"On voit d'après la démarche de chacun s'il a trouvé sa route.
L'homme qui s'approche du but ne marche plus, il danse"
Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche
Le dernier endroit où j'ai aimé danser le tango est "la Cita" à Kehl en Allemagne, ville limitrophe de Strasbourg. En arrivant devant le 35 Kinzigstrasse les vendredis soirs de milonga, on peut percevoir de vagues échos de la musique qui s'élèvent, mais on ne distingue rien de la salle située en légère hauteur, sinon une faible lueur. On y accède en descendant un petit escalier. Panneau à l'entrée "Eingang Tanzschule" : Entrée de l'école de danse. Après la traversée d'un vaste vestiaire, on remonte vers la salle pour y rejoindre les échos entendus à l'extérieur. Ici, l'ambiance est intimiste, feutrée. Les murs peints en rouge, les tables sur lesquelles rayonne une bougie au milieu de quelques fleurs, un vaste miroir qui agrandit l'espace et réfléchit les danseurs en action, tout contribue à l'ambiance délicate et chaleureuse. Les lieux où l'on danse le tango sont des espaces de quiétude, de sérénité et la Cita ne déroge pas à cette règle.
La découverte de la danse a marqué un tournant dans ma vie, un virage vers une forme de bonheur alors que je suis d'un naturel grave, réfléchi, souvent porté vers la tristesse. J'ai appris lentement à guider, à écouter la musique, à faire jouer mon corps au rythme des accords. Travail long et difficile car je n'étais pas doué au départ, mais j'ai persévéré dans la tâche. Et le résultat a été à la hauteur de mes espérances, puisque le plaisir et la joie de la danse ne m'ont plus quitté. Autre avantage, je m'y suis fait de nombreux amis, moi qui suis d'un naturel réservé.
J'ai appris de multiples danses : rock, valse, paso doble, swing, chacha ... Les deux danses que j'ai approfondies ont été la salsa et le tango argentin. Lorsque j'ai assisté pour la première fois à un bal à l'université de Strasbourg, c'est cette dernière danse qui m'a le plus impressionné. Alors que toutes les autres sont marquées par une structure et un pas facilement reconnaissable, celle-ci détonnait, je voyais les partenaires changer brutalement de directions, ralentir puis s'arrêter quelques instants, comme une respiration qui s'interrompt, avant de repartir tout aussi soudainement. Et la danse me semblait en harmonie complète avec la musique qui jaillissait brusquement, comme des bourrasques de souffle vif, puis se ralentissait langoureusement par endroits.
A la Cita, après un petit instant à observer les autres danseurs, j'invite une partenaire. Souvent, la magie opère, je l'invite durant plusieurs danses. A intervalles réguliers, après une succession de six ou sept tangos retentit une "cortina",qui signifie rideau en espagnol. C'est une courte séquence musicale de nature complètement différente durant généralement une trentaine de secondes qui découpe les séquences de tango, qui permet aux danseurs de s'arrêter de danser ou de bavarder un peu, de se présenter l'un à l'autre si l'on ne se connaît pas. J'en profite parfois pour regarder le miroir de la salle qui allonge la perspective ...
Première cortina : La grâce de l'instant présent
Je me souviendrai toute ma vie de cet instant. C'était à Sarrebrück à la milonga "Chez Eva" qui se tenait le vendredi soir. Je venais de faire un stage de tango en position milonguero, buste contre buste, avec les têtes qui se touchent. Ce n'était pas la première fois que j'avais appris à danser ainsi, mais je me sentais toujours mal à l'aise, je ne me sentais pas en confiance lorsque mon corps et celui de ma partenaire se touchaient.
Tango position fermée
J'ai invité une jeune femme, je l'ai enlacé délicatement, nos bustes se sont posés avec douceur l'un contre l'autre, sa tête s'est appuyée contre la mienne. Tout à coup, la féerie a opéré, j'ai dansé alors comme dans un rêve. Nos mouvements s'exécutaient dans une fluidité extraordinaire, nous ralentissions, nous accélérions dans une symbiose parfaite, nos gestes se réalisaient dans une simultanéité incroyable, il me semblait que ma partenaire devinait secrètement les directions vers lesquelles je m'orientais, voire même qu'elle me précédait, qu'elle me communiquait intimement, par pensée, les endroits où je devais me diriger, les figures que je devais exécuter. Je captais dans ma poitrine les rebonds, les élancements de son coeur à travers la fine membrane de nos chairs. Boum boum nos deux corps, nos deux esprits, nos deux cœurs, unis, distincts résonnaient, s'avançaient dans une grâce spirituelle et corporelle intense, dans une liberté respectueuse de chacun. Nos battements de coeurs s'intégraient, s'incarnaient harmonieusement dans les tourbillons de la musique qui nous cernaient. J'étais rivé à ma partenaire mais je percevais avec une acuité extrême l'espace de danse, les autres couples qui tournaient sur la piste. Je ressentais que tout mes sens participaient à cet enchantement, en étroite symbiose avec mon âme. J'ai expérimenté pour la première fois de ma vie que j'étais une union inextricable, indissoluble d'un corps et d'un esprit. Mon esprit a reflété, illuminé la joie de mon corps.
