dimanche 30 octobre 2011

Marathon Nice-Cannes : Du sang, des pleurs et des rires

"Nous sommes différents, de nature, des autres hommes.
Si tu veux gagner, cours le 100 mètres.
Si tu veux tenter une autre existence, cours un marathon."

Emil Zatopek

Dimanche 14 novembre 2010, nous nous réveillons tous les quatre, Anne, Philippe, Eric et moi, dans une chambre de l'hôtel Panoramic à Nice. L'heure du marathon s'approche et l'angoisse, en ce qui me concerne, commence à poindre ...
La journée du samedi avait été très agréable, placée sous le sceau de l'insouciance et du partage. Nous étions allés chercher Anne à la gare le samedi vers midi seulement, son train ayant pris énormément de retard. Nous étions allés récupérer nos dossards au chapiteau dressé sur la place Masséna puis nous nous étions promenés à travers les différents stands du village. Nous nous étions attardés devant les exposants qui présentaient quelques courses mythiques à travers le monde, incitant les coureurs à s'inscrire à d'autres aventures. Nous avons rêvé de réaliser d'autres marathons, avant même d'avoir couru l'épreuve de Nice-Cannes ... Puis, petite ballade le long de la promenade des Anglais, qui le temps d'un week-end devint celle des Alsaciens. Nous sommes descendus jusqu'à la plage, et Eric n'a pu s'empêcher d'aller se baigner. Il était particulièrement exubérant, sa joie était communicative, il a bondi vers les flots écumeux comme un chien fou, éclaboussant les alentours, a nagé quelques instants, puis il a cherché à nous y entraîner. Mais la température était tout de même celle d'un mois de novembre, et aucun des trois autres n'a tenté l'aventure, malgré ses efforts. Je souhaitais me préserver pour la course et je redoutais de tomber malade, j'ai pris prestement mes jambes à mon cou. Je me suis rendu compte que mettre ses jambes à son cou n'était véritablement pas pratique pour courir, j'ai décidé simplement de courir en allongeant mes foulées, j'ai réussi à m'éloigner de lui ...

Parfois il faut savoir fuir ...

Nous sommes remontés à l'hôtel, qui se trouvait sur les pentes de Nice, non loin du centre-ville. Après une fin d'après-midi farniente, nous sommes allés manger le soir des pâtes, plat indispensable des coureurs à pied et des sportifs, dans un restaurant que nous avions repéré, Philippe, Eric et moi-même, puisque nous étions dans la ville depuis deux jours. Nous avions passé un après-midi sur la colline du château, petit cadre ombragé de verdure en hauteur qui donne une vue somptueuse sur la baie des Anges, le vieux port et les mille et uns éclats miroitants de la Méditerranée.

Les 3 mousquetaires, en attendant miss d'Artagnan

Anecdote amusante, alors que nous rentrions le soir à l'hôtel, Eric s'attarde avec quelqu'un, lui explique que nous sommes là pour le marathon entre Cannes et Nice. Cette personne lui demande quelle est la distance d'un marathon et en combien de temps nous la parcourons. Il est surpris par la réponse, et demande le plus sérieusement du monde quel est l'intérêt puisqu'il peut faire la même distance en voiture en moins d'une demi-heure. Eric n'a pas su que lui répondre, et j'en aurais été incapable aussi.
Nous étions ravis de la venue d'Anne. Enfin une douce présence féminine dans un monde impitoyable de brutes viriles ;-) Au cours du repas, un Anglais qui avait surpris quelques bribes de conversation nous a interrompus pour nous poser quelques questions sur la course du lendemain. Il allait effectuer son premier marathon tandis que chacun d'entre nous en avait réalisé au moins un. Nous avons répondu en vieux hussards habitués au combat, nous lui avons conseillé de commencer par un début de course prudent, recommandation que je n'ai jamais réussi à appliquer de ma vie.

Le lendemain, au réveil, j'ai l'estomac noué comme à chaque fois. Il s'agissait de mon troisième marathon, après celui de Genève en 2006 et Bâle la même année. Je me concentre, je prépare soigneusement mes affaires. J'entends Philippe qui propose des pansements pour protéger les tétons lors de la course, je décline l'offre, je n'en ai pas eu besoin lors des deux précédentes courses. Nous nous préparons à partir, et juste avant le départ, ce que je pressentais depuis quelques jours a pris forme, Eric et Philippe ont fait un coming-out définitif, le rose de leur maillot les incitant à dévoiler leur attirance secrète et réciproque...

