« Je
dors, mais mon cœur veille »
Le
Cantique des Cantiques
Bruissement
de rumeurs inquiétantes sur l'île de Wallis : Deux semaines avant
la date fatidique du samedi 15 décembre 2012, le cyclone tropical
« Evan », annoncé comme potentiellement dévastateur, se
déplace dans le Pacifique et selon les jours, voire les heures, sa
trajectoire prévisionnelle sur les cartes météo, comme une ombre
tourbillonnante, menaçante, passe par l'île de Wallis, puis dévie
lentement, puis se rapproche à nouveau …
La
saison actuelle à Wallis dans l'hémisphère sud est celle de l'été,
mais il s'agit d'un été tropical chaud et humide. La différence de
température n'est que de 2 degrés en moyenne par rapport à l'hiver
du mois de juillet et août, mais les pluies sont particulièrement
abondantes. Elles s'abattent sous forme d'orages violents, toutefois
ces orages traditionnels peuvent parfois, très rarement
heureusement, prendre une forme cyclonique. La saison des pluies est
aussi celle des « cyclones » qui parcourent l'océan
Pacifique, s'accompagnant de dégâts gigantesques dès lors qu'ils
abordent des terres habitées. Le cyclone Tomas avait dévasté l'île
de Futuna début 2010.
Vendredi
14 décembre, la menace se précise, à partir de 12h30, la
préfecture lance une pré-alerte pour le cyclone « Evan ».
Il avait ravagé les îles Samoa en y faisant deux victimes et se
dirigeait clairement vers Wallis. Les principales consignes de
sécurité sont les suivantes : rester à l'écoute des informations
météorologiques, prévoir de renforcer les portes et fenêtres,
faire des provisions de nourriture et d'eau, mettre à l'abri les
embarcations …
J'avais
déjà tout ce qu'il fallait : eau, bougies, piles pour la radio.
J'ai fait l'achat de nourriture complémentaire le lendemain ; les
magasins étaient bondés, mais il n'y avait pas d'affolement.
L'alerte maximale de niveau 2 a été donnée samedi 15 décembre à
14h, avec interdiction de sortir de chez soi.
J'ai
regardé un site Internet en fin d'après-midi, Météo Nlle
Calédonie, qui annonçait que le cyclone allait passer très près
de l'île de Wallis en début de nuit, avec des vents en moyenne de
120 km/h et des rafales de 205 km/h !!
A
partir de 18h, le ciel s'est obscurci. Vers 19h, alors que les
rafales devenaient de plus en plus vigoureuses, je suis allé
vérifier avec la lampe torche que le scooter était bien en place
sur la véranda, à l'abri du vent, ce qui était le cas. Depuis la
rambarde, j'ai éclairé les alentours avec la lampe torche, elle
illuminait un faible espace, plantes, arbres, ciel mais je
distinguais difficilement les reliefs. Le ciel était chargé, une
bande uniforme de nuages grisés se détachait du ciel assombri,
fonçait du sud vers le nord. J'ai perçu une longue plainte, le
hululement fabuleux du vent qui s'entrechoquait sur les obstacles. Je
devinais vaguement les ombres des arbres et des plantes courbés par
la force des rafales, fouettés par la pluie incessante. Toute la
terre de Wallis s'inclinait devant la puissance cyclonique
exceptionnelle. Je suis rentré à l'abri.
Peu
après, alors que je lisais dans ma chambre à coucher, la lumière
s'est éteinte brusquement, plus d'électricité, et la coupure de
l'eau n'a pas tardé dans la foulée. Je n'étais pas inquiet jusque
là mais après huit heures, les rafales de vent qui déferlaient
depuis le sud ont commencé à atteindre une vitesse impressionnante.
Ma chambre à coucher est exposée plein sud, je n'ai que des vitres
sous forme de lamelles superposées, je les avais fermées au
maximum, mais le vent arrivait à s'engouffrer entre les interstices,
sifflait à travers les ouvertures de la pièce avant de se calmer,
puis de reprendre encore plus violemment. Tout à coup, j'ai même
senti de l'humidité qui fouettait ma peau, le vent crachotait de
fines gouttelettes de pluie, les particules se pulvérisaient à
travers la pièce. Je voyais que le verre se ployait, je me suis dit
que les vitres pouvaient céder, exploser sous l'impact des rafales,
qu'il me fallait me mettre à l'abri des éventuelles projections.
