J'ai été ébloui par le premier arbre du voyageur que j'ai découvert sur l'île. Il s'agit en réalité d'une plante tropicale originaire de Madagascar. Son nom malgache est Ravenala. Ses grandes feuilles se déploient en demi-cercle dans le même plan que l'arbre, elles évoquent la vaste queue magnifique et somptueuse des paons. Son tronc et la base de ses feuilles renferment une grande quantité d'eau.
Déploiement de l'éventail de l'arbre du voyageur
Je me demandais d'où venait ce nom attribué à l'arbre. Cette question tournoyait avec langueur et insistance dans mon esprit jusqu'au soir, lorsque subitement j'ai entendu quelqu'un qui me hélait. Je cherchais des yeux la provenance de la voix, je distinguais au loin un vieil homme au visage chaleureux, assis au pied d'un arbre de fruit à pain. Il me fit signe de venir vers lui, m'invita à m'asseoir juste à côté. Il m'expliqua avoir entendu la question muette qui se répercutait aux quatre coins de mon esprit, et me dit qu'il était prêt à me dire la vérité, si j'étais moi-même apte à l'écouter. J'étais déconcerté, je l'invitais à continuer. Il se mit alors à me raconter l'histoire des arbres-paons qui peuplait l'île, la venue du premier arbre par les airs il y a très longtemps depuis une île proche et sa lente dissémination sur le territoire. A chaque fois qu'un explorateur arrivait sur une île, qu'un voyageur venait aborder de nouvelles rives du Pacifique, ces arbres les avaient précédés d'une dizaine d'années, d'un siècle ou d'un millénaire, d'où le nom qui leur fut accolé. Il me raconta que son propre père avait traqué une nuit ces plantes voyageuses et qu'il les avait surpris en pleine course vers les rivages, mais qu'il n'avait pas pu les rattraper. Je le remerciais et je m'en suis allé.
Sa réponse m'avait plongé dans l'embarras. Impossible, ce vieux radote, me dis-je, les arbres ne volent pas ... Mais comment a-t-il pu lire dans mes pensées ... Il commençait à faire nuit, je rentrais chez moi sur mon scooter, je passais sur la route où se dresse un immense arbre du voyageur, mon phare éclaire l'endroit où je vais voir l'éventail se déployer comme un arc-en-ciel. Je freine brusquement, l'arbre a disparu ... Je descends du scooter, je m'approche, je ne rêve pas, plus de traces de celui-ci. J'entends un vague bruit derrière moi, je me retourne, il me semble percevoir une ombre en demi-cercle qui s'enfuit. Je me jette à sa poursuite, c'est une course effrénée, échevelée qui s'engage à travers les sentiers, les marécages, les herbes folles, les forêts. Une grande souffrance m'envahit, la course s'éternise mais je tente de ne pas me laisser distancer, les aiguilles des pins me griffent la peau au passage. Parfois, il me semble l'avoir perdu, mais je pressens qu'il n'est pas loin, ses feuilles au passage des arbres laissent une petite trace passagère qui phosphore un bref instant dans la nuit. Soudain, j'aboutis à une clairière au nord éclairée par la lune et les étoiles où s'ébrouent quelques dizaines d'arbres-paons.
Je suis éreinté, je marche lentement pour reprendre mon souffle. Ils me laissent passer tranquillement, nullement effrayé par ma présence. Je comprends que c'est leur repaire secret, qu'ils se réunissent discrètement ici pour deviser tranquillement, pour partager leur avenir et leur condition en toute fraternité. Je ferme les yeux, j'entends leur coeur végétal qui bat au rythme sourd du désir de l'envol vers d'autres rives, d'autres aventures. Je rouvre les yeux, je vois celui que j'ai poursuivi une si longue partie de la nuit s'ébrouer puis courir vers le lagon. Dans un grand jet, il s'élance vers le ciel, semble planer un instant ... Mais les feuilles ne sont pas des ailes, et le voici retombant brusquement dans l'eau, éclaboussant tout l'espace autour de sa chute. Il ressort piteusemement, ses feuilles mouillées pendant le long de son tronc. Mais nul ne se moque, car chaque soir l'un d'entre eux tente de s'envoler, tombe des nues puis ressort de l'Océan, le tronc et la base des feuilles gorgés d'eau. Je sens un grand découragement parcourir leur tige et leur feuilles, car de mémoire d'arbre-paon vivant, nul n'a réussi le grand envol. Ayant repris mon souffle, je leur transmets le message du vieux Wallisien. J'emprunte le langage des fleurs, celui des oiseaux, langue aérienne et spirituelle sans rien en elle qui pèse ou qui pose. Mes mots, mes phrases volent comme des bulles, des flèches pour toucher l'âme de mes interlocuteurs. Je leur raconte l'histoire de ce grand ancêtre de Madagascar prénommé Ravenala qui s'élança vers une île proche, et l'histoire de chacun des descendants qui bondit d'île en île pour atteindre Wallis. Je leur transmets cette vérité : L'un d'entre eux, s'il garde la foi et l'espoir, s'il est suffisamment persévérant, s'envolera forcément un jour, c'est inévitable. Depuis je les entrevois chaque nuit essayant toujours de franchir la barrière du lagon. Pour le moment, les arbres-paons n'y arrivent toujours pas, mais ils ne perdent plus espoir.