J'ai senti s'infuser en moi la grâce ineffable de l'instant présent. J'ai enveloppé ce moment de ma vie dans les plis de mon âme, j'ai associé avec une acuité extraordinaire ma propre existence avec la présence du temps, celui-ci est devenu indissociable de ma substance, comme il l'est sans doute en réalité. Pour la première fois de ma vie, j'ai habité pleinement, concrètement mon présent. Je n'ai jamais ressenti cette sensation de manière aussi forte, mais en même temps ce sentiment s'est diffusé lentement et sereinement vers d'autres parties de mon existence.
Nous nous sommes dénoués.
Fin de la première cortina
En approfondissant le tango j'ai été charmé par son histoire. Cette danse est née dans les bordels et les bas-fonds de Buenos-Aires en Argentine. Du fait de la rareté des femmes dans ce pays constitué essentiellement de nouveaux immigrants, on danse souvent entre hommes. La danse est mise à l'index par le pape Pie X en 1914 car elle est jugée indécente. Désormais, plus d'un siècle plus tard, elle est souvent considérée comme la danse "bourgeoise" et "guindée", idée complètement fausse par ailleurs. Vérité en deçà d'un siècle, mensonge au delà ... Je trouve très amusante l'idée que si j'étais projeté par quelque miracle au début du siècle dernier, il me faudrait pour assouvir ma passion me rendre honteusement dans un infâme bouge, un bordel crasseux pour y danser dans les bras d'un homme ou d'une prostituée, craignant les coups de couteau dans le dos d'un malfrat ... Toute réflexion faite, je préfère la Cita, je suis né dans le bon siècle ;-)
Le tango est avant tout une marche, on apprend longuement au départ à marcher ou plutôt on réapprend à marcher, car la marche du tango est singulière, à la fois fluide et déterminée. Il n'y a pas de pas de base, mais quelques figures structurent au fur et à mesure l'espace construit par les deux partenaires : salida, gancho, boleo, ochos, barrida ... Le guidage ne se transmet pas par le canal des bras, mais il se réalise avec le buste et de légers transferts du corps.
A la Cita, j'alterne les périodes de danse avec des périodes d'observation, comme dans tous les endroits où j'ai dansé. Je regarde souvent attentivement les autres couples évoluer sur la piste et tôt ou tard la rêverie m'envahit ...
Deuxième cortina : Pérégrinations à Paris, en Europe et dans mon âme
J'ai dansé aux quatre coins de l'Europe et ailleurs dans le monde le tango. Mais il ne faut pas aller si loin pour trouver le bonheur, car l'un des lieux enchanteurs et mythiques s'avère être les quais de la Seine, en contrebas de l'institut du monde arabe. Durant tout l'été, dans un petit amphithéâtre ouvert sur le fleuve s'organise chaque soir une milonga lorsqu'il fait beau. Au début, le soleil rayonne ou joue avec les nuages, puis lentement la lumière se transfuse dans le fleuve qui capte la féerie colorée du ciel. La lumière des lampadaires, des appartements se reflète dans l'eau, couleur blanche, rouge, verte, ... Sous les arches d'un pont illuminé passent des péniches et des bateaux mouches. Ces derniers traversent l'espace de l'amphithéâtre, rebroussent chemin pour s'engouffrer dans l'autre bras de la Seine devant l'île Saint-Louis. Certains d'entre eux s'arrêtent devant nous, les voyageurs nous photographient ou nous saluent, tandis que les projecteurs du navire éblouissent la scène, avant de s'en aller plus loin. Ici, poitrine contre poitrine, chair contre chair, j'ai dansé avec des femmes de tous pays, car le lieu est très cosmopolite. Lorsque la confiance s'installe, l'enlacement devient plus important et je pouvais alors recueillir en moi le son des palpitations de leur coeur, pendant que nous glissions sur le sol dallé. Il est des battements de coeur précipités et bondissants tandis que d'autres sont langoureux, sereins et calmes. Certains vibrent de manière discrète, mais il me semblait que le son lointain de leur âme n'en résonnait pas avec moins de tumultes. Parfois, nos souffles s'accéléraient au rythme de la musique.
