« Extension
de ma main droite au ciel
Tension
de ma main gauche vers la terre
J'ai
descendu ma langue jusqu'au cœur
Et
j'ai tournoyé comme Mevlana »
Cantique
turc en l'honneur de Mevlana
Au
lieu dit de la croix, au carrefour, je fends l'air sur mon scooter,
direction nord. Tout à coup, un orage explose. Les gouttes d'eau
frappent vigoureusement mon casque, ma poitrine, griffent ma peau,
elles éclatent comme autant d'obus contre ma chair, rebondissent en
geyser, retombent délicatement. Chacune des gouttes murmure, scande
son nom, avec ardeur et ferveur. Elles se précipitent sur moi par
milliers, leur impact foudroyant m'enveloppe dans une douce chaleur.
Vaste caresse, forte et vigoureuse, harmonieuse et douce, qui
parcourt mon corps. La force de la pluie diminue, s'intensifie, mon
cœur-tambour résonne au rythme de l'orage sous la dictée de son
nom. La pluie s'apaise.
Le
vent se lève, effleure mon visage, mon épiderme frémissant dans
l'espoir, l'attente de la rencontre. Le vent m'enveloppe dans une
bulle d'air, me palpe de part en part. Il soulève par intermittence
ma poitrine. J'accélère, je décélère, le vent cogne ma poitrine
au rythme des battements de mon cœur-tambour. Subrepticement, je
deviens transparent, translucide, le vent pénètre ma peau,
s'insinue dans chaque organe, rafraîchissant, exaltant. Je suis alors le vent lui-même, mon cœur-vent va souffler sur les rideaux
des fenêtres, agiter les feuilles des arbres et dilater les voiles
des bateaux. D'un seul élan, je me projette vers les nuages.
Je
vogue, tel un bateau ivre, dans leur forme hasardeuse. Je me faufile,
je les sépare, je les recompose. Ils prennent peur, s'enfuient.
Inévitablement, ils reviennent à moi. Je m'immisce au centre d'un
vaste nuage, transfiguré, mon cœur-vent à sa recherche se
disperse, mon cœur-nuages prend la relève. Parfois je survole le
monde illimité, je parcours les pôles magnétiques, je m'en
détache, j'y reviens. Parfois, je m'effiloche, proche de la
disparition, quand je plane au dessus des déserts brûlants, seule
une vapeur ténue marque ma présence. Parfois, je me gorge d'eau, je
gonfle, ivre de folie, de poésie et de bonheur, j'éclate en orage
sur les chemins de Wallis, dans le poudroiement du jour. Je recompose
mon enveloppe charnelle.
*
* *
*
Je
tourne à droite.
Le soleil du couchant, derrière moi, direction ouest, se réfléchit
dans les deux rétroviseurs de mon scooter, à gauche, à droite, et
en chacun d'eux la lumière resplendit. Et au milieu de ces deux
reflets de l'astre, mon cœur-miroir brille avec encore plus d'éclat,
éblouit l'espace aux alentours. Le soleil commence à disparaître à
l'horizon, il s'abandonne une dernière fois dans la grâce la plus
complète à la nuit qui survient, dans un spectacle somptueux. Mon
cœur-miroir capte le soleil plongeant, les éclats chauds et colorés
du ciel, jaune, orange, rouge, s'entremêlent au songe de mon aimée
en moi. Les couleurs se nuancent, s'exacerbent tour à tour. Dans un
festin délirant de couleurs, la flamme une dernière fois s'embrase
dans un immense chant de tendresse puis s'éteint majestueusement.
Le
soleil s'endort, mon cœur-esprit veille. Le soleil s'efface, en
contrepoint montent en moi les pensées de mon aimée, qui me
parviennent par vagues successives. Nulle matière, seules les
vibrations se diffusent vers moi. Ondes longitudinales, ondes
transversales, elles perforent l'espace, le temps s'écoule, irréel,
m'enroule dans une ronde éternelle. Je perçois, dans l'espace-temps
de mon cœur-esprit, les battements les plus intimes de ses
angoisses, de sa nostalgie, de ses espérances, de sa joie, de sa
liesse, de son rayonnement. Violon frémissant, je m'accorde aux
vibratos de sa conscience, à la mélodie secrète de ses sentiments.
