mercredi 28 mai 2014

Séjour au Vanuatu : Plaisirs d'eau

Plongée avec « l'Aile d'Or »

Partis de Port-Vila, nous rejoignons avec un groupe de douze personnes dans un mini-bus le nord-ouest d'Efate pour une petite croisière le long de l'île et de deux îlots voisins de celui-ci avec plongée au programme. Soleil éclatant au rendez-vous, nous montons, après avoir été recueilli sur le rivage avec un canot pneumatique, sur le ponton arrière d'un très beau voilier, le « Golden Wing » « L'Aile d'Or » qui repose paisiblement dans une crique isolée.
L'Aile d'Or
Le voilier manœuvre avec un moteur pour sortir de la crique, puis Hop il déploie ses deux voiles comme deux ailes gonflées par le vent, la lumière d'or du matin, le bonheur pour naviguer sur les flots. Je vais plonger avec une autre personne en plus du moniteur tandis que la grande majorité pratique le « snorkling », découverte de la faune marine avec palmes-masque-tuba. L'équipement est fourni, ils me proposent de plonger avec une combinaison shorty mais ils m'assurent qu'il est possible de plonger sans compte tenu de la température de l'eau très douce, je décide de tenter le coup et pour la première fois, je plonge uniquement en maillot de bain, muni simplement de la bouteille et de l'indispensable gilet stabilisateur.

Plouf descente dans l'eau, vers un bouquet de coraux aux mille couleurs, avec une prédominance de rouge intense. Le moniteur nous guide vers une étendue sableuse d'où émergent les hétérocongres. Ces poissons longs, très minces s'enfoncent dans le sol à la moindre vibration inhabituelle. Nous les observons entamer la danse de la faim, ils émergent du sable, graciles, fragiles, ondulent le long du courant pour attraper leur nourriture, le « zooplancton ». Même lors de leurs ébats sexuels, ils ne quittent pas le sol où ils sont enracinés, le mâle et la femelle proches s'enlacent, libèrent le sperme et l'ovule dans l'eau. Danse de la peur, ils captent la vibration des prédateurs qui rôdent, les voilà qui s'enfoncent dans le sol, dans leur terrier. Danse de la vie entre la faim, la sexualité qui prolongent leur existence, qui les exhibent dans la lumière et à l'autre pôle de la vibration du corps, la peur d'être mangés à leur tour, la peur de la mort qui les ratatinent dans l'ombre ... Quand nous nous dirigeons vers la colonie, ils disparaissent dans le sable, ils ont raison, les hommes sont les pires prédateurs de la planète. Plus loin, un requin de petite taille se glisse d'un mouvement vif sous un immense corail tabulaire à notre vue. Nous le guettons sous le corail, il nage nerveusement, apeuré, par à-coups violents il tourne en vain dans le petit espace confiné pour échapper aux trois paires d'yeux curieux entourés de bulles explosantes qui le guettent. Juste avant la remontée, un banc d'idoles mauresques traverse l'horizon devant nous en arc de cercle, avec leur nageoire dorsale prolongée d'un long filament blanc qui flotte comme la traine d'une voile de mariée derrière eux.
Idole des Maures

Nous remontons, c'est l'heure du déjeuner qui sera succulent, avec une salade qui mélange le sucré et salé. Je devise avec mes compagnons de ballade, parmi eux un couple en voyages de noces que je rencontrerai à nouveau à Tanna. Avant la plongée de l'après-midi, le capitaine du bateau lance les morceaux de pain qui restent du repas, les poissons s'élancent à l'assaut de ce trésor inespéré, rapidement plus d'une vingtaine de poissons multicolores grouillent à quelques mètres du voilier. Je reconnais parmi eux un lutjan rouge de grande taille, des poissons balistes titan. Nous sautons depuis le ponton dans l'océan, le moniteur a apporté avec lui le dernier pain qu'il porte au début à bout de bras, hors de l'eau. Juste au moment de la plongée, il pulvérise le pain en morceaux, c'est une indescriptible mêlée, les poissons se jettent sur les miettes, nous frôlent, sautent par dessus nous ou se glissent entre nos jambes pour s'emparer d'une part du butin. Éclaboussure d'écailles, de couleurs, tourbillon de bouches voraces, de nageoires vives qui s'emmêlent autour de nous … C'est le miracle naturel de la multiplication des poissons avec un seul pain ;-)