J'ai dansé dans de nombreuses milongas à Paris, en France, en Belgique à Gand et Bruxelles, en Italie à Rome, en Allemagne dans de nombreuses villes et à Istanbul en Turquie ainsi qu'à Sydney en Australie. A chaque fois que l'on entre dans un espace dédié à cette danse dans ces villes autour du monde, un étrange sentiment m'étreint, celui de faire partie d'une élite, non bourgeoise, mais unie par une secrète vibration du cœur. Vous ouvrez les portes d'un lieu, et vous êtes d'un coup happé par le trio formé du violon qui strie l'âme, du piano qui ponctue le dialogue musical et du bandoneon qui jette ses volutes enjouées ou mélancoliques. Cette vibration parcourt les décennies, nous sommes en secret lien avec les inventeurs de cette danse à Buenos Aires, il existe une transcendance de cette vibration qui domine le hasard de notre naissance, une nécessité interne des notes musicales parcourt le Temps, vous étreint. Vous êtes en lien intime avec tous les êtres qui ont dansé avant vous, lien matériel à travers votre propre corps, lien spirituel à travers la musique qui parcourt l'espace-temps. Qu'allais-je chercher dans tous ces lieux ? J'en suis reparti avec des souvenirs qui forment une guirlande de fleurs autour de mon âme, fleurs aux parfums et aux couleurs désormais évanouis, mais dont la présence invisible, impalpable et persistante dans ma mémoire s'offre comme un don à ma vie.
Fin de la deuxième cortina
Je danse désormais en alternant la position fermée et ouverte, car celle-ci permet de réaliser d'autres figures. Selon une formule célèbre, le tango est une pensée triste qui se danse. Il est vrai que la musique exprime au départ la douleur des exilés, qu'y résonnent des accents de gravité et de tristesse. Mais c'est une pensée aussi voluptueuse, dont les inflexions musicales vous étreignent l'âme, l'exaltent au plus haut point. Le tango est un sortilège intérieur, un vertige délicat du corps et de l'esprit. A la tristesse du tango font contrepoint les volutes dynamiques des valses argentines ainsi les sonorités vives et alertes de la milonga, qui ne désigne pas seulement le bal de tango, mais constitue également un genre musical. J'ai assisté au cours des années à l'émergence du neo tango, aux accents électroniques et énergiques, décrié par certains au début et qui est devenu un incontournable des soirées.
Je continue à inviter quelques partenaires, à bavarder avec certaines. Je prends un verre au bar, en règle générale un verre de vin blanc ou rouge. La fin de la soirée s'approche.
A la Cita, j'alterne les périodes de danse avec des périodes d'observation, comme dans tous les endroits où j'ai dansé. Je regarde souvent attentivement les autres couples évoluer sur la piste et tôt ou tard la rêverie m'envahit ...
Deuxième cortina : Pérégrinations à Paris, en Europe et dans mon âme
J'ai dansé aux quatre coins de l'Europe et ailleurs dans le monde le tango. Mais il ne faut pas aller si loin pour trouver le bonheur, car l'un des lieux enchanteurs et mythiques s'avère être les quais de la Seine, en contrebas de l'institut du monde arabe. Durant tout l'été, dans un petit amphithéâtre ouvert sur le fleuve s'organise chaque soir une milonga lorsqu'il fait beau. Au début, le soleil rayonne ou joue avec les nuages, puis lentement la lumière se transfuse dans le fleuve qui capte la féerie colorée du ciel. La lumière des lampadaires, des appartements se reflète dans l'eau, couleur blanche, rouge, verte, ... Sous les arches d'un pont illuminé passent des péniches et des bateaux mouches. Ces derniers traversent l'espace de l'amphithéâtre, rebroussent chemin pour s'engouffrer dans l'autre bras de la Seine devant l'île Saint-Louis. Certains d'entre eux s'arrêtent devant nous, les voyageurs nous photographient ou nous saluent, tandis que les projecteurs du navire éblouissent la scène, avant de s'en aller plus loin. Ici, poitrine contre poitrine, chair contre chair, j'ai dansé avec des femmes de tous pays, car le lieu est très cosmopolite. Lorsque la confiance s'installe, l'enlacement devient plus important et je pouvais alors recueillir en moi le son des palpitations de leur coeur, pendant que nous glissions sur le sol dallé. Il est des battements de coeur précipités et bondissants tandis que d'autres sont langoureux, sereins et calmes. Certains vibrent de manière discrète, mais il me semblait que le son lointain de leur âme n'en résonnait pas avec moins de tumultes. Parfois, nos souffles s'accéléraient au rythme de la musique.
