondre, et j'en aurais été incapable aussi.
Nous étions ravis de la venue d'Anne. Enfin une douce présence féminine dans un monde impitoyable de brutes viriles ;-) Au cours du repas, un Anglais qui avait surpris quelques bribes de conversation nous a interrompus pour nous poser quelques questions sur la course du lendemain. Il allait effectuer son premier marathon tandis que chacun d'entre nous en avait réalisé au moins un. Nous avons répondu en vieux hussards habitués au combat, nous lui avons conseillé de commencer par un début de course prudent, recommandation que je n'ai jamais réussi à appliquer de ma vie.
Les 3 mousquetaires, en attendant miss d'Artagnan
Anecdote amusante, alors que nous rentrions le soir à l'hôtel, Eric s'attarde avec quelqu'un, lui explique que nous sommes là pour le marathon entre Cannes et Nice. Cette personne lui demande quelle est la distance d'un marathon et en combien de temps nous la parcourons. Il est surpris par la réponse, et demande le plus sérieusement du monde quel est l'intérêt puisqu'il peut faire la même distance en voiture en moins d'une demi-heure. Eric n'a pas su que lui répondre, et j'en aurais été incapable aussi.
Nous étions ravis de la venue d'Anne. Enfin une douce présence féminine dans un monde impitoyable de brutes viriles ;-) Au cours du repas, un Anglais qui avait surpris quelques bribes de conversation nous a interrompus pour nous poser quelques questions sur la course du lendemain. Il allait effectuer son premier marathon tandis que chacun d'entre nous en avait réalisé au moins un. Nous avons répondu en vieux hussards habitués au combat, nous lui avons conseillé de commencer par un début de course prudent, recommandation que je n'ai jamais réussi à appliquer de ma vie.
Le lendemain, au réveil, j'ai l'estomac noué comme à chaque fois. Il s'agissait de mon troisième marathon, après celui de Genève en 2006 et Bâle la même année. Je me concentre, je prépare soigneusement mes affaires. J'entends Philippe qui propose des pansements pour protéger les tétons lors de la course, je décline l'offre, je n'en ai pas eu besoin lors des deux précédentes courses. Nous nous préparons à partir, et juste avant le départ, ce que je pressentais depuis quelques jours a pris forme, Eric et Philippe ont fait un coming-out définitif, le rose de leur maillot les incitant à dévoiler leur attirance secrète et réciproque...
Ils ont enfin découvert l'amour, le vrai ...
Chabadabada Chabadabada
Nous sommes descendus de la colline pour prendre le tramway, direction place Masséna. Le départ avait lieu le long de l'immense boulevard de la promenade des Anglais. Quelques gouttes de pluie fines et éparses rafraîchissaient l'air, nous nous sommes souhaités bonne chance et nous avons pris place dans nos sas respectifs. J'avais choisi celui réservé aux coureurs qui projetaient de réaliser une course de 3h15, objectif que je souhaite réaliser un jour, même si j'en suis encore loin pour le moment. J'ai discuté un moment avec le meneur d'allure qui allait être chargé de courir à une allure régulière avec un grand ballon dans le dos, sur lequel le temps est imprimé, pour servir de repère à tous les coureurs. J'ai observé la foule impressionnante qui se pressait sur la route, il s'agissait du premier marathon où je voyais se presser autant de participants et de spectateurs. L'épreuve accueillait cette année les championnats de France de marathon, il y avait plus de 10 000 inscrits.
Peu de temps avant le départ, annonce du speaker, le marathon est retardé. Un train qui amenait des coureurs avait semble-t-il été fortement retardé, la direction avait pris la décision de reculer l'heure de la course pour ne pas les pénaliser. Je suis sorti du sas, j'ai fait quelques petites longueurs à une allure très modérée pour rester dans le rythme. Enfin, il a fallu reprendre sa place, l'angoisse s'élevant au fur et à mesure de l'approche du départ ... Délivrance inaugurale : c'est parti ...
Tout de suite, je me mets dans une allure élevée. Je cours devant le meneur d'allure de 3h15, je prends rapidement mes distances par rapport à lui. Il s'agit à chaque fois d'un mouvement irrépressible de ma part, je n'arrive pas à refréner mon élan. Dans un tel marathon, vous êtes en permanence dépassé par quelqu'un et vous dépassez continuellement quelqu'un, du moins au début. L'instinct de compétition, de concurrence tapi en chaque homme se réveille, vous souhaitez poursuivre ceux qui vous précèdent, mais vous servez de cible à ceux qui sont derrière vous. Et le flot, les vagues de la marée humaine se renouvellent sans cesse. Vous repérez un maillot particulier, vous passez devant lui, puis dix ou vingt kilomètres plus tard le voilà qui vous a rattrapé, qui vous dépasse. Courir un marathon, c'est apprendre l'humilité, une telle expérience nivelle par le bas. Lors d'un grand marathon, que vous terminiez à 3 h ou à 6 h, peu importe, il y a toujours quelqu'un devant vous et quelqu'un derrière. Et la première victoire pour tous, sans doute la plus grande, c'est de tout simplement courir tout le long, sans marcher, si ce n'est aux ravitaillements.