Le cocotier : L'être-ange coutume amoureuse
Le cocotier est l'arbre-roi, l'arbre-reine de l'île. Il jaillit comme un geyser, une fontaine ardente de vie de la terre wallisienne, les palmes éclatent en jets immenses vers le ciel puis se penchent avec grâce vers la terre. Les folioles ondulent, frémissent et se balancent au gré des souffles purs des alizés.
Le cocotier est considéré et vénéré comme une fleur majestueuse sur l'île. Regardez très attentivement la fine tige qui s'élance, les palmes qui se déploient en douce corolle, les noix de coco qui germent comme des pistils, il s'agit effectivement d'une fleur herculéenne et éblouissante ...
Je vous offre un bouquet de cocotiers
Les Wallisiens sont d'une très grande force physique. On m'avait prévenu avant même que je mette un pied sur l'île de leur corpulence rare, de leurs avant-bras qui seraient semblables à mes cuisses. Toutefois sous cette apparence brute se cache un coeur d'or, courageux et vaillant. Ainsi, il existe une coutume être-ange qui consiste pour un jeune prétendant à déclarer sa flamme en offrant un arbre-fleur cocotier à sa bien-aimée. Il n'est pas de plus beau don pour une amoureuse, chacune d'entre elles rêvent d'être l'élue destinatrice d'un tel cadeau. Ils choisissent soigneusement l'arbre en déambulant sur les routes, car la forme et l'aspect de celui-ci délivre un langage secret : si l'arbre est gros et court, cela signifie que le prétendant est maladroit, mais qu'il se languit d'amour ; si l'arbre est long et élancé, cela indique que son cœur est rempli d'idéal ; si les noix de coco se déploient en abondance, il veut murmurer à sa dulcinée qu'il sera digne de confiance, un soutien indéfectible dans la joie et le malheur, qu'il souhaite fonder une vaste famille. Une fois leur choix effectué, ils creusent allègrement autour de l'arbre puis s'agrippent contre celui-ci de leurs deux mains puissantes. Forts comme un Turc, leurs muscles se déploient, se tendent sous l'effort, ils crient parfois sous le poids de la souffrance. S'ils échouent, ils creusent un peu plus et recommencent. Tout à coup, les racines de l'arbre cèdent dans un fracas immense, il s'arrache du sol.
Commence alors la longue pérégrination le long des routes et des sentiers. De leurs deux bras, ils entourent la tige du cocotier et le transportent vers sa destinée, vers leur dulcinée. Ce voyage ne peut s'accomplir que de nuit, en raison de la chaleur accablante qui règne de jour sur Wallis. L'effort est terrible, ils avancent avec difficulté dans le noir, parfois mètre par mètre pour les plus faibles d'entre eux, gémissant de douleur. Pour certains d'entre eux, le voyage peut durer plusieurs nuits, mais le présent alors n'en est que plus somptueux. Il leur arrive de croiser un arbre du voyageur en pleine course qui traverse rapidement leur horizon, mais tendus dans leur quête, ils ne l'aperçoivent pas. Je les observe souvent lorsque je rentre d'une soirée avec mon scooter, mes feux les éclairent, je m'arrête et je bavarde avec eux. Ils déclinent toujours toute aide, car le don doit être effectué en solitaire. Harassé par leur effort, le teint blême, fantomatique, ils acceptent une gorgée d'eau, bavardent un court instant et repartent, le regard déterminé. Une nuit de tempête, j'ai vu l'un d'entre eux, pleurant sa peine immense. La foudre s'était projetée sur son arbre qui s'était transformé en brasier. Jusqu'au bout, il avait tenté de le sauver mais en vain. Désormais, les gouttes de pluie s'étaient abattues sur sa peine et sur les cendres de l'arbre-fleur. Je l'ai vu repartir un mois plus tard, le coeur revigoré.
Aux premières lueurs du matin, ils arrivent au jardin de leur secrète bien-aimée. Ils creusent un trou dans la terre, déposent leur cocotier et s'en vont discrètement, à pas de loup, avec le fol espoir que leur don soit agréé. La jeune fille wallisiennne s'éveille, les yeux encore engourdis par le sommeil, elle prend son petit déjeuner. Elle mange un morceau de fruit à pain, regarde par la fenêtre et s'arrête interdite, stupéfaite. Elle sort précipitamment par la porte, écarquille à nouveau ses yeux ... Au milieu de son jardin se dresse un nouvel arbre. Immédiatement, une question lancinante lui tourmente l'esprit, lui brûle les lèvres : "Qui me l'a offert ?"
Il n'est pas de plus beau don qu'un arbre-fleur cocotier ;-)
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