« L'amour,
c'est l'espace et le temps rendus sensibles au cœur »
Marcel
Proust, La Prisonnière
Je
me rends au stade en voiture alors qu'une chape de nuages démesurée
recouvre l'horizon comme un immense linceul sali, grisâtre. Je sors
de la voiture, mon lourd trousseau de clés à la main. Je me dirige
vers le stade puis j'entame mes tours de piste.
Chaque
reprise d’entraînement m'arrache de plus en plus d'efforts avec le
temps qui passe. Désormais, j'entame une course avec mon corps qui
s'abîme, qui se régénère avec plus de lenteur, mes organes savent
qu'il est impossible de croître, de s'amplifier mais ne font que
résister, vaillamment, au mouvement irrépressible du déclin, de
l'engloutissement inévitable vers la disparition. Mes pieds sont
plus lourds à soulever, finies les années de plume, me voilà
englué dans les années de plomb. Comme un boxeur cogné de coups,
mitraillé par l'adversaire mais déterminé, obstiné, je me dois
d'avancer … Je cours, je cours, ma force vitale se déverse vers le
grand ciel qui s'obscurcit désormais de plus en plus vite avec
l'approche de l'hiver austral. Explosion des nuages dans les nuées,
la pluie qui s'éjecte des nuages crevés s'écoule sur moi, suinte
à grosses gouttes de mes vêtements, de mon corps. Au début,
la sensation est rafraîchissante mais la chaleur aidant, l'humidité
commence à devenir étouffante, j'ai le sentiment de courir dans une
étuve, un hammam. Je suis fatigué, je ralentis, je m'arrête … Je
me retourne, je regarde derrière moi, j'ai vieilli si vite, tant de
temps perdu, gâché, qu'ai-je accompli dans ma vie ? Si
seulement je pouvais entamer une cure de jouvence, me baigner à
nouveau dans l'euphorie de quelques jours anciens, dans la joie pure,
vibrante, où jamais ne pesait sur moi le sentiment
d'inaccomplissement, de néant.
Soudain
sensation étrange, glissement irréel, j'entame à nouveau ma course
mais dans le sens inverse … Je cours dans mon propre corps en
faisant la trajectoire à l'envers, j'entame une vaste, immense
course vers mon passé, je vois dans une explosion d'éclairs les
immenses gouttes de mes pensées se former en miroir de mes organes
et miroir du miroir, je me mire dans mes pensées qui régressent,
régressent, jusqu’où ? Et alors que mes pas devenaient plus
lourds, je sens une immense, enivrante légèreté s'emparer de moi,
je cours de plus en plus vite, mon cœur Boum Boum battant la
chamade. Défilement des épisodes de ma vie dans ses moindres
détails dans ce fabuleux parcours à rebours … Je me vois entamer
les tours de piste puis me diriger vers mon véhicule Boum Boum. Je
rentre dans ma voiture, mon lourd trousseau de clés à la main Boum
Boum. Je retourne chez moi en voiture alors qu'une immense chape de
nuages démesurée recouvre l'horizon comme un immense linceul sali,
grisâtre Boum Boum.
Je
cours dans mon propre corps, dans mon esprit, dans ma propre vie, je
l'observe en train de se former. Chaque mouvement effectué, chaque
idée associé, je le revis avec une intensité incroyable. Je
contemple mes pensées, j'ai une envie terrible parfois de crier à
ces folles créatures « Non, pas ainsi, ne prends pas ce
chemin, fais autrement », mes pensées folâtres, immuables,
invincibles, ivres de la puissance, de l'injonction qui déferle
comme une avalanche des pensées qui les précèdent n'entendent pas
mes avertissements. Je n'ai aucune prise sur la réalité qui
poursuit son implacable déroulement. Et pauvre couillon, je continue
à me tromper à chaque fois ;-) Aïe, Ouille, ça fait mal et
puis l'on s'en remet … Je me revois sortant de l'avion à Wallis à
mon arrivée, prêt à mordre le monde comme un immense fruit qui
s'offre à mon appétit.
Je
cours dans mon corps, dans ma vie à l'envers et la course s'accélère
... Je suis malheureux, je suis quitté, je suis en couple, je tombe
amoureux, je suis dans l'attente de l'amour. Je plonge avec
ravissement dans le bain du présent, dans le fleuve immense des
souvenirs. Quelle chance j'ai eu, quelle chance j'ai de sentir à
nouveau le rythme désordonné de mon cœur dans le battement
fabuleux de l'attente, des erreurs, des désillusions, des
espérances.
Je
cours dans mon corps, dans ma vie à l'envers et la course s'accélère
… Je suis en train de contempler le corps de mon père, un jour moi
aussi je mourrais, je deviendrais matière inerte, sans vie, sans
joie, sans tristesse. Je m'arrête une fraction de seconde dans ma
course pour mirer les pensées de l’adolescent que j'étais. Je
vois que je suis incapable de comprendre qu'il s'agit d'un point
nodal de mon existence, que le souffle de mon père éteint allait
continuer de palpiter en moi, que les battements de ses poumons, de
son cœur allaient résonner comme un muezzin pulsant son éternel
appel cristallin dans ma conscience . Un immense désir de vie
me parcourt, secoue, électrise mon esprit, un merci ineffable explose envers mon
père, mon géniteur, mon guide. Je sors de la salle pour plonger
dans la poursuite folle de mon adolescence et de mes jeunes années.