Dans le silence le plus pur, le plus éthéré, notre accord
spirituel s'élève.
C'est
la nuit, le faisceau de phare éclaire mon chemin. Je roule pleins
feux, les insectes, attirés par la lumière, se précipitent sur
moi, comme des étincelles, des boules de feu. Un immense papillon de
nuit, messager du corps de mon aimée,comme un sabre étincelant, me
frappe en plein cœur, s'enfonce en moi. Mon cœur-papillon de jour
palpite avec lui, volette, danse face contre face dans la plus grande
volupté, aspire le nectar butiné dans les corolles des fleurs,
déposé sur ses ailes. Le papillon continue sa course, me traverse,
ressort, hébété, étourdi, zigzague quelques minutes dans l'air
embaumé et retombe dans le lagon. Son corps linceul flotte un
instant, pâle, évanescent puis s'enfonce doucement dans l'eau
limpide, croise les poissons lumineux, ainsi que les algues
phosphorescentes qui remontent vers la surface.
*
* *
*
Je
tourne à gauche, je mets pied à terre, elle est devant moi. La
pleine lune éclaire comme un cierge l'horizon. Je lui tends ma main,
côté droit, elle me tend sa main, côté cœur. Nous marchons
ensemble, direction sud, main dans la main, sur un chemin de traverse
qui serpente le long du lagon. Main dans la main, bras tendus, vus
de la terre par les insectes qui peuplent le sol, nous formons un
« M » démesuré, étourdissant. Main dans la main, bras
tendus, vus du ciel par les oiseaux qui parsèment l'espace, nous
formons un « W » ténu, délicat. Je cours, mon
cœur-jaguar bondit, entraîne son cœur-gazelle. Nous accélérons,
les
battements de nos cœurs s'emballent ; nous ralentissons, les
battements de nos cœurs s'atténuent. Nous franchissons d'un bond
vallées et collines. La sueur coule le long de nos corps. Nous
passons à travers des forêts immenses, la sève se déploie, monte
dans la fièvre le long des fines tiges des cocotiers. Ses
cheveux-palmes frémissent, ondulent au vent, leur vaste corolle
s'épanouissent dans la nuit comme des étoiles. Ses cheveux se
déplient sur tous les cocotiers et chantent la grâce de l'instant
présent.
Le
bruissement des arbres, le froissement de nos pieds des feuilles
éparpillées dans les lits de verdure, le chant des oiseaux
ponctuent le silence. Elle étend son bras vers un cocotier, cueille
une noix de coco, le brise en deux et m'en offre la moitié. Je bois
l'eau douce et rafraîchissante, je mords dans la chair laiteuse. Je
me penche vers le fruit de l'arbre à pain qui jonche le sol, je le
fends en deux, je lui en donne la moitié, elle goûte sa pulpe
jaune, sa texture farineuse. Nous fermons les yeux, nous respirons
l'odeur capiteuse qu'exhale la terre après la pluie. Quelques
sachets de myrrhe odorant imprègnent l'herbe, frappent à leur tour
nos narines. Elle tresse un collier de fleurs, elle le dépose comme
une auréole autour de mon cou, autour de mon cœur. Mes bras
délicats comme des fleurs l'entourent, nos cœurs-fleurs
s'enchevêtrent.