L'excursion sera consacrée à l'exploration de quatre grottes entrecoupée de ballades sur les récifs coralliens. L'entrée, la traversée, la sortie de ces cavités sous-marines représentent toujours une expérience intense, comme un parcours au sein de notre propre conscience. Vous entrez dans une zone sombre mais en même temps, quelques pincées de lumière issues d'ouvertures dans la roche teintent ici et là l'ombre de fragments de lumière inestimables, de rayons qui vous touchent de leur grâce. Vous voyez, sentez parfois dans l'obscurité partielle des poissons qui vous frôlent, vous dépassent, vous évitent d'un coup de nageoire. Les coraux forment une colonie fragile le long des parois qu'il vous faut contourner, instinctivement dans cette demi-pénombre la respiration s'approfondit, se ralentit, les coups de palme deviennent plus doux, la lenteur, la faible amplitude des gestes se mettent au diapason de l'atmosphère de douce tranquillité qui règne dans ces endroits. Dans le silence des infinis, vous progressez dans l'univers primitif aquatique qu'une part intime de vous ressent puissamment comme la grande source originelle dont nous sommes issus au terme du long processus de l'évolution. Espace désormais inquiétant, étranger pour nos corps terriens mais une sourde puissance intérieure nous attire vers l'exploration de ce fonds des origines pour y retrouver des morceaux de notre mystère, pour capter le substrat singulier qui nous compose. C'est votre propre être que vous traversez de part en part quand vous naviguez avec douceur dans ces profondeurs cachées dans l'eau, nous sommes tissés d'ombre et de lumière. Parfois, nous ressentons de la gêne, de la honte par rapport à certains de nos actes, de nos désirs mais une lumière miraculeuse, fabuleuse se pose sur nous qui nous révèle que cette part d'obscurité est en réalité touchante, profondément humaine, que ce secret caché en plein milieu de notre âme est aussi une part magnifique de nous, inexpugnable. Entré dans la quatrième grotte, je me rends compte qu'il s'agit d'un long tunnel que nous avions déjà parcouru plus tôt dans la ballade, je reconnais une gorgone gigantesque de couleur vive qui ondule à l'intérieur faiblement au gré du courant. Je regrette de ne pas avoir de combinaison, je dois redoubler de vigilance pour éviter les écorchures sur la peau. Je me faufile délicatement à côté de la gorgone, nous avançons plus lentement que la première fois dans cet orifice chatoyant, avec des petits éclats de coraux mous bruns ou rougeoyants plaqués le long de la galerie sous-marine. Et à la fin, la lumière vibrante qui auréole la sortie. Apothéose finale.

Chemin retour, « L'Aile d'Or » vogue au milieu de nombreuses tortues qui débouchent un bref instant de l'eau, puis plongent à nouveau dans l'océan, carapace et nageoires apparaissant, disparaissant en un clin d'œil, en un enchantement. Chacun d'entre nous les guette et prévient les autres dès leur apparition pour partager dans une belle éclipse la joie, la beauté qui frissonnent sur l'épiderme du monde.
Les cascades de Mele
Quelques jours plus tard, je suis au pied de la grande pente qui mène aux cascades de Mele, qui s'échelonnent en trois parties principales le long d'une façade de plus de cinquante mètres. Le guide nous harnache, nous remet un casque, c'est parti pour une descente en rappel. J'avais choisi cette animation pour allier le plaisir de l'exercice sportif avec ma fascination pour le spectacle de la cascade, qui mêle en une union intime, jubilatoire pour l'esprit la roche dure, inamovible, éternelle et l'eau liquide, bondissante, légère. Nous montons par un petit chemin de randonnée pour parvenir au point de départ, le sentier devient rapidement étroit, pierreux et raide. Le guide, jeune homme svelte, file en toute légèreté devant nous et propose trois haltes le long du chemin, qu'il agrémente à chaque fois d'explications ou de conversations pour nous donner le temps de nous reposer. Premier stop, il se présente, décrit son parcours, nous livre quelques détails sur le lieu, la distance qui nous reste à parcourir. Deuxième stop, il nous demande de nous présenter chacun à notre tour, je découvre que je suis avec un groupe de touristes venu d'un paquebot de croisière.
Le groupe de descente en rappel