Ils ont enfin découvert l'amour, le vrai ...
Chabadabada Chabadabada

Nous sommes descendus de la colline pour prendre le tramway, direction place Masséna. Le départ avait lieu le long de l'immense boulevard de la promenade des Anglais. Quelques gouttes de pluie fines et éparses rafraîchissaient l'air, nous nous sommes souhaités bonne chance et nous avons pris place dans nos sas respectifs. J'avais choisi celui réservé aux coureurs qui projetaient de réaliser une course de 3h15, objectif que je souhaite réaliser un jour, même si j'en suis encore loin pour le moment. J'ai discuté un moment avec le meneur d'allure qui allait être chargé de courir à une allure régulière avec un grand ballon dans le dos, sur lequel le temps est imprimé, pour servir de repère à tous les coureurs. J'ai observé la foule impressionnante qui se pressait sur la route, il s'agissait du premier marathon où je voyais se presser autant de participants et de spectateurs. L'épreuve accueillait cette année les championnats de France de marathon, il y avait plus de 10 000 inscrits. 
Peu de temps avant le départ, annonce du speaker, le marathon est retardé. Un train qui amenait des coureurs avait semble-t-il été fortement retardé, la direction avait pris la décision de reculer l'heure de la course pour ne pas les pénaliser. Je suis sorti du sas, j'ai fait quelques petites longueurs à une allure très modérée pour rester dans le rythme. Enfin, il a fallu reprendre sa place, l'angoisse s'élevant au fur et à mesure de l'approche du départ ... Délivrance inaugurale : c'est parti ...
Tout de suite, je me mets dans une allure élevée. Je cours devant le meneur d'allure de 3h15, je prends rapidement mes distances par rapport à lui. Il s'agit à chaque fois d'un mouvement irrépressible de ma part, je  n'arrive pas à refréner mon élan. Dans un tel marathon, vous êtes en permanence dépassé par quelqu'un et vous dépassez continuellement quelqu'un, du moins au début. L'instinct de compétition, de concurrence tapi en chaque homme se réveille, vous souhaitez poursuivre ceux qui vous précèdent, mais vous servez de cible à ceux qui sont derrière vous. Et le flot, les vagues de la marée humaine se renouvellent sans cesse. Vous repérez un maillot particulier, vous passez devant lui, puis dix ou vingt kilomètres plus tard le voilà qui vous a rattrapé, qui vous dépasse. Courir un marathon, c'est apprendre l'humilité, une telle expérience nivelle par le bas. Lors d'un grand marathon, que vous terminiez à 3 h ou à 6 h, peu importe, il y a toujours quelqu'un devant vous et quelqu'un derrière. Et la première victoire pour tous, sans doute la plus grande, c'est de tout simplement courir tout le long, sans marcher, si ce n'est aux ravitaillements.
Au début, la joie de la course est réelle. C'est un sentiment de joie intense du corps qui vous porte vers l'avant, vous courez dans une certaine ivresse. Lentement, inexorablement la douleur monte, et vous êtes sur le chemin livré à vous même, vous devez dompter la souffrance, continuer votre route. Le marathon vous semble être insurmontable, surhumain avant de le réaliser, puis vous comprenez chemin faisant que c'est possible, qu'il s'agit bien d'un effort humain, qui vous apprend la notion de l'indispensable effort pour parvenir au but. On court pour se vaincre soi-même, la vie ne s'offre pas d'un seul coup, elle se gagne à petits pas, avec persévérance et acharnement. Vous y gagnez une certaine fierté en vous, le sentiment de l'estime, de la reconnaissance de soi, qu'il est nécessaire de posséder pour avancer dans la vie. Et en même temps, vous y recevez une leçon de modestie en voyant l'innombrable foule des coureurs qui vous précède. J'ai dépassé au début de ce marathon un vieil homme, avec une petite barbe blanche, le dos très légèrement voûté par l'âge, je l'ai regardé surpris, il avait manifestement largement dépassé la soixantaine, je me suis émerveillé que l'on puisse encore courir à cette période de la vie. Je l'ai vu passer devant moi un peu avant le milieu de la course, pour me devancer d'abord de quelques mètres, je me suis accroché mais j'ai été incapable  de prendre son allure. La course vous découpe dans la douleur, dans la vérité au rayon laser, révèle vos véritables capacités, vous met à votre juste place, rarement en haut, parfois en bas, mais peu importe puisque vous vous êtes confrontés à votre propre limite, que vous l'avez reculée.   
Le début de la course s'est bien passé, j'étais très heureux de mon allure. Il s'agit du plus beau marathon que j'ai fais jusqu'à présent au niveau des paysages, je conseille à chaque amateur de course à pied de le tenter. Parcours entre ciel, mer et terre le long de la Riviera qui s'offre à vous. Vous passez à Saint-Laurent-du-Var, Cagnes-sur-Mer, Antibes-Juan-les-Pins, et arrivée le long de la croisette de Cannes. Une grande foule vous acclame le long de la route, vous avez le sentiment d'être un champion, même si vous courez pour une place insignifiante. L'envie d'entreprendre une telle course m'est venu par hasard, en me retrouvant mêlé à une foule alors que j'étais parti visiter Londres, plus particulièrement pour y voir une exposition consacré à Le Caravage avec quelques amis en 2005. Le dimanche, les routes sont bloquées, nous décidons de regarder quelques instants les coureurs du marathon de Londres. Finalement, nous sommes restés plus d'une heure, l'arrivée était proche, il y avait une foule innombrable qui encourageait les marathoniens, les interpellant très souvent par leur prénom qui était inscrit sur leur maillot. On voyait sur leur visage la souffrance incroyable que certains enduraient, les efforts incroyables auxquels ils se soumettaient. Je me suis dit qu'il fallait vivre cette expérience très rapidement, j'ai entrepris la préparation d'un marathon dès l'année suivante.
Quand vous passez la distance du semi-marathon, soit 21,1 kms, vous enregistrez simultanément une bonne et une mauvaise nouvelle. Excellente nouvelle : vous avez déjà accompli la moitié du parcours, c'est déjà un exploit fabuleux, vous êtes en plein élan vers une prouesse. En même temps, terrible nouvelle : vous savez pertinemment que vous êtes déjà épuisé, et que vous devez encore accomplir plus de 21 kms, qu'ils vont se révéler extrêmement longs. Vous entrez dans une zone de turbulences, fortes ou légères, selon votre entraînement, votre degré de forme, vos aptitudes intrinsèques, naturelles. Et les kilomètres furent interminables ce jour là. J'ai senti que mes forces déclinaient rapidement, j'étais passé en 1 h 34 min soit un excellent temps compte tenu de mes capacités. La souffrance a commencé à monter en moi, mon allure déclinait beaucoup plus vite que prévu. L'intérieur de mes cuisses commençait à chauffer, une irritation à cet endroit liée à la sueur et au frottement ne cessait de grandir, de s'étendre. J'ai continué pendant dix kilomètres à continuer à courir, mais avec une allure qui diminuait très régulièrement. A partir du 23 ème kilomètre, le profil de la course devient plus accentué, quelques bosses émaillent le parcours. Elles me furent fatales.
Dans la mythologie du marathon, il existe le fameux mur des 30 kilomètres que la plupart des coureurs devra affronter au cours de la course. Il s'agit d'un seuil physiologique d'effort lié au fait que l'organisme se trouve à cours de glycogène, carburant de l'effort stocké dans le foie et les muscles. Et vous passez alors de l'autre côté du miroir, la douleur s'amplifie, les jambes ne tournent plus. Lors du premier marathon, j'ai été confronté à ce mur au delà des 30 kms. Cette fois-ci, ce fut bien avant, le mur se transforma en falaise infranchissable, j'avais laissé trop d'énergie dans la première moitié du parcours, j'étais incapable de relancer mon allure. J'ai vu le meneur d'allure à 3h 15 me dépasser dans une côte, le ballon s'est éloigné, je n'ai pu le suivre. J'ai trottiné, j'ai vu Philippe fondre sur moi et me dépasser après 30 kms.
Des trois amis, Philippe est celui qui me ressemble le plus. Il est d'un naturel calme, pondéré, peu bavard, avec un grand sourire qui éclaire en permanence son visage. Il est kinésithérapeute de métier. Je lui dois d'avoir pu réaliser ce marathon car trois mois auparavant, j'ai eu une petite sciatique qui s'est déclaré qu'il m'a soigné grâce à des massages réguliers. Il planifie toujours rigoureusement ses entraînements, se tient scrupuleusement au programme qu'il s'est fixé. Il est meilleur que moi sur 10 kms, mais nos niveaux sont proches pour la distance du marathon. J'espérais secrètement le battre, comme il souhaitait sans doute intimement passer devant moi. L'émulation réciproque est aussi au centre de toute amitié. Lorsque je l'ai vu me dépasser, j'ai vu la défaite fondre sur moi, j'ai marché pendant quelques centaines de mètres, je me suis alimenté, et j'ai commencé à trottiner, à reprendre ma course. Et petite surprise pour moi, j'ai rattrapé Philippe qui s'était mis également mis au ralenti alors qu'il avait une très belle allure au moment où il m'avait rejoint. Quelques centaines de mètres plus loin, j'ai de nouveau marché, le voilà qui me redépasse. Cette fois-ci, j'ai définitivement renoncé à le poursuivre, il a terminé devant moi.
L'histoire de ce marathon est pour moi celle d'une déroute. Je n'ai pas réussi à surmonter ma souffrance, elle s'est imposé à moi, a maîtrisé mon corps, je n'ai pas réussi à la dompter. Je sentais un feu dont le foyer ardent, originel, se situait au niveau de mes entrecuisses et qui se propageait vers toutes les autres parties de mon anatomie. J'ai marché, je me suis longuement alimenté, j'ai couru de temps en temps quelques centaines de mètres. J'étais à la dérive, mais j'ai vu le long de ce chemin d'autres personnes encore plus abîmées que moi. Une personne a commencé à tituber, puis à s'écrouler quelques dizaines de mètres devant moi. Il a été rapidement entouré par des spectateurs, qui l'ont aidé à se rasseoir, à reprendre ses esprits. Même à cette allure modérée de marche, j'ai dépassé quelques coureurs complètement à l'arrêt, qui avaient aussi présumé de leurs forces. J'ai vu deux coureurs se vider les viscères discrètement en position accroupie, il est des moments où le corps commande sans qu'il soit possible de lutter contre lui, mais personne ne s'en offusque à juste titre lors de ce long combat que constitue la fin d'un marathon. Arrivé au quarantième kilomètre, j'ai trouvé la force mentale pour repartir en courant, j'ai terminé au pas de course les deux derniers kilomètres sur la croisette de Cannes, avec un temps proche de 3 h 36 min. Délivrance finale : j'avais franchi la ligne d'arrivée.
A l'arrivée, j'ai regardé mes entrecuisses, elles étaient complètement à vif, la peau était même arrachée à certains endroits, un très mince filet de sang coulait. Je reprenais mon esprit et mon souffle lorsque j'ai aperçu Anne, qui a franchi la ligne très peu de temps après moi. Anne m'impressionne réellement. Elle est celle dont la performance sur le marathon est la plus remarquable entre nous quatre, compte tenu de la différence naturelle homme-femme. Son prénom signifie "Maman" en turc, elle est mère de six enfants et arrive malgré les contraintes que cela implique à courir avec un niveau étonnant. La course à pied représente pour elle un ballon d'oxygène dans sa vie, elle est douée d'une énergie incroyable, toujours vive et enjouée, un arc-en-ciel de couleurs vivaces à l'intérieur et à l'extérieur puisqu'elle s'habille en règle générale dans des tonalités inhabituelles, surprenantes, contrastées : violet, rose, turquoise ... Sa venue au marathon était incertaine car peu de temps avant celui-ci, son fils Killian est tombé malade, un coup de massue familial qui porte le nom de "diabète insulino-dépendant à vie" . Il est désormais obligé de surveiller régulièrement sa glycémie, de s'injecter de l'insuline s'il est en situation d'hyperglycémie, de manger de manière très équilibrée. Cette maladie est dorénavant bien prise en charge et je suis  convaincu qu'il a été très fier, ravi que sa mère court un marathon avec son nom floqué sur le maillot. Et la pensée de son fils a sans nul doute décuplé les forces d'Anne car elle a réalisé un excellent temps. Coïncidence étrange, le 14 novembre est la journée mondiale du diabète.

