samedi 15 mars 2014

Temps perdu, Temps retrouvé


« L'amour, c'est l'espace et le temps rendus sensibles au cœur »
Marcel Proust, La Prisonnière


Je me rends au stade en voiture alors qu'une chape de nuages démesurée recouvre l'horizon comme un immense linceul sali, grisâtre. Je sors de la voiture, mon lourd trousseau de clés à la main. Je me dirige vers le stade puis j'entame mes tours de piste.

Chaque reprise d’entraînement m'arrache de plus en plus d'efforts avec le temps qui passe. Désormais, j'entame une course avec mon corps qui s'abîme, qui se régénère avec plus de lenteur, mes organes savent qu'il est impossible de croître, de s'amplifier mais ne font que résister, vaillamment, au mouvement irrépressible du déclin, de l'engloutissement inévitable vers la disparition. Mes pieds sont plus lourds à soulever, finies les années de plume, me voilà englué dans les années de plomb. Comme un boxeur cogné de coups, mitraillé par l'adversaire mais déterminé, obstiné, je me dois d'avancer … Je cours, je cours, ma force vitale se déverse vers le grand ciel qui s'obscurcit désormais de plus en plus vite avec l'approche de l'hiver austral. Explosion des nuages dans les nuées, la pluie qui s'éjecte des nuages crevés s'écoule sur moi, suinte à grosses gouttes de mes vêtements, de mon corps. Au début, la sensation est rafraîchissante mais la chaleur aidant, l'humidité commence à devenir étouffante, j'ai le sentiment de courir dans une étuve, un hammam. Je suis fatigué, je ralentis, je m'arrête … Je me retourne, je regarde derrière moi, j'ai vieilli si vite, tant de temps perdu, gâché, qu'ai-je accompli dans ma vie ? Si seulement je pouvais entamer une cure de jouvence, me baigner à nouveau dans l'euphorie de quelques jours anciens, dans la joie pure, vibrante, où jamais ne pesait sur moi le sentiment d'inaccomplissement, de néant.
Soudain sensation étrange, glissement irréel, j'entame à nouveau ma course mais dans le sens inverse … Je cours dans mon propre corps en faisant la trajectoire à l'envers, j'entame une vaste, immense course vers mon passé, je vois dans une explosion d'éclairs les immenses gouttes de mes pensées se former en miroir de mes organes et miroir du miroir, je me mire dans mes pensées qui régressent, régressent, jusqu’où ? Et alors que mes pas devenaient plus lourds, je sens une immense, enivrante légèreté s'emparer de moi, je cours de plus en plus vite, mon cœur Boum Boum battant la chamade. Défilement des épisodes de ma vie dans ses moindres détails dans ce fabuleux parcours à rebours … Je me vois entamer les tours de piste puis me diriger vers mon véhicule Boum Boum. Je rentre dans ma voiture, mon lourd trousseau de clés à la main Boum Boum. Je retourne chez moi en voiture alors qu'une immense chape de nuages démesurée recouvre l'horizon comme un immense linceul sali, grisâtre Boum Boum.
Je cours dans mon propre corps, dans mon esprit, dans ma propre vie, je l'observe en train de se former. Chaque mouvement effectué, chaque idée associé, je le revis avec une intensité incroyable. Je contemple mes pensées, j'ai une envie terrible parfois de crier à ces folles créatures « Non, pas ainsi, ne prends pas ce chemin, fais autrement », mes pensées folâtres, immuables, invincibles, ivres de la puissance, de l'injonction qui déferle comme une avalanche des pensées qui les précèdent n'entendent pas mes avertissements. Je n'ai aucune prise sur la réalité qui poursuit son implacable déroulement. Et pauvre couillon, je continue à me tromper à chaque fois ;-) Aïe, Ouille, ça fait mal et puis l'on s'en remet … Je me revois sortant de l'avion à Wallis à mon arrivée, prêt à mordre le monde comme un immense fruit qui s'offre à mon appétit.
Je cours dans mon corps, dans ma vie à l'envers et la course s'accélère ... Je suis malheureux, je suis quitté, je suis en couple, je tombe amoureux, je suis dans l'attente de l'amour. Je plonge avec ravissement dans le bain du présent, dans le fleuve immense des souvenirs. Quelle chance j'ai eu, quelle chance j'ai de sentir à nouveau le rythme désordonné de mon cœur dans le battement fabuleux de l'attente, des erreurs, des désillusions, des espérances.