Troisième stop, il nous donne quelques statistiques sur la réussite de l'exercice que nous allons entreprendre. Largement moins d'un pour cent de ceux qui ont tenté d' entreprendre la descente de la cascade en rappel a connu l'échec, je sens un petit murmure de soulagement qui parcourt le groupe. Une angoisse sourde traverse toujours l'esprit au moment de réaliser un exercice sportif jamais entrepris, qui plus est avec la peur du vertige qui vous tenaille. Il nous révèle qu'une personne de plus de cent cinquante kilos a réussi l'exercice, mais il rajoute en souriant que la partie la plus difficile avait été la montée de la pente que nous sommes en train de réaliser, qu'il fallait s'arrêter pour une longue pause tous les cinq mètres pour lui permettre de reprendre son souffle. Je me dis, si une personne de plus d'un quintal y est arrivé, j'en serai capable !
La cascade au sommet est particulièrement impérieuse car elle se rétrécit avant de s'élargir plus loin, l'eau écumante, bondit, rugit de toutes parts. Nous traversons précautionneusement le courant pour nous diriger vers un petit talus de terre de quelques mètres qui sert pour l'apprentissage. Les explications sont données par deux moniteurs mais elles sont dans un anglais relativement technique que je ne comprends pas, je me contente de regarder, d'espérer acquérir le geste par imitation. Un volontaire réussit immédiatement facilement l'exercice. Une jeune fille blonde essaie avant moi, mais elle se rétracte de peur, et s'arrête. Une personne du groupe la rassure, lui donne quelques explications mais au moment où il s'élance Patatras il trébuche … Je prends mon courage à deux mains, on me harnache, je commence la descente. On me crie des explications d'en bas que je n'entends pas avec le tumulte de la cascade, un moniteur accroché à mi-pente m'abreuve de conseils que je ne saisis pas mais j'arrive en bas des quelques mètres, péniblement à mon goût. Je remonte rejoindre le groupe de ceux qui n'ont pas besoin de refaire le muret d'apprentissage au milieu des éclats écumants de la cascade.
Mario Bros ?

Nous avançons vers la falaise principale encore une fois avec d'infinies précautions, en nous tenant tous la main en raison de mousses très glissantes qui adhérent aux roches à fleur de surface. La descente va se faire en deux étapes de vingt mètres environ. Je suis très hésitant sur la première partie, je dois encore dompter le principe général, avec la main droite essentielle au niveau des fesses sur une boucle où passe la corde, qui permet de lancer la descente, de stabiliser, d'accélérer le mouvement tandis la main gauche contrôle le balancer.

A l'abordage
Deuxième étape, j'ai saisi le mouvement. Je peux m'adonner à la joie vive de recevoir une cataracte d'eau sur tout le corps …. Myriades de gouttes d'eau qui déferlent sur moi depuis le haut de la cascade en pluie ininterrompue, je suis aveuglé, enchanté … Éblouissement d'eau, de soleil, comme les illuminations qui surgissent parfois de notre présent, éclatement des éclats liquides autour de mon corps, à nul autre pareil … Je sautille légèrement depuis la façade vertigineuse, le cœur en allégresse pure, au milieu d'un tumulte harmonieux, furieux d'écumes pour dérouler ma descente.