Une course pour son fils

Philippe, Anne et moi sommes allés rejoindre Eric, qui était arrivé largement devant nous. Tout à coup, mes amis m'ont fait remarquer que j'étais ensanglanté, l'avant de mon T-shirt était barbouillé de sang. Je l'ai retiré, mes tétons étaient enflammés, rougis. Je n'avais pas senti une douleur particulière à cet endroit lors de la course car le feu qui s'élevait de mes entrecuisses était plus intense. Je me suis souvenu de la proposition matinale de Philippe de protéger ma poitrine ...
Nous avons demandé à Eric comment s'était passé son marathon. Nous l'avons félicité d'avoir couru en 3 h 10.  Il nous a répondu d'une voix neutre, sans vie, que tout s'était bien passé, qu'il était très content de sa performance. Il se tait, reste silencieux une dizaine de secondes puis se remet à parler. Le regard dans le vide, il nous révèle qu'il s'est effondré à l'arrivée, qu'il n'avait pu s'empêcher de pleurer, prostré dans un coin, en silence. Il allait bientôt être opéré d'un rein en raison d'une tumeur dont il ne savait pas encore si elle était bénigne ou maligne, il s'était mis une pression extraordinaire en se disant qu'il devait franchir la barrière des 3 h, barrière mythique du marathon. Il avait été très joyeux pendant tout le séjour, masquant délibérement son angoisse, sa peine cachée, son désarroi intérieur. Eric est très orgueilleux, se comporte parfois comme un coq, il peut être colérique par instants. Mais sous cette écorce rugueuse se cache un être très sensible, délicat qui redoutait la maladie qui s'approchait à pas furtifs, qui voulait continuer à vivre toujours intensément. Depuis, son opération s'est bien passée, la tumeur s'est révélée bénigne, il a récupéré toutes ses facultés à la course, le courant de la joie le transporte à nouveau ...
Nous avons mangé des fruits à l'arrivée. Subitement, plus de traces de Philippe, nous nous demandions où il était passé. Nous avons attendus quelques instants puis nous sommes allés à la gare de Cannes pour prendre le train qui allait nous emmener à Nice. Le chemin a été un calvaire pour moi, en particulier à chaque fois que je devais monter ou descendre un escalier. A l'arrivée à l'hôtel, Philippe, qui avait simplement pris les devants sans nous prévenir, nous attendait sur la terrasse, avec un grand sourire sur les lèvres.
Le soir, nous avons raccompagné Anne qui reprenait le train pour rentrer à Strasbourg. J'avais une démarche grotesque en raison de ma chair meurtrie aux entrecuisses, je marchais comme un canard, en me dandinant à la Charlie Chaplin. Je ne pouvais m'empêcher de me crisper sous la douleur et de rire en même temps des moqueries bienveillantes d'Eric et Philippe, qui se sont mis à m'imiter. Le marathon de Nice-Cannes fut une défaite, mais tant pis, j'avais connu un marathon-victoire à Genève, où j'avais réalisé un temps que je ne pensais pas pouvoir réaliser, puis un marathon-plaisir à Bâle, où j'avais couru sans être obnubilé par le temps, à un rythme plus lent. Je garde une tendresse particulière pour le souvenir des heures passées avec les trois compères de Nice. A défaut de réussir ma course, j'ai fait rire mes amis, une communauté d'esprit et de coeur nous a liés étroitement le temps d'un week-end. La devise de la ville de départ du marathon est "Nice, cité très fidèle", nous avions été fidèles au rendez-vous de l'amitié.