Au début, la joie de la course est réelle. C'est un sentiment de joie intense du corps qui vous porte vers l'avant, vous courez dans une certaine ivresse. Lentement, inexorablement la douleur monte, et vous êtes sur le chemin livré à vous même, vous devez dompter la souffrance, continuer votre route. Le marathon vous semble être insurmontable, surhumain avant de le réaliser, puis vous comprenez chemin faisant que c'est possible, qu'il s'agit bien d'un effort humain, qui vous apprend la notion de l'indispensable effort pour parvenir au but. On court pour se vaincre soi-même, la vie ne s'offre pas d'un seul coup, elle se gagne à petits pas, avec persévérance et acharnement. Vous y gagnez une certaine fierté en vous, le sentiment de l'estime, de la reconnaissance de soi, qu'il est nécessaire de posséder pour avancer dans la vie. Et en même temps, vous y recevez une leçon de modestie en voyant l'innombrable foule des coureurs qui vous précède. J'ai dépassé au début de ce marathon un vieil homme, avec une petite barbe blanche, le dos très légèrement voûté par l'âge, je l'ai regardé surpris, il avait manifestement largement dépassé la soixantaine, je me suis émerveillé que l'on puisse encore courir à cette période de la vie. Je l'ai vu passer devant moi un peu avant le milieu de la course, pour me devancer d'abord de quelques mètres, je me suis accroché mais j'ai été incapable de prendre son allure. La course vous découpe dans la douleur, dans la vérité au rayon laser, révèle vos véritables capacités, vous met à votre juste place, rarement en haut, parfois en bas, mais peu importe puisque vous vous êtes confrontés à votre propre limite, que vous l'avez reculée.
Le début de la course s'est bien passé, j'étais très heureux de mon allure. Il s'agit du plus beau marathon que j'ai fais jusqu'à présent au niveau des paysages, je conseille à chaque amateur de course à pied de le tenter. Parcours entre ciel, mer et terre le long de la Riviera qui s'offre à vous. Vous passez à Saint-Laurent-du-Var, Cagnes-sur-Mer, Antibes-Juan-les-Pins, et arrivée le long de la croisette de Cannes. Une grande foule vous acclame le long de la route, vous avez le sentiment d'être un champion, même si vous courez pour une place insignifiante. L'envie d'entreprendre une telle course m'est venu par hasard, en me retrouvant mêlé à une foule alors que j'étais parti visiter Londres, plus particulièrement pour y voir une exposition consacré à Le Caravage avec quelques amis en 2005. Le dimanche, les routes sont bloquées, nous décidons de regarder quelques instants les coureurs du marathon de Londres. Finalement, nous sommes restés plus d'une heure, l'arrivée était proche, il y avait une foule innombrable qui encourageait les marathoniens, les interpellant très souvent par leur prénom qui était inscrit sur leur maillot. On voyait sur leur visage la souffrance incroyable que certains enduraient, les efforts incroyables auxquels ils se soumettaient. Je me suis dit qu'il fallait vivre cette expérience très rapidement, j'ai entrepris la préparation d'un marathon dès l'année suivante.
Quand vous passez la distance du semi-marathon, soit 21,1 kms, vous enregistrez simultanément une bonne et une mauvaise nouvelle. Excellente nouvelle : vous avez déjà accompli la moitié du parcours, c'est déjà un exploit fabuleux, vous êtes en plein élan vers une prouesse. En même temps, terrible nouvelle : vous savez pertinemment que vous êtes déjà épuisé, et que vous devez encore accomplir plus de 21 kms, qu'ils vont se révéler extrêmement longs. Vous entrez dans une zone de turbulences, fortes ou légères, selon votre entraînement, votre degré de forme, vos aptitudes intrinsèques, naturelles. Et les kilomètres furent interminables ce jour là. J'ai senti que mes forces déclinaient rapidement, j'étais passé en 1 h 34 min soit un excellent temps compte tenu de mes capacités. La souffrance a commencé à monter en moi, mon allure déclinait beaucoup plus vite que prévu. L'intérieur de mes cuisses commençait à chauffer, une irritation à cet endroit liée à la sueur et au frottement ne cessait de grandir, de s'étendre. J'ai continué pendant dix kilomètres à continuer à courir, mais avec une allure qui diminuait très régulièrement. A partir du 23 ème kilomètre, le profil de la course devient plus accentué, quelques bosses émaillent le parcours. Elles me furent fatales.