Je cours dans mon corps, dans ma vie à l'envers et la course s'accélère … Je suis en train de contempler le corps de mon père, un jour moi aussi je mourrais, je deviendrais matière inerte, sans vie, sans joie, sans tristesse. Je m'arrête une fraction de seconde dans ma course pour mirer les pensées de l’adolescent que j'étais. Je vois que je suis incapable de comprendre qu'il s'agit d'un point nodal de mon existence, que le souffle de mon père éteint allait continuer de palpiter en moi, que les battements de ses poumons, de son cœur allaient résonner comme un muezzin pulsant son éternel appel cristallin dans ma conscience . Un immense désir de vie me parcourt, secoue, électrise mon esprit, un merci ineffable explose envers mon père, mon géniteur, mon guide. Je sors de la salle pour plonger dans la poursuite folle de mon adolescence et de mes jeunes années.
Je cours dans mon corps, dans ma vie à l'envers, et la course s'accélère ... Voici l'enfance merveilleuse qui se déploie sous mes yeux comme une sève éternelle pour le futur, je deviens rameau, je me rapetisse sous l'ombre enchantée de mon père, ma mère, et à chaque fois je guette l'arrivée de mes frères, ma sœur qui bouleverse à jamais le cercle familial. Le cercle de la famille s'amenuise, je suis seul avec ma grande sœur, mes parents, je découvre la vie dans un « gecekondu » d'Ankara. Et dans « cette maison posée en une nuit », dans cette arche de Noé, le turc résonne autour de moi comme le chant pur des commencements, son flûté, air mélodieux. Je ne suis qu'un bébé de quelques jours, c'est le printemps en Turquie …Je me souviens, ma mère ne cessait de me dire « Tu es né le matin, en même temps que le soleil », je suis dans la pièce d'accouchement un matin pour contempler ma mère adorée que vais-je voir le sang les organes la chair à vif ... je ne vois qu'une immense nappe de soleil qui inonde de lumière la pièce, je me dirige vers la source, je percute le soleil Bang ...
Je continue ma course ivre, haletante, exaltante dans l'espace et le temps. Je cours dans le corps du Temps, dans la vie de l'univers à l'envers, et la course s'accélère ... J' atteins les dimensions du monde, désormais c'est une vision totale du monde que je contemple, je vois chaque moment de l'histoire se dérouler sur mon trajet implacable. Tous les instants de l'humanité, les plus communs, les plus capitaux défilent à l'envers tandis que je cours, je cours ; je sais désormais que chacun de ces événements sont entremêlées dans une union inextricable … Je vois dans une succession étourdissante l'Histoire et sa grande roue écraser les individus sur son passage. La guerre du Vietnam bat son plein, mai 1968, la guerre d'Algérie mais je vois poindre aussi les joies infinies que les individus cueillent au passage comme de fleurs fragiles, éphémères et éternelles, je suis dans l'esprit des grands Hommes comme dans celui des anonymes, des puissants et des écrasés par les engrenages mortels de la politique du monde. Là encore, je me presse vers ces acteurs, je les implore, je les étourdis de mes conseils mais rien n'y fait, le monde continue son parcours vers le futur sans coup férir.