jeudi 20 octobre 2011

Course à pied au mont Loka et dans la pinède : Efforts et Souvenirs

"Il faut bien que le corps exulte"
Jacques Brel, La Chanson des Vieux Amants

Je courais beaucoup avant de venir à Wallis, en règle générale deux ou trois fois par semaine. J'ai eu du mal à m'y remettre à mon arrivée, j'ai fait quelques tentatives au stade mais la chaleur très forte qui y régnait, la monotonie qu'impliquait de tourner en rond pendant quelques dizaines de minutes m'ont progressivement découragé.
Je n'osais pas m'aventurer sur les sentiers, j'étais convaincu que mon sens de l'orientation me perdrait à tout jamais, que je serais condamné à tourner en rond, à ne jamais retrouver mon chemin, y compris sur cette petite île ... J'ai fait part de mon goût pour le jogging à quelques amis, qui m'ont proposé un petit trajet non loin de chez moi. Nous nous retrouvons désormais à la maison le mercredi en fin d'après-midi, vers 16h45. Le plus fidèle au rendez-vous est Vincent aux cheveux longs.

Vincent le grand aux cheveux longs
Erhan le petit aux cheveux courts

Démarrage le long de la route Malae Loka, qui mène vers le mont Loka. Au début, le chemin est goudronné, puis c'est un chemin de terre brune et fine, caractéristique de l'île volcanique de Wallis. Quand nous croisons une voiture, la poussière s'élève, se répand dans l'air et nous suffoque un bref instant. Les conversations, comme les foulées sont légères au début. A la fin du premier kilomètre se dresse devant nous la colline folle et redoutée. En réalité, les chemins de Wallis sont peu escarpés, et celui-ci ne déroge pas à la règle, le petit sommet que nous atteignons culmine à peine à 140 mètres . Toutefois, la montée est assez brusque puisqu'en moins d'un kilomètre, la route s'élève de plus de 100 mètres et l'effort est particulièrement difficile car nous en profitons pour réaliser une première accélération. Tout de suite, les souffles se raccourcissent, les conversations s'éteignent, chacun monte à son rythme. Les semelles deviennent de plomb, il faut faire effort pour les extraire du sol et les projeter devant soi.  J'essaie de lever les genoux, de réduire l'amplitude de mes foulées, d'attaquer plus vivement la terre. Rapidement, les petites gouttes de sueur commencent à dégouliner le long de mon corps et généralement, mon T- shirt est déjà trempé en haut de la côte. Mais si la pente est rude, le chemin est droit, et tôt au tard nous parvenons au sommet.
Nous effectuons alors le tour d'un terrain vague aménagé en terrain de football, non loin des terrains de tennis. Nous en profitons pour reprendre notre souffle, les paroles se libèrent à nouveau tranquillement. Nos foulées s'allègent, commence une lente et délicate descente. Désormais les journées s'allongent dans l'hémisphère sud, nous sommes au printemps, le soleil couchant alors que nous courrons plein ouest nous éblouit en pleine face dans notre course.   Nous allons jusqu'à une route, puis nous rebroussons chemin pour revenir par des sentiers de traverse. Nous arrivons devant des fougères violettes, brûlées sans doute par l'incendie liée à un orage et nous tournons à gauche. Le végétation se densifie, nous entrons dans une forêt constituée principalement de pins. C'est le seul moment où il est possible de se rafraîchir un instant, l'ombre haute et protectrice de ces arbres se révèle être très agréable au milieu du parcours. Toutefois, gare au danger, de nombreuses racines se dressent sur le chemin : Vincent courait un jour à une allure relativement rapide lorsque subitement l'un de ses pieds a heurté une racine et déséquilibré, l'autre pied s'est également dérobé. J'ai eu le temps de penser "Zut, il va se faire très mal" mais en réalité, il a fait une roulade avant, une petite cabriole et tel un gymnaste, un athlète de cirque, il s'est redressé et a continué son chemin. Il m'a impressionné et depuis, à chaque fois que j'arrive à cet endroit, je fais exprès de me prendre les pieds dans le tapis, je fais des roulades en cascade, je me relève et je repars. Étant d'un naturel modeste, je ne réalise ces prouesses que lorsque je cours seul ; -)
J'aime le sport car il me permet de prendre la mesure de moi-même, de ressentir mon corps, de me prouver que je suis en vie, y compris dans une certaine forme de souffrance infligée à celui-ci. Mais le passage par cette étape de douleur permet de s'aguerrir et de se sentir au final bien mieux, relaxé et apaisé. J'adore courir dans la Nature, ne faire qu'un avec les éléments, sentir les particules de mon corps se mêler au soleil, au vent, parfois à la pluie.  Je suis très loin d'être un champion, j'ai expérimenté plusieurs activités sportives, mon niveau a oscillé d'honorable, en course à pied, à lamentable, en boxe.
Arrivés sur une ligne droite d'environ un kilomètre et demi, nous réalisons la deuxième accélération du parcours. Lors de la montée située au début, je garde encore une petite réserve sous la semelle, mais cette fois-ci je mets toute mon énergie dans la bataille. Je me projette vers l'avant, j'essaie d'avoir un déroulé rapide à chacune de mes foulées, de rester aligné avec le haut de mon corps, de diminuer le temps de pose de mon pied sur le sol. Je sens que subrepticement mon corps se tend, et j'essaie alors de me concentrer sur mon geste, de faire écran à la douleur, de l'ignorer. Tôt ou tard, elle remonte vers la conscience, perce la membrane fine que j'étais arrivé à lui opposer, et comme un cheval qui renâcle devant l'obstacle, je cède, je ralentis imperceptiblement mais à force d'entraînement, comme tout le monde, j'arrive à repousser cette limite.
Je suis plus rapide que Vincent sur cette distance de demi-fond. La meilleure accélération que j'ai réalisé est celle où je l'avais en point de mire, j'avais fait une petite halte dans les bois, et il avait pris de l'avance au début de la ligne droite. Je ne pensais pas arriver à le rattraper, ou alors seulement à une distance très proche de l'arrivée, mais lors d'une dernière petite montée située aux deux tiers de la ligne droite, je l'ai senti ralentir. Lorsque j'ai senti ce fléchissement, j'ai redoublé d'efforts et je suis arrivé à le doubler et à réaliser par ricochet mon meilleur temps sur le parcours. Lui aussi m'a dit qu'il avait eu le sentiment de courir plus vite, car il sentait ma vague présence derrière lui, que cela l'incitait à prolonger ses efforts, à aller plus vite. Nous avons décidé à la suite de ce hasard de circonstances que je lui laisserai une marge d'une minute avant le début de la ligne droite, pour que chacun de nous deux puisse tendre vers son maximum.
Je me souhaite d'autres amis que Vincent, dont le souffle devant moi me projette vers l'avant, et des amis derrière moi, dont je pressens le souffle dans mon dos, qui me permettent d'accélérer aussi. En fait "Abracadabra" ces amis existent déjà, je les ai revus en métropole lors de la course de Saverne ...