Bonheur pur
Je m'enhardis, je progresse par bonds de cabri, les périodes de descente deviennent plus longues, je glisse avec plus de douceur et fermeté ; la maîtrise, mélange de respiration, de gestes souples et assurés devient plus grande. A la fin, je veux jouer au professionnel que je ne suis pas et saluer de la main pour poser pour la photo, je choisis la mauvaise main, la droite qui assure l'équilibre, et Patatras Plouf j'ai le bec Coin Coin dans l'eau ...
Nous avons tous réussi. A la fin, petite baignade exaltante dans le bassin en contrebas et récompense de pamplemousse, de fruits de la passion, de banane et papaye.
Vers la Tranquillité
Cap vers l'îlot de la Tranquillité l'avant-dernier jour de mes vacances pour une deuxième journée plongée. Je plonge avec un groupe de quatre autres personnes mais dès l'immersion, j'ai un souci de masque qui prend l'eau, je dois utiliser celui du moniteur. Nous descendons directement sur un banc de très gros mérous, qui nous observent avec méfiance sans fuir, leurs gros yeux globuleux restent braqués en permanence sur nous. Direction un gros récif corallien. Le site se nomme « Bottle Fish » : « Poisson Bouteille ». La guerre du Pacifique a fait rage ici, et le Vanuatu a été une base arrière importante pour les Américains lors de la deuxième guerre mondiale contre les Japonais. Ils ont jeté leurs déchets, leurs bouteilles de Coca Cola, à la forme galbée, dans l'océan et ces dernières se sont sédimentées. Le moniteur nous montre quelques coraux avec insistance, il esquisse la silhouette d'une bouteille avec les doigts, nous comprenons et voyons enfin qu'il s'agit de bouteilles en verre à demi engouffrées dans le sol, recouvertes de terre, de corail, fossiles archaïques, somptueux dans ce cadre inattendu d'une guerre lointaine, témoins de notre folie sur terre, de nos appétits, de nos soifs gargantuesques qui dévastent notre planète. Nous reprenons notre route vers d'autres récifs, d'immenses poissons papillons jaunes et noirs au corps aplati battent de leurs nageoires et s'envolent vers d'autres eaux comme des songes sublimes qui s'effacent au matin dès que nous souhaitons les capter au réveil … Je cherche en moi la tranquillité, je la trouve vers la fin de l'excursion.
Je recherche la paix ultime au fond des océans, la joie sereine d'appartenir au monde, d'être goutte infime, palpitante de la substance du monde, de ressentir mon propre corps tressaillir au diapason du battement du monde. Cette sensation, je ne la ressens que rarement. Je paie le prix d'avoir appris à nager très tard, à l'école vers l'âge de 16-17 ans. Je ressens souvent l'eau comme un élément étranger, extérieur que je n'arrive que trop rarement à dompter. Lorsque j'ai voulu obtenir le niveau 3 en plongée, j'ai enchaîné deux plongées catastrophiques qui m'ont convaincu d'arrêter ma progression, de me concentrer sur les explorations. Les mêmes exercices que j'effectuais sans souci à vingt mètres se sont enchaînés avec des difficultés dès qu'il a fallu s'immerger à quarante : j'essayais en vain de me stabiliser, je montais et descendais sans pouvoir exercer de contrôle sur mon corps ; j'ai dû me reprendre à quatre fois pour réussir un simple vidage de masque ; je ne comprenais pas les signes qui m'étaient adressés ; j'étais incapable de retrouver le cap au retour ... Peut-être ai-je été victime de la narcose, mal des profondeurs qui peut s'accompagner d'angoisse, de retards de réaction mais je n'ai jamais eu de soucis lors des explorations à quarante mètres. J'ai fait contre mauvaise fortune bon cœur, j'ai abandonné l'idée de m'améliorer pour me concentrer sur mes sensations de plongées.
Déjeuner sur l'îlot avec mes compagnons de ballade. L'un d'entre eux exerce un métier inhabituel, il habite en Nouvelle Zélande, il est médecin radiologue en donnant des diagnostics par Internet. Un homme est gravement accidenté à New-York, la société américaine qui l'emploie lui envoie les radios par Internet, il envoie un topo détaillé des dommages corporels au chirurgien, ils conversent par radio conférence à des milliers de kilomètres sur le sort du malade. Étranges possibilités ouvertes dans notre monde grâce à la technologie … Deuxième immersion dans l'après-midi au site « Corral garden » « Le Jardin de Corail ». Plongée difficile avec d'incessants vidages de masque en raison d'une buée tenace. L'endroit est un jardin magnifique ponctué de coraux qui se pressent les uns contre les autres, qui scintillent de teintes bleues, vertes, rouges, brunes, ocres, violettes. Quelques poissons anges et poissons perroquets devisent des mérites respectifs du Paradis et de l'Enfer, devisent des mérites respectifs du Paradis et de l'Enfer, devisent des mérites respectifs du Paradis et de l'Enfer ;-) Parmi les récifs coralliens, les plus immenses coraux cerveaux que j'ai vu dont l'un reposait sur une circonférence supérieure à dix mètres selon moi. Les méandres en forme de labyrinthe de ce corail évoquent notre principal organe du système nerveux.