Arrêt brusque du mouvement, le temps se décline, se décompose à l'envers mais au ralenti, où suis-je, où suis-je ? Fin 1944, je suis à Berlin dans une grande salle vide de spectateurs, où les musiciens jouent, composent dans une communion religieuse un chant symphonique, alors que tonnent sur la ville les vibrations viles, monstrueuses de la guerre, que déferle du ciel une vaste mitraille de bombes comme une grande douleur. Je suis au centre de l'abject, à quelques encablures du centre ardent du nazisme enfoui dans un blockhaus. Je reconnais le morceau joué, c'est la symphonie n°3 de Beethoven, l'Eroica, les vibrations du passage de la Marche funèbre me traversent, me transpercent comme des sabres mélodieux. Il me semble palper le son qui va s'étendre dans l'air comme une offrande vibratoire en scrutant les gestes, l'esprit du chef d'orchestre qui gesticule comme un pantin hanté par la musique, animé d'une volonté supérieure à la sienne, celle du monde, celle du destin magnifique et implacable. L'orchestre et le chef ne forment qu'un seul corps, le cœur battant au milieu avec des gestes irrationnels impulse le flux primordial de la vie avec ses accélérations, ses lenteurs. Mes cinq sens s'allient, s'aiguisent, je ressens le son progresser à rebours, redescendre vers sa source  au même tempo que le temps qui n'est que la délicate vibration, distorsion de la matière. Au centre de la tristesse du monde et de la beauté des accords trône ma conscience souveraine. La musique se met au diapason du déchirement sanglant, sanglotant du monde, je capte la conscience commune des musiciens ivres de s'accorder dans le vaste mouvement de l'univers au moment où les contrastes s'exacerbent ; après des pianissimos subtils, je suis sur la crête  d'une  grande accélération déchirante du tempo, puis elle redescend vers sa source, je la contemple en train de se composer. Dans ce moment où chaque instrument de musique participe à l'orage déferlant dont la grâce et la force l'emportent sur la tourmente extérieure de la guerre, il me semble entendre chaque instrument dans un harmonieux et subtil décalage, comme des cœurs vifs battant la chamade mais dont on ne perçoit qu'un seul et tumultueux écho. Pourquoi suis-je ici, me dis-je ?
Furtwängler en concert
Je repars sur ma trajectoire folle, la guerre se déploie devant moi je descends vers son origine, je suis à nouveau au centre d'une autre guerre, la première, matrice du monde moderne. Enfin, mon esprit se dénoue, le cheminement naturel du temps reprend ses droits, sa logique naturelle, celle où l'antérieur précède le postérieur. Où suis-je, où suis-je ? Fin 1917, je suis devant un immeuble ancien à l'allure austère à Paris, le 102 boulevard Haussmann, alors qu'une chape de nuages démesurée recouvre l'horizon comme un immense linceul sali, grisâtre. C'est la fin de ma course, pourquoi, pourquoi ? Mon esprit s'élève jusqu'au deuxième étage, je perçois une présence dans une chambre attenante. Je tente de pénétrer dans celle-ci mais pour la première et dernière fois, mon esprit rencontre une résistance supérieure à la sienne. Je butte à chaque fois contre ce qui se révèle être d'épaisses plaques de liège brut. Mon esprit s'entête ...Dans un ultime souffle impérieux, sous les coups de mon esprit-bélier infatigable, la paroi s’écarte et je pénètre dans la chambre. Qu'allais-je y trouver ? Un cœur ardent tournoyant comme un derviche tourneur dans la vibration de l'amour ? Vision céleste, je vois le dos d'une femme assise en train d'écrire sous la dictée d'un homme qui repose sur un lit en cuivre, à barreaux. Je suis silencieux, je comprends que je dois simplement écouter. D'une voix douce, fluette s'écoule ces quelques mots, comme une eau au cours limpide :« Du moins, si elle m’était laissée assez longtemps pour accomplir mon œuvre, ne manquerais-je pas d’abord d’y décrire les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant une place si considérable, à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place au contraire prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément comme des géants plongés dans les années, à des époques si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps. »
Je me déplace légèrement pour apercevoir l'homme qui dicte, son visage fin semblait éclairé, apaisé, comme lorsqu'on aperçoit la lumière au bout d'un long tunnel. Je l'ai immédiatement reconnu.
M.P.
Il lui dit que c'est fini pour aujourd'hui, qu'il ne se sentait pas la force d'aller au delà ce soir. Ces deux êtres semblent noués l'un à l'autre dans un don réciproque, serviteur et maître. La servante s'affaire autour de lui, enlève un plateau d'argent à son chevet sur une table de nuit ancienne en palissandre et à battants encombrée de manuscrits, de porte-plumes, y dispose de la fleur de tilleul, une petite tasse, un sucrier. Elle lui souhaite une bonne nuit, elle s'en va discrètement.
Je sens le cœur de l'homme battre régulièrement, les espaces de temps s'élargissent entre chaque battement, j'entends le mien qui s'accorde au sien dans un doux frou-frou. Je me dissous dans l'air, je deviens la Nuit qui l'enveloppe, qui le protège comme un vaste manteau. Il prononce quelques paroles avant de s'endormir mais seule la Nuit les entendit.