Saverne - 17 septembre 2011 : A la poursuite de mes amis

J'ai profité d'un court séjour en métrople pour participer à une course de 10 km avec quelques amis, Djamel, Philippe, Eric et Anne. Je savais que j'allais souffrir, je venais de reprendre les entraînements depuis peu, il me manquait de l'endurance, mais je voulais partager ce moment avec eux. La course m'a permis aussi de m'étalonner, de savoir quel était mon état de forme.  Philippe, Eric et Anne participaient le lendemain à un trail dans les Vosges de plus de 20 km, ils ont décidé de réaliser une simple petite course d'entraînement à Saverne, à une allure très en deçà de leurs possibilités. Dès le départ, j'ai essayé de  m'accrocher à la foulée de Djamel, qui a donné le tempo au petit groupe de quatre que nous avons formé. L'allure était rapide pour moi, mais j'ai réussi à tenir durant une petite distance. La course de Saverne est difficile, car elle est constituée d'incessantes petites montées, suivies de descentes souvent trop brèves pour pouvoir récupérer. Passé la borne qui indiquait quatre kilomètres, j'ai senti que je fléchissais, j'ai lâché prise et fait mine de commencer à marcher. Eric était très heureux de me revoir, il s'était promis de faire toute la course à mes côtés, il a tenu sa promesse car il s'est porté à ma hauteur et a commencé à m'encourager. Il m'a exhorté à reprendre la course et m'a supporté tout le long du parcours.

Eric, le regard du guerrier

A chaque fois que j'avais des velléités de m'arrêter, il me poussait à réagir. J'étais vraiment épuisé mais j'ai redoublé d'efforts, d'abord à faible allure, puis à une allure plus moyenne. J'étais  dans la souffrance, dans le dur, mais ses encouragements me poussaient à repartir. Dans les montées, il prenait une petite avance pour me servir de point de mire, puis se tournait vers moi, m'aiguillonnait, me stimulait vivement à chaque fois. J'ai vu l'allure de Djamel qui déclinait devant moi, mais j'étais toujours incapable de le suivre. Progressivement, je sentais que je reprenais des forces, les kilomètres s'estompaient derrière moi, je me rapprochais de l'arrivée. Tout à coup, j'ai senti un souffle lumineux et rose derrière moi se rapprocher, se mettre à ma hauteur, puis me dépasser à gauche...

Anne aux semelles de plume

C'était Anne qui m'avait rejoint après le neuvième kilomètre, qui avait fait sa propre course et qui terminait tranquillement celle-ci. Je me suis accroché vaillamment à sa foulée légère, à ses semelles de plume, et elle m'a emmené sur un petit nuage jusqu'à la ligne d'arrivée. Eric, Anne et moi l'avons franchi ensemble, en nous tenant la main après avoir partagé la souffrance et la joie de la course, en totale communion.

A la fin de l'accélération, Vincent et moi nous dirigeons vers le chemin du retour. L'allure est très douce, car il s'agit avant tout de reprendre son souffle. Enfin, la dernière accélération se profile, juste avant l'arrivée. Elle débute peu de temps avant que la terre ne laisse sa place à l'asphalte sur une distance de 300 m environ. Sur celle-ci, beaucoup plus brève, de type sprint, je suis largement distancé par Vincent, il me semble même que le différentiel augmente à chaque fois.
Nous arrivons à petite foulées dans le jardin, nous faisons quelques exercices d'assouplissement. Lentement, le corps se détend et ressuscite. Enfin, reposés, assis sur la terrasse, nous goûtons au viatique suprême, l'elixir d'or, l'eau.

mardi 11 octobre 2011

Histoires être-anges des arbres de Wallis : L'arbre du voyageur et le cocotier

L'arbre du voyageur : L'envol des arbres-paons

J'ai été ébloui par le premier arbre du voyageur que j'ai découvert sur l'île. Il s'agit en réalité d'une plante tropicale originaire de Madagascar. Son nom malgache est Ravenala. Ses grandes feuilles se déploient en demi-cercle dans le même plan que l'arbre, elles évoquent la vaste queue magnifique et somptueuse des paons. Son tronc et la base de ses feuilles renferment une grande quantité d'eau.