A quoi pense un cerveau corail ?

Plus loin, nous survolons les formations calcaires de nombreux récifs dans lesquels se sont incrustés des vers arbre de Noël, spiralée et de forme conique à l'instar des sapins de la fête de fin d'année. J'en avais déjà vus à Taveuni, de couleur jaune, mais ici ils se sont multipliés et colorés de rouge, orange, bleu, jaune, brun. Dès que l'on s'approche, les arbres de Noël se vrillent dans les petits interstices, leur spirale s'enroule en une fraction de seconde de manière instinctive dans la fente. J'essaie de les amadouer, de leur expliquer que je suis un ami, Hopla geis je viens de Strasbourg de l'hémisphère Nord, la capitale de Noël, où un sapin majestueux, immense, leur grand frère se dresse sur la grand place chaque hiver, d'une cité qui se pare de mille feux, qui s'endimanche de lumière, de joie vive pour affronter le froid. Rien à faire, les arbres de Noël continuent à avoir peur, ils ne m'écoutent pas, je prêche dans le grand vide océanique ...

mercredi 14 mai 2014

Séjour au Vanuatu : Les dessins de sable au musée national de Port-Vila


Je visitais le musée national de Port-Vila le quatrième jour de mon arrivée. En face de l'entrée, je remarque un bac à sable ainsi que des panneaux qui expliquent le principe des dessins du sable au Vanuatu. L'endroit est désert, les présentoirs sont usés, témoignant de la pauvreté de ce pays aux îles éclatées. La faune des îles y est représentée avec des animaux empaillés, panthère noire, serpents, une petite boule se forme dans mon estomac à l'idée d'en rencontrer puisque je devais aller en pleine nature le lendemain sur l'île de Tanna. Quelques papillons aux ailes desséchées, à la couleur ternie, épinglés par le thorax, rêvent de leur vie antérieure, de leurs ébats, de leurs bondissements dans la lumière aveuglante des jours, dans la douceur des soirs au milieu des forêts et des prairies envolées.

A l'arrière de la salle, de grands totems effilés et les vestiges photographiques des fouilles archéologiques de la tombe du roi Mata. Celui-ci arriva sur l'île d'Efate au treizième siècle et contribua après des combats victorieux sur les autres tribus à l'unité de tous. Roi respecté, il édifia un sentiment d'appartenance commune grâce à un système de parenté matrilinéaire. Respecté sauf … de son frère, jaloux, qui l'assassina en lui tirant une flèche empoisonnée dans la gorge. Il fut enterrée sur l'îlot de Hat voisin de Efate, le site devint tabou et la tradition orale perpétua pendant sept siècles le souvenir du roi et de sa tombe. Elle était juste car l'archéologue français José Garanger put très facilement trouver l'emplacement en 1972 près de deux plaques de pierres dans une grande clairière. La légende raconte que 46 personnes moururent ce jour là, après absorption du kava et de soporifique, et qu'elles furent enterrées avec leurs richesses, défenses de porc, coquillages, colliers. L'archéologue trouva 47 squelettes, dont celle d'une de ses femmes enterrée vive à ses côtés, pieds attachés, poings liés. La position de la tête indique qu'elle essayait de se lever de sa fosse juste avant de mourir ... Non loin de la sortie, les masques des cérémonies en bois, mais ils peuvent aussi être constitués d'éléments très fragiles tels que pigments, pâte végétale, plumes et toiles d'araignée. Culture de l'éphémère comme celle que j'allais bientôt voir se déployer.

J'allais sortir, un peu déçu mais la présence de quatre touristes supplémentaires incita le guide à faire une démonstration des dessins de sable, et le musée devint inoubliable.

Le guide se présenta, il s'appelle Edgar, il vient de l'île de Pentecôte, situé dans la branche de droite du « Y » du Vanuatu. Il nous déclare qu'il va nous présenter les dessins de sable du Vanuatu, officiellement proclamé par l'UNESCO comme appartenant au « patrimoine oral et immatériel de l'humanité » pour soutenir les Vanuatais dans leur démarche de promotion et de maintien de cette pratique culturelle unique au monde. Les dessins sur sable sont des figures géométriques réalisées sur le support éphémère de la terre ou du sable. Cette pratique culturelle est partagée par d'autres îles du nord, voisines de « Pentecôte » telles que Maewo, Ambrym, Ambae. Ces figures représentent davantage que des dessins, l'appellation locale dans l'île d'Edgar de ces figures est « uli », elle sert également à qualifier toute expression des signes comme les tatouages ou l'écriture européenne.