Dans la mythologie du marathon, il existe le fameux mur des 30 kilomètres que la plupart des coureurs devra affronter au cours de la course. Il s'agit d'un seuil physiologique d'effort lié au fait que l'organisme se trouve à cours de glycogène, carburant de l'effort stocké dans le foie et les muscles. Et vous passez alors de l'autre côté du miroir, la douleur s'amplifie, les jambes ne tournent plus. Lors du premier marathon, j'ai été confronté à ce mur au delà des 30 kms. Cette fois-ci, ce fut bien avant, le mur se transforma en falaise infranchissable, j'avais laissé trop d'énergie dans la première moitié du parcours, j'étais incapable de relancer mon allure. J'ai vu le meneur d'allure à 3h 15 me dépasser dans une côte, le ballon s'est éloigné, je n'ai pu le suivre. J'ai trottiné, j'ai vu Philippe fondre sur moi et me dépasser après 30 kms.
Des trois amis, Philippe est celui qui me ressemble le plus. Il est d'un naturel calme, pondéré, peu bavard, avec un grand sourire qui éclaire en permanence son visage. Il est kinésithérapeute de métier. Je lui dois d'avoir pu réaliser ce marathon car trois mois auparavant, j'ai eu une petite sciatique qui s'est déclaré qu'il m'a soigné grâce à des massages réguliers. Il planifie toujours rigoureusement ses entraînements, se tient scrupuleusement au programme qu'il s'est fixé. Il est meilleur que moi sur 10 kms, mais nos niveaux sont proches pour la distance du marathon. J'espérais secrètement le battre, comme il souhaitait sans doute intimement passer devant moi. L'émulation réciproque est aussi au centre de toute amitié. Lorsque je l'ai vu me dépasser, j'ai vu la défaite fondre sur moi, j'ai marché pendant quelques centaines de mètres, je me suis alimenté, et j'ai commencé à trottiner, à reprendre ma course. Et petite surprise pour moi, j'ai rattrapé Philippe qui s'était mis également mis au ralenti alors qu'il avait une très belle allure au moment où il m'avait rejoint. Quelques centaines de mètres plus loin, j'ai de nouveau marché, le voilà qui me redépasse. Cette fois-ci, j'ai définitivement renoncé à le poursuivre, il a terminé devant moi.
L'histoire de ce marathon est pour moi celle d'une déroute. Je n'ai pas réussi à surmonter ma souffrance, elle s'est imposé à moi, a maîtrisé mon corps, je n'ai pas réussi à la dompter. Je sentais un feu dont le foyer ardent, originel, se situait au niveau de mes entrecuisses et qui se propageait vers toutes les autres parties de mon anatomie. J'ai marché, je me suis longuement alimenté, j'ai couru de temps en temps quelques centaines de mètres. J'étais à la dérive, mais j'ai vu le long de ce chemin d'autres personnes encore plus abîmées que moi. Une personne a commencé à tituber, puis à s'écrouler quelques dizaines de mètres devant moi. Il a été rapidement entouré par des spectateurs, qui l'ont aidé à se rasseoir, à reprendre ses esprits. Même à cette allure modérée de marche, j'ai dépassé quelques coureurs complètement à l'arrêt, qui avaient aussi présumé de leurs forces. J'ai vu deux coureurs se vider les viscères discrètement en position accroupie, il est des moments où le corps commande sans qu'il soit possible de lutter contre lui, mais personne ne s'en offusque à juste titre lors de ce long combat que constitue la fin d'un marathon. Arrivé au quarantième kilomètre, j'ai trouvé la force mentale pour repartir en courant, j'ai terminé au pas de course les deux derniers kilomètres sur la croisette de Cannes, avec un temps proche de 3 h 36 min. Délivrance finale : j'avais franchi la ligne d'arrivée.