Déploiement de l'éventail de l'arbre du voyageur

Je me demandais d'où venait ce nom attribué à l'arbre. Cette question tournoyait avec langueur et insistance dans mon esprit jusqu'au soir, lorsque subitement j'ai entendu quelqu'un qui me hélait. Je cherchais des yeux la provenance de la voix, je distinguais au loin un vieil homme au visage chaleureux, assis au pied d'un arbre de fruit à pain. Il me fit signe de venir vers lui, m'invita à m'asseoir juste à côté. Il m'expliqua avoir entendu la question muette qui se répercutait aux quatre coins de mon esprit, et me dit qu'il était prêt à me dire la vérité, si j'étais moi-même apte à l'écouter. J'étais déconcerté, je l'invitais à continuer. Il se mit alors à me raconter l'histoire des arbres-paons qui peuplait l'île, la venue du premier arbre par les airs il y a très longtemps depuis une île proche et sa lente dissémination sur le territoire. A chaque fois qu'un explorateur arrivait sur une île, qu'un voyageur venait aborder de nouvelles rives du Pacifique, ces arbres les avaient précédés d'une dizaine d'années, d'un siècle ou d'un millénaire, d'où le nom qui leur fut accolé. Il me raconta que son propre père avait traqué une nuit ces plantes voyageuses et qu'il les avait surpris en pleine course vers les rivages, mais qu'il n'avait pas pu les rattraper. Je le remerciais et je m'en suis allé.
Sa réponse m'avait plongé dans l'embarras. Impossible, ce vieux radote, me dis-je, les arbres ne volent pas ... Mais comment a-t-il pu lire dans mes pensées ... Il commençait à faire nuit, je rentrais chez moi sur mon scooter, je passais sur la route où se dresse un immense arbre du voyageur, mon phare éclaire l'endroit où je vais voir l'éventail se déployer comme un arc-en-ciel. Je freine brusquement, l'arbre a disparu ... Je descends du scooter, je m'approche, je ne rêve pas, plus de traces de celui-ci. J'entends un vague bruit derrière moi, je me retourne, il me semble percevoir une ombre en demi-cercle qui s'enfuit. Je me jette à sa poursuite, c'est une course effrénée, échevelée qui s'engage à travers les sentiers, les marécages, les herbes folles, les forêts. Une grande souffrance m'envahit, la course s'éternise mais je tente de ne pas me laisser distancer, les aiguilles des pins me griffent la peau au passage. Parfois, il me semble l'avoir perdu, mais je pressens qu'il n'est pas loin, ses feuilles au passage des arbres laissent une petite trace passagère qui phosphore un bref instant dans la nuit. Soudain, j'aboutis à une clairière au nord éclairée par la lune et les étoiles où s'ébrouent quelques dizaines d'arbres-paons.
Je suis éreinté, je marche lentement pour reprendre mon souffle. Ils me laissent passer tranquillement, nullement effrayé par ma présence. Je comprends que c'est leur repaire secret, qu'ils se réunissent discrètement ici pour deviser tranquillement, pour partager leur avenir et leur condition en toute fraternité. Je ferme les yeux, j'entends leur coeur végétal qui bat au rythme sourd du désir de l'envol vers d'autres rives, d'autres aventures. Je rouvre les yeux, je vois celui que j'ai poursuivi une si longue partie de la nuit s'ébrouer puis courir vers le lagon. Dans un grand jet, il s'élance vers le ciel, semble planer un instant ... Mais les feuilles ne sont pas des ailes, et le voici retombant brusquement dans l'eau, éclaboussant tout l'espace autour de sa chute. Il ressort piteusemement, ses feuilles mouillées pendant le long de son tronc. Mais nul ne se moque, car chaque soir l'un d'entre eux tente de s'envoler, tombe des nues puis ressort de l'Océan, le tronc et la base des feuilles gorgés d'eau. Je sens un grand découragement parcourir leur tige et leur feuilles, car de mémoire d'arbre-paon vivant, nul n'a réussi le grand envol. Ayant repris mon souffle, je leur transmets le message du vieux Wallisien. J'emprunte le langage des fleurs, celui des oiseaux, langue aérienne et spirituelle sans rien en elle qui pèse ou qui pose. Mes mots, mes phrases volent comme des bulles, des flèches pour toucher l'âme de mes interlocuteurs. Je leur raconte l'histoire de ce grand ancêtre de Madagascar prénommé Ravenala qui s'élança vers une île proche, et l'histoire de chacun des descendants qui bondit d'île en île pour atteindre Wallis. Je leur transmets cette vérité : L'un d'entre eux, s'il garde la foi et l'espoir, s'il est suffisamment persévérant, s'envolera forcément un jour, c'est inévitable. Depuis je les entrevois chaque nuit essayant toujours de franchir la barrière du lagon. Pour le moment, les arbres-paons n'y arrivent toujours pas, mais ils ne perdent plus espoir.

Le cocotier : L'être-ange coutume amoureuse

Le cocotier est l'arbre-roi, l'arbre-reine de l'île. Il jaillit comme un geyser, une fontaine ardente de vie de la terre wallisienne, les palmes éclatent en jets immenses vers le ciel puis se penchent avec grâce vers la terre. Les folioles ondulent, frémissent et se balancent au gré des souffles purs des alizés.
Le cocotier est considéré et vénéré comme une fleur majestueuse sur l'île. Regardez très attentivement la fine tige qui s'élance, les palmes qui se déploient en douce corolle, les noix de coco qui germent comme des pistils, il s'agit effectivement d'une fleur herculéenne et éblouissante ...