Edgar se pose sur les genoux devant le bac à sable, il trace d'abord avec la pulpe du doigt une armature dans le sable constituée de quelques lignes horizontales et verticales, qui formera une grille pour la figure. Ensuite son index commence un périple continu sur la surface sableuse.



Entame d'un long voyage

Lentement s'élabore sous nos yeux une figure géométrique complexe, un entrelacs de lignes qui se croisent sans jamais se chevaucher. Son doigt parfois se déplace, d'une allure légère, d'un sommet de la figure à un autre sommet, ou décrit des boucles sur une partie du dessin ; le chemin passe par des nœuds capitaux, des carrefours compris souvent dans l'armature initiale. Chaque dessin a une signification. Et le résultat féérique, éphémère, fragile, de cette danse persévérante, sereine, illuminée du doigt s'expose à nos yeux.

Dessin de sable au bord de l'évanouissement

Il nous demande si nous souhaitons qu'il recommence avec une autre figure, nous répondons Oui en chœur. Il donne un petit coup sec en agitant le bac de sable Clic Clac la figure s'efface, une autre commence à se tracer …

Ces dessins peuvent avoir une fonction quotidienne de message à destination d'un tiers absent, d'explication de certains concepts ou d'éducation des enfants à travers la transmission de la mémoire. Très souvent, elles racontent des histoires, des légendes, certaines peuvent avoir une fonction sacrée, avec une dimension d'ouverture vers l'au delà. Il s'agira parfois de compléter un dessin déjà existant, et l'esprit du mort pourra rejoindre le royaume de son ancêtre en toute quiétude. Malheureusement, je ne suis pas arrivé à capter toutes les explications d'Edgar en raison de son accent mais aussi de ma fascination pour le dessin qu'il était en train d'accomplir. Or c'est bien connu, un mâle ne peut accomplir deux tâches à la fois, oreille ou œil, il nous faut choisir ;-)

Les animaux et leur relation à l'homme sont souvent au centre des récits.

Tortue marine

Particularité étonnante, le doigt ne passe jamais dans la même boucle, ne fait jamais le même cheminement deux fois, aucune ligne n'est traversée deux fois. Cette règle est explicite et connu sous le nom du « rat qui mange le fruit de l'arbre à pain ». Lorsqu'on repasse sur une portion du dessin, cela revient à l'effacer car c'est la portion du fruit que le rat a mangée. Il est absolument fondamental de tracer le dessin d'une ligne continue, sans lever le doigt, en passant une et une seule fois par un arc de la courbe. Cette règle est un domaine spécifique de la « théorie des graphes », qui a donné lieu à des problèmes mathématiques récréatifs tels que les sept ponts de Königsberg, étudiés en particulier par Euler.

Le dessin obéit à cette règle mathématique sous-jacente des graphes eulériens, il est aussi profondément innervé par les règles mathématiques de la symétrie, composé de courbes, de paraboles, d'ellipses. Descendez dans les souterrains du questionnement sur la vie humaine, analysez les fondements de l'édification de la matière, étudiez les principes de la physique, celle des particules, des espaces sidéraux … Les mathématiques jouent un rôle essentiel de décryptage de la réalité mais aussi de construction de celle-ci, elles sous-tendent notre monde, elles en sont la matrice génératrice. Et là dans les dessins de ces Vanuatais vivant dans des îles longtemps isolées, peuples que nous jugeons primitifs juchés en « haut » de notre piédestal occidental, leur intelligence intuitive guide leurs mains pour reproduire des courbes aux détours complexes, pour inventer une règle étonnante qui complexifie le dessin mais lui donne une beauté étonnante au moment du tracé. Loin, très loin des espaces occidentaux où pendant des siècles, les scientifiques élaborent la théorie de la symétrie, des graphiques, les Vanuatais dessinent des figures et des symboles qui font résonner ces règles de manière poétique avec un peu de sable et un doigt, comme si une part enfouie de l'être humain savait que nous sommes produits de courbes et d'équations infiniment complexes, mathématiques pures.