A l'arrivée, j'ai regardé mes entrecuisses, elles étaient complètement à vif, la peau était même arrachée à certains endroits, un très mince filet de sang coulait. Je reprenais mon esprit et mon souffle lorsque j'ai aperçu Anne, qui a franchi la ligne très peu de temps après moi. Anne m'impressionne réellement. Elle est celle dont la performance sur le marathon est la plus remarquable entre nous quatre, compte tenu de la différence naturelle homme-femme. Son prénom signifie "Maman" en turc, elle est mère de six enfants et arrive malgré les contraintes que cela implique à courir avec un niveau étonnant. La course à pied représente pour elle un ballon d'oxygène dans sa vie, elle est douée d'une énergie incroyable, toujours vive et enjouée, un arc-en-ciel de couleurs vivaces à l'intérieur et à l'extérieur puisqu'elle s'habille en règle générale dans des tonalités inhabituelles, surprenantes, contrastées : violet, rose, turquoise ... Sa venue au marathon était incertaine car peu de temps avant celui-ci, son fils Killian est tombé malade, un coup de massue familial qui porte le nom de "diabète insulino-dépendant à vie" . Il est désormais obligé de surveiller régulièrement sa glycémie, de s'injecter de l'insuline s'il est en situation d'hyperglycémie, de manger de manière très équilibrée. Cette maladie est dorénavant bien prise en charge et je suis convaincu qu'il a été très fier, ravi que sa mère court un marathon avec son nom floqué sur le maillot. Et la pensée de son fils a sans nul doute décuplé les forces d'Anne car elle a réalisé un excellent temps. Coïncidence étrange, le 14 novembre est la journée mondiale du diabète.
Des trois amis, Philippe est celui qui me ressemble le plus. Il est d'un naturel calme, pondéré, peu bavard, avec un grand sourire qui éclaire en permanence son visage. Il est kinésithérapeute de métier. Je lui dois d'avoir pu réaliser ce marathon car trois mois auparavant, j'ai eu une petite sciatique qui s'est déclaré qu'il m'a soigné grâce à des massages réguliers. Il planifie toujours rigoureusement ses entraînements, se tient scrupuleusement au programme qu'il s'est fixé. Il est meilleur que moi sur 10 kms, mais nos niveaux sont proches pour la distance du marathon. J'espérais secrètement le battre, comme il souhaitait sans doute intimement passer devant moi. L'émulation réciproque est aussi au centre de toute amitié. Lorsque je l'ai vu me dépasser, j'ai vu la défaite fondre sur moi, j'ai marché pendant quelques centaines de mètres, je me suis alimenté, et j'ai commencé à trottiner, à reprendre ma course. Et petite surprise pour moi, j'ai rattrapé Philippe qui s'était mis également mis au ralenti alors qu'il avait une très belle allure au moment où il m'avait rejoint. Quelques centaines de mètres plus loin, j'ai de nouveau marché, le voilà qui me redépasse. Cette fois-ci, j'ai définitivement renoncé à le poursuivre, il a terminé devant moi.
L'histoire de ce marathon est pour moi celle d'une déroute. Je n'ai pas réussi à surmonter ma souffrance, elle s'est imposé à moi, a maîtrisé mon corps, je n'ai pas réussi à la dompter. Je sentais un feu dont le foyer ardent, originel, se situait au niveau de mes entrecuisses et qui se propageait vers toutes les autres parties de mon anatomie. J'ai marché, je me suis longuement alimenté, j'ai couru de temps en temps quelques centaines de mètres. J'étais à la dérive, mais j'ai vu le long de ce chemin d'autres personnes encore plus abîmées que moi. Une personne a commencé à tituber, puis à s'écrouler quelques dizaines de mètres devant moi. Il a été rapidement entouré par des spectateurs, qui l'ont aidé à se rasseoir, à reprendre ses esprits. Même à cette allure modérée de marche, j'ai dépassé quelques coureurs complètement à l'arrêt, qui avaient aussi présumé de leurs forces. J'ai vu deux coureurs se vider les viscères discrètement en position accroupie, il est des moments où le corps commande sans qu'il soit possible de lutter contre lui, mais personne ne s'en offusque à juste titre lors de ce long combat que constitue la fin d'un marathon. Arrivé au quarantième kilomètre, j'ai trouvé la force mentale pour repartir en courant, j'ai terminé au pas de course les deux derniers kilomètres sur la croisette de Cannes, avec un temps proche de 3 h 36 min. Délivrance finale : j'avais franchi la ligne d'arrivée.