Je vous offre un bouquet de cocotiers

Les Wallisiens sont d'une très grande force physique. On m'avait prévenu avant même que je mette un pied sur l'île de leur corpulence rare, de leurs avant-bras qui seraient semblables à mes cuisses. Toutefois sous cette apparence brute se cache un coeur d'or, courageux et vaillant. Ainsi, il existe une coutume être-ange qui consiste pour un jeune prétendant à déclarer sa flamme en offrant un arbre-fleur cocotier à sa bien-aimée. Il n'est pas de plus beau don pour une amoureuse, chacune d'entre elles rêvent d'être l'élue destinatrice d'un tel cadeau. Ils choisissent soigneusement l'arbre en déambulant sur les routes, car la forme et l'aspect de celui-ci délivre un langage secret : si l'arbre est gros et court, cela signifie que le prétendant est maladroit, mais qu'il se languit d'amour ; si l'arbre est long et élancé, cela indique que son cœur est rempli d'idéal ; si les noix de coco se déploient en abondance, il veut murmurer à sa dulcinée qu'il sera digne de confiance, un soutien indéfectible dans la joie et le malheur, qu'il souhaite fonder une vaste famille. Une fois leur choix effectué, ils creusent allègrement autour de l'arbre puis s'agrippent contre celui-ci de leurs deux mains puissantes. Forts comme un Turc, leurs muscles se déploient, se tendent sous l'effort, ils crient parfois sous le poids de la souffrance. S'ils échouent, ils creusent un peu plus et recommencent. Tout à coup, les racines de l'arbre cèdent dans un fracas immense, il s'arrache du sol.
Commence alors la longue pérégrination le long des routes et des sentiers. De leurs deux bras, ils entourent la tige du cocotier et le transportent vers sa destinée, vers leur dulcinée. Ce voyage ne peut s'accomplir que de nuit, en raison de la chaleur accablante qui règne de jour sur Wallis. L'effort est terrible, ils avancent avec difficulté dans le noir, parfois mètre par mètre pour les plus faibles d'entre eux, gémissant de douleur. Pour certains d'entre eux, le voyage peut durer plusieurs nuits, mais le présent alors n'en est que plus somptueux. Il leur arrive de croiser un arbre du voyageur en pleine course qui traverse rapidement leur horizon, mais tendus dans leur quête, ils ne l'aperçoivent pas. Je les observe souvent lorsque je rentre d'une soirée avec mon scooter, mes feux les éclairent, je m'arrête et je bavarde avec eux. Ils déclinent toujours toute aide, car le don doit être effectué en solitaire. Harassé par leur effort, le teint blême, fantomatique, ils acceptent une gorgée d'eau, bavardent un court instant et repartent, le regard déterminé. Une nuit de tempête, j'ai vu l'un d'entre eux, pleurant sa peine immense. La foudre s'était projetée sur son arbre qui s'était transformé en brasier. Jusqu'au bout, il avait tenté de le sauver mais en vain. Désormais, les gouttes de pluie s'étaient abattues sur sa peine et sur les cendres de l'arbre-fleur. Je l'ai vu repartir un mois plus tard, le coeur revigoré.
Aux premières lueurs du matin, ils arrivent au jardin de leur secrète bien-aimée. Ils creusent un trou dans la terre, déposent leur cocotier et s'en vont discrètement, à pas de loup, avec le fol espoir que leur don soit agréé. La jeune fille wallisiennne s'éveille, les yeux encore engourdis par le sommeil, elle prend son petit déjeuner. Elle mange un morceau de fruit à pain, regarde par la fenêtre et s'arrête interdite, stupéfaite. Elle sort précipitamment par la porte, écarquille à nouveau ses yeux ... Au milieu de son jardin se dresse un nouvel arbre. Immédiatement, une question lancinante lui tourmente l'esprit, lui brûle les lèvres : "Qui me l'a offert ?"

Il n'est pas de plus beau don qu'un arbre-fleur cocotier ;-)

vendredi 7 octobre 2011

Histoires être-anges des arbres de Wallis : L'arbre du fruit à pain et le pin des Caraïbes

J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de
fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse.
Les Illuminations, Arthur Rimbaud

Il existe quantité d'arbres à Wallis, mais certains aux propriétés uniques attirent plus l'attention que d'autres ...

Arbre du fruit à pain : Source de l'opium des Wallisiens

L'arbre à pain est originaire d'Océanie, il est largement cultivé sous les tropiques car il affectionne le climat chaud et humide. Il est de taille moyenne, il peut atteindre 20 m de hauteur. Les feuilles de l'arbre, munies de 7 à 11 lobes marqués, de couleur vert foncé, brillantes, s'étendent avec nonchalance le long des chemins de Wallis.
L'arbre est cultivé pour son fruit comestible, le fruit à pain, dénommé "foi mei" en wallisien. Il se forme à partir d'une fleur femelle.

Fruit à pain au milieu des feuilles

Le fruit à pain à maturité est de couleur verdâtre, il est de forme ronde ou ovoïde, pouvant peser près de 2 kg. J'ai été intrigué dès mon arrivée par ce fruit, car je ne savais pas que les pains pouvaient pousser dans les arbres ... Il est cuit dans le umu, ou boulli à l'eau après avoir été pelé, et il peut être également frit. La pulpe du fruit est de couleur crème, il se révèle riche en glucide et son goût évoque effectivement celui d'un féculent.
Ce fruit a la réputation être-ange d'être une nourriture magique lorsqu'il est mangé cru, de révéler les propriétés euphorisantes qu'il possède. Il imprègne depuis des temps immémoriaux la vie coutumière de l'île, il est considéré comme une substance nourrissante aux effets plus redoutables, plus puissants que l'opium. Fasciné par les vertus prêtés à ce fruit, j'ai décidé un jour de tenter l'expérience. Je suis allé au pied d'un arbre à pain qui jouxte mon jardin, j'ai tendu la paume vers un fruit suspendu, je l'ai recueilli entre mes deux mains. Je l'ai pelé soigneusement, je me suis assis au pied de l'arbre, j'ai goûté la texture laiteuse. Rien ... J'ai goûté une deuxième fois, j'ai fermé les yeux en me concentrant sur le goût âcre et cru qui s'est répandu dans mon palais, ma gorge et lorsque j'ai rouvert les yeux ...