J'avais une lampe torche près de moi, je suis allé à la recherche
de deux bougies que j'ai disposé dans des verres inutilisés, je me
suis assis dans le couloir, attendant patiemment l'accalmie.
Elles
se consumaient lentement, j'avais le sentiment d'être un officiant
perdu dans ses pensées, dans une prière muette, troublée par
l'inquiétude et la peur, avec deux cierges en face de lui. Même au
cœur de la maison, assis dans ce couloir, toutes les portes et les
fenêtres étant calfeutrées, je voyais que le vent arrivait à
s'engouffrer subrepticement, la flamme de ces deux bougies oscillait
brusquement, s'amenuisait sous l'effet des courants d'air puis se
redressait. C'est étrange, ma plus grande peur reste associé à la
perception du vacillement épisodique de la flamme, au reflet
tremblant de ces bourrasques gigantesques sur ces bougies, à la
vibration ultime de ce souffle de dévastation qui venait mourir sur
ces pâles lueurs. Dans le brouhaha général, j'ai entendu des
craquements encore plus forts qui provenaient de la maison et des
alentours, dont un qui m'a fait sursauter.
Les
rafales diminuèrent en intensité après 21 h. J'ai été stupéfait
par la vitesse à laquelle le vent s'est calmé, alors que le
crescendo vers la puissance maximale du cyclone avait été très
progressif. Il me semblait le cyclone s'éloignait, je suis allé me
coucher. J'étais fatigué, j'avais peu dormi la veille, la tension
nerveuse s'est relâchée, je me suis endormi très rapidement.
Par
la suite, j'ai appris par des amis que le cyclone avait redoublé de
plus belle après cette accalmie. La disparition miraculeuse des
vents s'expliquait simplement par le fait que Wallis se trouvait sur
l'exacte trajectoire de « Evan » et que nous nous sommes
retrouvés dans le centre cyclonique. Le cœur, l'œil d'un cyclone
est constitué de vents très calmes, voire nuls. Les rafales ont
repris après ce calme éphémère, et aux dires des amis, elles
furent encore plus furieuses dans la deuxième moitié de la nuit.
Les bulletins météorologiques sont venus confirmer cette
impression, puisque les vents du début de la nuit ont atteint les
150 km/h tandis que l'on a enregistré des pointes supérieures à
200 km/h après minuit ...
Je
n'ai rien perçu de cette deuxième vague, les vents avaient tourné
et frappaient depuis le nord. Je me suis endormi dans l'œil du
cyclone, je me suis réveillé à deux reprises, j'ai perçu que les
vents étaient forts mais l'intensité me semblait moindre. La salle
à manger, située plein nord, ainsi qu'une autre pièce intercalée
ont fait tampon, j'ai pensé qu'il s'agissait d'un ciel de traîne
qui sévissait encore. Les violentes bourrasques qui enveloppaient la
maison n'ont fait que me bercer, aucune angoisse à déplorer ... Mon
cœur pacifié qui captait les pulsations puissantes des vents venus
de l'Océan veillait sur moi ...
Je
me suis réveillé dimanche matin vers 7h. Je sors pour apprécier
les dégâts, ce qui me frappe immédiatement, c'est à la fois
l'agrandissement du champ de vision et la dévastation du paysage, de
la végétation. Mon jardin est clôturé par une haie de bosquets
qui limitaient la vue, la plupart d'entre eux sont à terre, voire
ont disparu. L'immense manguier qui trônait à gauche de la véranda
s'est effondré. Les racines d'un citronnier qui donnait deux fois
par an de magnifiques citrons sont à moitié arrachées du sol.
Manguier
décapité
Citronnier
en pleurs
J'ai
inspecté l'intérieur et l'extérieur de la maison, aucune casse à
déplorer. J'ai essayé dans la matinée de nettoyer le petit sentier
que j'emprunte avec le scooter et la voiture qui était jonché de
branches de pin arrachés aux arbres qui bornent mon jardin. A chaque
fois une pluie intempestive est tombé en abondance, j'étais obligé
de me réfugier à l'intérieur. J'ai dû m'y reprendre à quatre
fois avant de parvenir au résultat souhaité. J'ai également passé
un coup de balai, seule une petite flaque séchée sous la porte du
salon et quelques brindilles témoignaient à l'intérieur de la
maison de la violence passée du cyclone. L'eau est revenue dans les
canalisations vers midi.