A l'arrivée, j'ai regardé mes entrecuisses, elles étaient complètement à vif, la peau était même arrachée à certains endroits, un très mince filet de sang coulait. Je reprenais mon esprit et mon souffle lorsque j'ai aperçu Anne, qui a franchi la ligne très peu de temps après moi. Anne m'impressionne réellement. Elle est celle dont la performance sur le marathon est la plus remarquable entre nous quatre, compte tenu de la différence naturelle homme-femme. Son prénom signifie "Maman" en turc, elle est mère de six enfants et arrive malgré les contraintes que cela implique à courir avec un niveau étonnant. La course à pied représente pour elle un ballon d'oxygène dans sa vie, elle est douée d'une énergie incroyable, toujours vive et enjouée, un arc-en-ciel de couleurs vivaces à l'intérieur et à l'extérieur puisqu'elle s'habille en règle générale dans des tonalités inhabituelles, surprenantes, contrastées : violet, rose, turquoise ... Sa venue au marathon était incertaine car peu de temps avant celui-ci, son fils Killian est tombé malade, un coup de massue familial qui porte le nom de "diabète insulino-dépendant à vie" . Il est désormais obligé de surveiller régulièrement sa glycémie, de s'injecter de l'insuline s'il est en situation d'hyperglycémie, de manger de manière très équilibrée. Cette maladie est dorénavant bien prise en charge et je suis convaincu qu'il a été très fier, ravi que sa mère court un marathon avec son nom floqué sur le maillot. Et la pensée de son fils a sans nul doute décuplé les forces d'Anne car elle a réalisé un excellent temps. Coïncidence étrange, le 14 novembre est la journée mondiale du diabète.
Une course pour son fils
Philippe, Anne et moi sommes allés rejoindre Eric, qui était arrivé largement devant nous. Tout à coup, mes amis m'ont fait remarquer que j'étais ensanglanté, l'avant de mon T-shirt était barbouillé de sang. Je l'ai retiré, mes tétons étaient enflammés, rougis. Je n'avais pas senti une douleur particulière à cet endroit lors de la course car le feu qui s'élevait de mes entrecuisses était plus intense. Je me suis souvenu de la proposition matinale de Philippe de protéger ma poitrine ...
Nous avons demandé à Eric comment s'était passé son marathon. Nous l'avons félicité d'avoir couru en 3 h 10. Il nous a répondu d'une voix neutre, sans vie, que tout s'était bien passé, qu'il était très content de sa performance. Il se tait, reste silencieux une dizaine de secondes puis se remet à parler. Le regard dans le vide, il nous révèle qu'il s'est effondré à l'arrivée, qu'il n'avait pu s'empêcher de pleurer, prostré dans un coin, en silence. Il allait bientôt être opéré d'un rein en raison d'une tumeur dont il ne savait pas encore si elle était bénigne ou maligne, il s'était mis une pression extraordinaire en se disant qu'il devait franchir la barrière des 3 h, barrière mythique du marathon. Il avait été très joyeux pendant tout le séjour, masquant délibérement son angoisse, sa peine cachée, son désarroi intérieur. Eric est très orgueilleux, se comporte parfois comme un coq, il peut être colérique par instants. Mais sous cette écorce rugueuse se cache un être très sensible, délicat qui redoutait la maladie qui s'approchait à pas furtifs, qui voulait continuer à vivre toujours intensément. Depuis, son opération s'est bien passée, la tumeur s'est révélée bénigne, il a récupéré toutes ses facultés à la course, le courant de la joie le transporte à nouveau ...
Nous avons mangé des fruits à l'arrivée. Subitement, plus de traces de Philippe, nous nous demandions où il était passé. Nous avons attendus quelques instants puis nous sommes allés à la gare de Cannes pour prendre le train qui allait nous emmener à Nice. Le chemin a été un calvaire pour moi, en particulier à chaque fois que je devais monter ou descendre un escalier. A l'arrivée à l'hôtel, Philippe, qui avait simplement pris les devants sans nous prévenir, nous attendait sur la terrasse, avec un grand sourire sur les lèvres.
Le soir, nous avons raccompagné Anne qui reprenait le train pour rentrer à Strasbourg. J'avais une démarche grotesque en raison de ma chair meurtrie aux entrecuisses, je marchais comme un canard, en me dandinant à la Charlie Chaplin. Je ne pouvais m'empêcher de me crisper sous la douleur et de rire en même temps des moqueries bienveillantes d'Eric et Philippe, qui se sont mis à m'imiter. Le marathon de Nice-Cannes fut une défaite, mais tant pis, j'avais connu un marathon-victoire à Genève, où j'avais réalisé un temps que je ne pensais pas pouvoir réaliser, puis un marathon-plaisir à Bâle, où j'avais couru sans être obnubilé par le temps, à un rythme plus lent. Je garde une tendresse particulière pour le souvenir des heures passées avec les trois compères de Nice. A défaut de réussir ma course, j'ai fait rire mes amis, une communauté d'esprit et de coeur nous a liés étroitement le temps d'un week-end. La devise de la ville de départ du marathon est "Nice, cité très fidèle", nous avions été fidèles au rendez-vous de l'amitié.