Tout s'était évaporé autour de moi, je reposais au pied de l'arbre suspendu dans le vide. Tout à coup une guirlande de plantes vertes, de fleurs a surgi de l'arbre, et s'est élancé comme un arc-en-ciel vers le ciel azuré resplendissant formant une passerelle vers l'inconnu. J'ai ressenti une voix en moi qui m'intimait l'ordre de l'emprunter, j'ai posé avec frayeur le pas droit sur le pont qui a supporté mon poids. Enhardi par cette réussite, j'ai posé précautionneusement l'autre pied et j'ai commencé à marcher sur le chemin impromptu. Je me demandais où menait celui-ci, j'ai accéléré ma marche pour découvrir le but indiqué.
Autour de moi, tout s'était dissous,  je voyais le vide vertigineux autour de cette mince bande végétale.   La passerelle redescendait vers un autre arbre à pain, et une magnifique guirlande de plantes, de fleurs tressées invitait à poursuivre le chemin. J'ai cueilli au passage le fruit à pain de couleur verte et j'ai poursuivi la route. J'ai compris alors que tous les arbres à pain de l'île étaient liés entre eux, qu'une mystérieuse puissance semblait les souder. J'ai continué à moissonner un autre fruit, puis un autre, et tel un jongleur, ma poitrine soulevé par l'insoutenable légèreté de l'être, je les ai lancé  vers le ciel démesurément bleu, je les ai rattrapé, relancé, rattrapé, relancé. Ils s'élançaient vers les nuées, semblaient se suspendre quelques instants puis finissaient par délicatement retomber entre mes mains avant de rebondir. J'ai multiplié les fruits l'un après l'autre, jusqu'au douzième, et toujours en jonglant avec eux, j'ai commencé à accélérer, à courir, mon souffle s'élevant en accord avec le jet vers le ciel de chacun de ces fruits verts somptueux. Nord, est, sud, ouest, j'ai parcouru le tapis floral, les vents alizés m'ont fait vaciller, tournoyer puis danser. Obsédé par l'idée d'aller toujours plus loin, j'ai ramassé un treizième fruit pour le faire voltiger et là Patatras ...
 
Le fruit a explosé sur ma tête, je me réveillais au pied de l'arbre qui jouxte mon jardin, le crâne  en sang, la caboche douloureuse . L'insondable gravité de la terre m'avait rattrapé, j'ai senti une bosse au sommet de mon crâne qui commençait à me donner la migraine. Je me suis dit que j'aurais préféré une petite pomme sur la caboche plutôt que ce gros fruit à pain, mais j'étais dans l'hémisphère sud, pas assez scientifique, trop rêveur  ... J'ai contemplé la scène autour de moi, douze autres fruits à pain gisaient sur le sol ... 

Le pin : L'arbre de la fraternité

J'ai été surpris de découvrir l'espèce du pin à Wallis.  J'étais familier du pin sylvestre des forêts d'Alsace, du pin parasol qui parsèment les rives de la Méditerranée, mais je ne pensais pas qu'un tel arbre pouvait s'acclimater au climat chaud et humide. En fait, il ne s'agit pas d'une espèce d'origine, cet arbre a fait l'objet d'un programme de développement à compter de 1972 par le service de l'Agriculture, de la Pêche et de la Forêt. C'est le pin des Caraïbes, originaire d'Amérique Centrale et des Caraïbes, qui peuple largement la Polynésie Française qui a été choisi pour reboiser l'île. C'est désormais un arbre très fréquemment rencontré sur l'île.

Sentier au milieu de la pinède
Non loin de ma maison, alors que j'effectue un petit jogging,  je traverse une forêt de pins, les cimes qui semblent se rejoindre forment un dôme très rafraîchissant au milieu du parcours. Alors que je courais un dimanche matin, je vois un feu s'élever au pied de ces pins. J'ai rencontré deux pompiers qui tentaient de circonvenir l'incendie, avec qui j'ai discuté quelques instants, qui veillaient à ce que les coupe-feux soient efficaces pour éviter la propagation de l'incendie. J'ai continué mon chemin, j'ai observé les fougères qui se consumaient lentement. Je me suis rapproché des pins, je voyais les grandes aiguilles vertes balancées par le vent qui jaillissaient de l'arbre pour griffer, lacérer le ciel. Je me demandais où ces racines pouvaient mener, jusqu'où pouvaient-elles plonger? Être-ange coïncidence, j'ai contemplé un fruit à pain qui avait roulé depuis la colline du mont Loka jusqu'au pied des arbres. Mais comment avoir la réponse à la question, devais-je creuser pour déterrer les organes souterrains des arbres ?
Alors que je réfléchissais sereinement à la question, je fermais légèrement les yeux, mes deux paumes, droite, gauche, étaient tendus vers la terre, et tout à coup j'ai senti un léger tremblement au moi. Comment était-ce possible, je me sentais lentement, délicatement vriller dans la terre, m'enfoncer au sein de celle-ci, en tournant légèrement sur moi. De manière très progressive, mes genoux, mes hanches, ma poitrine, ma bouche, mes yeux se sont immergés dans le sol. Et je descendais, je descendais ... Je voyais distinctement les racines noueuses qui transperçaient la terre comme des sabres, les insectes qui rampaient, et au loin j'ai distingué les crânes inhabités des morts. Pourtant aucune frayeur en moi, je comprenais que peu importe la chair décomposée, l'esprit des êtres qui nous sont chers, que nous avons aimés est en nous. Et je descendais, je descendais en empruntant une voie royale, une route de sultans, les racines incroyablement profondes poursuivaient leur inexorable chemin vers les profondeurs. Certaines racines se nouaient entre elles de manière inextricable puis miraculeusement se dénouaient. Le sol s'est endurci, les racines continuaient leur chemin, mais les attaches terrestres avaient disparu pour prendre une forme immatérielle que je distinguais pourtant avec netteté. Il me fallait rattraper ces liens qui liaient l'arbre aux abysses, je me suis décomposé pour conquérir ce nouvel univers, je suis devenu souffle pur, gaz invisible pour creuser encore plus loin  vers la vérité. Les liens se poursuivaient encore très loin, je suis devenu simple particule, de masse impondérable, franchissant les roches les plus impénétrables pour m'immerger vers les chemins les plus ardus, les plus rudes.
Tout à coup un noyau ardent devant moi, un bloc rayonnant de lumière, d'une densité et d'une chaleur fabuleuse. Je ne pouvais m'aventurer plus loin, je voyais toutes les racines des pins sylvestres d'Alsace, des pins parasols de Méditerranée, des pins des Caraïbes de Wallis puiser dans cette source vive. Et une voix douce m'a alors murmuré : tous les pins sont des frères.
Je dédie ce texte à mes quatre frères d'Alsace ...