Sous
nos pieds plus légers que l'air, la fine membrane de terre
volcanique résonne, nous pressentons les éclats de lave qui
sommeillent sous Wallis. Les forces telluriques grondent à nos
oreilles, proches de l'éveil. Nos pieds deviennent plus lourds que
la terre, retiennent l'éveil du volcan. Elle touche de la main un
arbre dressé contre le Pacifique, palpe l'écorce. Sous l'effet de
son cœur-volcan, l'arbre s'enflamme, il s'embrase en une véritable
torche qui menace de s'étendre sur Wallis. Mon cœur-torrent se
déverse sur l'arbre, éteint l'incendie naissant. Les cendres dans
les racines rougeoient encore, se rallument sous l'effet du vent,
l'incendie s'élève à nouveau. Nous l'éteignons ensemble, nous
jetons du sable pour contenir les cendres. Leur couleur
chatoyante se magnifie et miroite à tout jamais dans nos esprits. La
cendre du souvenir, légère, s'échappe de mon âme et de celle de
mon aimée, s'envole, danse dans les cieux puis se propage vers les
hommes, les femmes et les enfants …
*
* *
*
Nous
sommes assis face au lagon, direction est. Je me tourne vers mon
aimée, elle se tourne vers moi. Avec mes mains, je déchire ma
poitrine en deux parts égales, j'écarte mes côtes cramponnées au
sternum. Avec ma main droite, je prélève en douceur mon cœur,
timide et effronté, placide et passionné, je le tends comme une
offrande pour ses yeux. Mon cœur-soleil palpite faiblement, rayonne
avec difficulté, les frissons électromagnétiques le parcourent, il
essaie de s'envoler maladroitement … Le voilà qui tombe, elle le
recueille dans ses deux mains avant qu'il ne touche le sol. Il
reprend son souffle, s'enhardit, quitte ses mains, s'élève et plane
quelques instants sur place. Le voilà qui pivote sur lui-même, de
plus en plus vite, il commence à effectuer une ronde autour de nous,
il nous encercle, et recommence. A chaque tour, son élan l’entraîne
avec plus de vigueur. Tout en continuant à tournoyer sur lui-même,
il palpite de plus en plus fort, à l'instar de ses sœurs de la Voie
Lactée, qui l'observent avec tendresse. Ses couleurs s'intensifient
: rouge pâle … rouge profond … rouge éclatant … A la fin du
septième tour, mon cœur-soleil commence à se dilater, les vents
stellaires virevoltent, je le stoppe de mes deux mains, je calme son
élan enfiévré, ses ardeurs, je le dépose à nouveau entre les
mains de mon aimée, qui le reçoit avec affection.
Elle
me regarde, ses yeux vert-marron m'interrogent : Mon cœur
pourrait-il rejoindre le tien ? Je fends sa poitrine, je porte ma
main gauche vers son cœur, mais il se rétracte, il s'éloigne,
apeuré. Je lui parle, je l'apprivoise par la parole, il s'approche
timidement de ma main. Mes cinq doigts l'encerclent, je l'extrais
avec une infinie lenteur. Son cœur-lune sort de la pénombre, le
voilà qui rayonne sous l'éclat de mon propre cœur, je le dépose
également entre ses mains. Mon cœur-soleil dans sa main gauche, son
cœur-lune dans sa main droite se font face à face, se
reconnaissent, s'entremêlent. Tout à coup, tel un jongleur, dans la
joie la plus pure, elle lance tour à tour les cœurs vers le ciel.
Chacun d'entre eux s'élève, à chaque fois un peu plus haut. Le
jour et la nuit se succèdent à un rythme effréné, les coqs
troublés s'époumonent, ne cessent de chanter, leur chant rebondit
comme une cascade sur l’île. Le cœur-lune de « W »
s'élève si haut qu'il éclipse l'astre de la nuit, il prend place
au milieu de la constellation de la Croix du Sud.
Gardien des marées, il provoque
dans
nos deux corps océans
une
houle immense
qui
parcourent tous
nos organes, dans
une fièvre intense. Nos esprits s'accordent au rythme du monde et
palpitent
palpitent
palpitent
à l'unisson.
Les
deux cœurs redescendent langoureusement entre ses mains. Elle prend
un cœur (est-ce le mien? est-ce le sien?) de sa main droite, le
dépose dans sa poitrine découverte, face au ciel. Celui qui
sommeille désormais dans sa main gauche (est-ce le sien? est-ce le
mien?), elle le pousse fermement vers mon thorax béant, reposant sur
la terre. C'est le matin, nous regardons le lagon une dernière fois, une lumière douce et sereine éveille les âmes. Les couleurs pâles, légères du soleil nous étreignent. Le matin calme et apaisant embaume l'âme ; une espérance neuve brille, scintille sur le monde, sur les hommes, les femmes, les enfants. Nos têtes sont recouvertes de rosée, nos cheveux sont trempées par les embruns du Pacifique. Nous repartons main dans la main. Le temps présent se dénoue dans l'éternité. Mon aimée me contemple, son regard amoureux rayonne d'une pureté infinie.
Illuminés par son éclat, mes yeux transmettent la lumière à mon
sang, qui parcourt la voûte étoilée de mon corps pour rejoindre
mon cœur trônant au centre des ventricules, des veines et des
valves.
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