Au
cours de l'après-midi, l'amélioration des conditions
météorologiques était nette, je suis allé faire un petit tour de
l'île pour voir l'étendue des dommages. Sur la route de Malae, un
grand poteau électrique construit en béton penche dangereusement.
Au fur et à mesure des jours, je l'ai vu s'incliner de plus en plus,
je ralentis à chaque fois que je m'en approche, je me place du côté
du sommet, j'accélère sur les derniers mètres pour l'éviter au
cas où il s'effondrerait définitivement …
Poteau
électrique en berne
Partout,
les cultures, la végétation ont été fortement endommagées. Les
arbres à pin sont déracinés alors que les cocotiers beaucoup plus
souples se dressent sur leur base. Peu de cultures vivrières ont
survécu aux rafales. Les constructions les plus légères de type
falé sont dévastées, mais parfois même les constructions en béton
sont en mauvais état, avec des toits effondrés. Le bord de mer de
Liku en particulier est ravagé, et il paraît que c'est aussi le cas
de nombreux villages du sud.
Les restes du
restaurant « Les Terrasses de Liku »
Certaines
familles ont dû abandonner leur logement, se réfugier chez les
proches, la solidarité familiale joue son rôle protecteur, central
dans la société wallisienne. Les réseaux électriques et
téléphoniques sont le plus souvent hors d'usage, d'innombrables
poteaux gisent sur le sol, à l'instar de nombreux fils. Les
habitants commencent à rassembler les végétaux qui barrent la
route, qui jonchent les jardins, à les brûler ; d'innombrables
fumées blanches s'élèvent depuis la terre de Wallis comme des feux
de détresse, mais cela se fait dans l'indifférence générale
médiatique de la métropole. Quelques articles de journaux en France
ont relaté le passage du cyclone durant la journée du dimanche mais
depuis, silence radio sur les ondes, hormis Wallis 1ère qui relate
ici en continu les évènements …
Les
secours ont commencé à arriver de la Nlle Calédonie, la
distribution de l'eau est désormais assuré sur la quasi totalité
de l'île, mais l'électricité tarde toujours. Résultat, il faut se
coucher très tôt, le linge sale commence à s'accumuler ... La
préfecture a commencé à organiser les secours d'urgence, le
ministre des Outre-mer Victorin Lurel se déplace à compter
d'aujourd'hui à Wallis.
J'ai
terminé les derniers travaux de déblaiement du sentier mardi. Les
broussailles tombées sur le chemin griffaient à chaque fois la
carosserie de la voiture. Pour réaliser une telle opération, je
suis allé acheter un coupe-coupe, celui que je me suis procuré tenant davantage même du sabre. J'ai commencé à débroussailler, à
couper les branches avec la lame aiguisée, j'étais réellement
impressionné par la qualité du tranchant. Par deux fois,
patatras, alors que je porte un coup vif, le coupe-coupe
m'échappe de la main droite (qui est en réalité une main très
très gauche …). Je me suis fait une légère entaille juste à côté du tibia qu'un simple petit sparadrap a étanché, mais si la lame avait glissé cinq centimètres plus loin, j'aurais pu, par la grâce de ma maladresse, devenir la première victime collatérale sérieuse du cyclone trois jours après son passage ... Je me suis promis de ne plus toucher au sabre coupe-coupe sauf nécessité absolue de service. Pensée qui m'a traversé l'esprit : si les ravages matériels
avaient été plus importants dans la maison, avec mon sens pratique
catastrophique, ma gaucherie manuelle congénitale, Erhan se serait
retrouvé bien démuni face à « Evan » ...
J'ai
parlé avec mes collègues de travail de leur expérience liée au
cyclone. C'est le cyclone le plus impressionnant sur l'île depuis trente ou quarante ans. Certains ont leurs maisons en très mauvais état, d'autres
ont dû écoper toute la nuit en raison des infiltrations d'eau. Je
considère, encore une fois, que j'ai eu beaucoup de chance quand je
vois l'étendue des désastres sur l'île, une bonne âme veille sur
moi. Désormais, j'attends, comme beaucoup d'autres, le
rétablissement de l'électricité, le retour de la lumière.