J'ai dansé dans de nombreuses milongas à Paris, en France, en Belgique à Gand et Bruxelles, en Italie à Rome, en Allemagne dans de nombreuses villes et à Istanbul en Turquie ainsi qu'à Sydney en Australie. A chaque fois que l'on entre dans un espace dédié à cette danse dans ces villes autour du monde, un étrange sentiment m'étreint, celui de faire partie d'une élite, non bourgeoise, mais unie par une secrète vibration du cœur. Vous ouvrez les portes d'un lieu, et vous êtes d'un coup happé par le trio formé du violon qui strie l'âme, du piano qui ponctue le dialogue musical et du bandoneon qui jette ses volutes enjouées ou mélancoliques. Cette vibration parcourt les décennies, nous sommes en secret lien avec les inventeurs de cette danse à Buenos Aires, il existe une transcendance de cette vibration qui domine le hasard de notre naissance, une nécessité interne des notes musicales parcourt le Temps, vous étreint. Vous êtes en lien intime avec tous les êtres qui ont dansé avant vous, lien matériel à travers votre propre corps, lien spirituel à travers la musique qui parcourt l'espace-temps. Qu'allais-je chercher dans tous ces lieux ? J'en suis reparti avec des souvenirs qui forment une guirlande de fleurs autour de mon âme, fleurs aux parfums et aux couleurs désormais évanouis, mais dont la présence invisible, impalpable et persistante dans ma mémoire s'offre comme un don à ma vie.
Fin de la deuxième cortina
Je danse désormais en alternant la position fermée et ouverte, car celle-ci permet de réaliser d'autres figures. Selon une formule célèbre, le tango est une pensée triste qui se danse. Il est vrai que la musique exprime au départ la douleur des exilés, qu'y résonnent des accents de gravité et de tristesse. Mais c'est une pensée aussi voluptueuse, dont les inflexions musicales vous étreignent l'âme, l'exaltent au plus haut point. Le tango est un sortilège intérieur, un vertige délicat du corps et de l'esprit. A la tristesse du tango font contrepoint les volutes dynamiques des valses argentines ainsi les sonorités vives et alertes de la milonga, qui ne désigne pas seulement le bal de tango, mais constitue également un genre musical. J'ai assisté au cours des années à l'émergence du neo tango, aux accents électroniques et énergiques, décrié par certains au début et qui est devenu un incontournable des soirées.
Je continue à inviter quelques partenaires, à bavarder avec certaines. Je prends un verre au bar, en règle générale un verre de vin blanc ou rouge. La fin de la soirée s'approche.
Troisième cortina : Traduction de la chanson Çok Uzaklarda - Si loin de Nilüfer
J'ai eu la surprise lors d'une soirée tango d'entendre s'élever les paroles d'une chanson turque. Je suis allé voir le DJ à la fin de la danse pour m'enquérir du nom de la chanson. Il s'agit de la chanson de Nilüfer "Çok Uzaklarda" sur des paroles de Kayahan. Elle a au départ été crée par Loreena McKennitt sous le nom de "Tango to Evora", version simplement instrumentale. La musique s'est doublée de paroles dans la version turque. Je l'ai entendue désormais dans de nombreuses milongas, j'ai dansé en m'imprégnant de cette musique et de ces paroles. Je l'apprécie beaucoup, et j'ai demandé à ma grande soeur, qui est plus experte que moi en turc de m'aider à la traduire. Je dédicace cette chanson à Abla ...
Si loin
Dans les rues souffle le
vent et dans mes pensées l'amour
Au milieu de la nuit les
pluies d'autrefois
Dictent leur chanson sans
bruit avec douceur
Celui qui me manque est
désormais si loin
La vie était belle et les jours gorgés de folie
La vie était belle et les jours gorgés de folie
Les jours s'écoulaient
dans les éclats de rire
Mes mains ne peuvent
s'étendre jusqu'à lui et le toucher
Celui qui me manque est
désormais si loin
Il semble que je lui manque aussi, lui mon être unique
Il semble que je lui manque aussi, lui mon être unique
Qu'il ait très froid
lorsque je ne suis plus là
C'est ce qu'il écrit dans
sa dernière lettre
Il semble que je lui manque aussi, lui mon être unique
Il semble que je lui manque aussi, lui mon être unique
Qu'il ne cesse de pleurer
lorsque je ne suis plus là
C'est ce qu'il écrit dans
sa dernière lettre
Fin de la troisième cortina
Je ressors de la Cita. Parfois il pleut, le ciel est sombre, mais mon esprit est éclairé. Il me semble percevoir quelques battements de coeur, ténus, à peine perceptibles, mais si loin, si loin.