Clic Clac la figure s'efface pour un nouveau dessin, qui, cette fois-ci, conte une histoire d'amour entre deux êtres. La main d'Edgar encore une fois voyage dans le sable tandis que sa douce voix conte l'histoire, le doigt vogue délicatement sur les grains infimes en traçant sa route obstinée et à la fin de la figure, au centre de celle-ci, il trace un cœur.

Voyez-vous, entendez-vous le cœur ?

Je demande à Edgar si l'image du cœur, symbole de nos sentiments, de l'union étroite entre deux êtres, est un élément introduit par la culture occidentale ou s'il s'agit d'une figure de leur culture ancestrale. Il me répond que c'est quelque chose de fondamental dans leurs dessins depuis bien longtemps, avant l'arrivée des Occidentaux. Il est étrange de constater que pour l'expérience de l'effusion intime avec l'autre, du sentiment immanent de l'amour qui conduit à celui du sentiment universel de l'union des hommes, de la transcendance des êtres, nous pensions tous au symbole du cœur, à ses battements, comme il y avait une sorte de continuité, un lien intime, bien plus profond que les différences entre toutes les cultures.

Vous avancez dans votre vie. Vos premiers pas, ce sont d'autres d'abord qui vous ont aidé à les faire, vos parents, réels ou adoptifs, vous ont légué un patrimoine, des goûts, des élans, des possibilités. Sur cette armature, lentement dans le sable de l'existence, vous commencez à avancer d'un pas irrésistible, et que ce soit au pas de marche, de course, sur terre, sur mer, dans le ciel, vos déplacements content une histoire, c'est un sillon unique qui jamais ne se reproduira. Jamais vous ne pouvez faire le même chemin, même si vous repassez par les mêmes endroits, les lieux ont changé et vous n'êtes plus le même. Impossible de repasser par le même tracé, sinon le « rat mange le fruit de l'arbre à pain », le temps est un arbre à pain insaisissable, qui bat en vous, qui ne se dévore pas, dont la texture toujours se recompose. Vous passez par certains carrefours essentiels vers lesquels vous revenez obstinément, le hasard ou la nécessité ont guidé vos pas. Eloignez-vous un instant de la surface de la terre, envolez-vous vers l'azur, plus loin encore, observez le tracé de votre existence depuis le ciel, la trace lumineuse laissée par vos pas, par votre cheminement dans l'espace du monde, dans la vie. Quelles sont les figures géométriques que vous avez composées, celles de l'amitié et/ou de la rivalité, celles de l'égoïsme ou de la générosité, celles de l'ambition sociale, celles de l'énergie créatrice, celles du ressentiment, du bonheur ? Avez-vous disposé un cœur au centre de votre dessin ?
Un jour Clic Clac votre figure s'efface et ce sont celles de vos enfants, de vos neveux et nièces, des enfants de vos amis qui continuent à se déployer sur la terre, sur le sable ...

Autre patrimoine immatériel, celui de la musique, Edgar prend une flûte en bambou dont il joue en douceur puis joue d'une sorte de « xylophone » en bambou, les vibrations sonores de ces deux instruments forment un contrepoint gracile, fragile en accord avec les dessins de leur sable et leurs histoires.


La flûte enchantée
 
J'ai pris la décision, par goût de la course, des voyages, du jeu, de courir sur tous les pays depuis mon premier voyage dans l'hémisphère sud en dehors de ma demeure à Wallis-et-Futuna. Mes pas se sont posés pour rebondir sur la terre à Nouméa en Nouvelle-Calédonie, à Rotorua en Nouvelle-Zélande, à Sydney en Australie, à Savu Savu à Fidji, non loin du mont Fuji au Japon et près du volcan Yasur à Tanna. En deux ans, j'ai senti que mes pas devenaient légèrement plus lourds, je sens le poids de la vieillesse, encore infime, à la pression ô toujours délicate, qui commence à étourdir mon corps. Mes pas résonnent au rythme de mon souffle qui a étreint la terre, le ciel, de mes battements de cœur Boum Boum qui ont salué les arbres, qui ont scandé le chant des oiseaux. Que trace ma course dans ce monde ? Vers où mes pas me mènent, vers oÙ ?