Je
cours dans mon corps, dans ma vie à l'envers, et la course
s'accélère ... Voici l'enfance merveilleuse qui se déploie sous
mes yeux comme une sève éternelle pour le futur, je deviens rameau,
je me rapetisse sous l'ombre enchantée de mon père, ma mère, et à
chaque fois je guette l'arrivée de mes frères, ma sœur qui
bouleverse à jamais le cercle familial. Le cercle de la famille
s'amenuise, je suis seul avec ma grande sœur, mes parents, je
découvre la vie dans un « gecekondu » d'Ankara. Et dans
« cette maison posée en une nuit », dans cette arche de
Noé, le turc résonne autour de moi comme le chant pur des
commencements, son flûté, air mélodieux. Je ne suis qu'un bébé
de quelques jours, c'est le printemps en Turquie …Je me souviens,
ma mère ne cessait de me dire « Tu es né le matin, en même
temps que le soleil », je suis dans la pièce d'accouchement un
matin pour contempler ma mère adorée que vais-je voir le sang les
organes la chair à vif ... je ne vois qu'une immense nappe de soleil
qui inonde de lumière la pièce, je me dirige vers la source, je
percute le soleil Bang ...
Je
continue ma course ivre, haletante, exaltante dans l'espace et le
temps. Je cours dans le corps du Temps, dans la vie de l'univers à
l'envers, et la course s'accélère ... J' atteins les dimensions du
monde, désormais c'est une vision totale du monde que je contemple,
je vois chaque moment de l'histoire se dérouler sur mon trajet
implacable. Tous les instants de l'humanité, les plus communs, les
plus capitaux défilent à l'envers tandis que je cours, je cours ;
je sais désormais que chacun de ces événements sont entremêlées
dans une union inextricable … Je vois dans une succession
étourdissante l'Histoire et sa grande roue écraser les individus
sur son passage. La guerre du Vietnam bat son plein, mai 1968, la
guerre d'Algérie mais je vois poindre aussi les joies infinies que
les individus cueillent au passage comme de fleurs fragiles,
éphémères et éternelles, je suis dans l'esprit des grands Hommes
comme dans celui des anonymes, des puissants et des écrasés par les
engrenages mortels de la politique du monde. Là encore, je me presse
vers ces acteurs, je les implore, je les étourdis de mes conseils
mais rien n'y fait, le monde continue son parcours vers le futur sans
coup férir.
Arrêt
brusque du mouvement, le temps se décline, se décompose à l'envers
mais au ralenti, où suis-je, où suis-je ? Fin 1944, je suis à
Berlin dans une grande salle vide de spectateurs, où les musiciens
jouent, composent dans une communion religieuse un chant symphonique,
alors que tonnent sur la ville les vibrations viles, monstrueuses de
la guerre, que déferle du ciel une vaste mitraille de bombes comme
une grande douleur. Je suis au centre de l'abject, à quelques
encablures du centre ardent du nazisme enfoui dans un blockhaus. Je
reconnais le morceau joué, c'est la symphonie n°3 de Beethoven,
l'Eroica, les vibrations du passage de la Marche funèbre me
traversent, me transpercent comme des sabres mélodieux. Il me semble
palper le son qui va s'étendre dans l'air comme une offrande
vibratoire en scrutant les gestes, l'esprit du chef d'orchestre qui
gesticule comme un pantin hanté par la musique, animé d'une volonté
supérieure à la sienne, celle du monde, celle du destin magnifique
et implacable. L'orchestre et le chef ne forment qu'un seul corps, le cœur battant au milieu avec des gestes irrationnels impulse le flux primordial de la vie avec ses accélérations, ses lenteurs. Mes cinq sens s'allient, s'aiguisent, je ressens le son progresser à
rebours, redescendre vers sa source au même tempo que le temps qui
n'est que la délicate vibration, distorsion de la matière. Au
centre de la tristesse du monde et de la beauté des accords trône
ma conscience souveraine. La musique se met au diapason du
déchirement sanglant, sanglotant du monde, je capte la conscience
commune des musiciens ivres de s'accorder dans le vaste mouvement de
l'univers au moment où les contrastes s'exacerbent ; après des
pianissimos subtils, je suis sur la crête d'une grande accélération déchirante du tempo, puis elle redescend vers sa source, je la contemple en train de se composer. Dans ce moment où chaque instrument de
musique participe à l'orage déferlant dont la grâce et la force
l'emportent sur la tourmente extérieure de la guerre, il me semble
entendre chaque instrument dans un harmonieux et subtil décalage,
comme des cœurs vifs battant la chamade mais dont on ne perçoit
qu'un seul et tumultueux écho. Pourquoi suis-je ici, me dis-je ?
Furtwängler en concert
Je
repars sur ma trajectoire folle, la guerre se déploie devant moi je
descends vers son origine, je suis à nouveau au centre d'une autre
guerre, la première, matrice du monde moderne. Enfin, mon esprit se
dénoue, le cheminement naturel du temps reprend ses droits, sa
logique naturelle, celle où l'antérieur précède le postérieur.
Où suis-je, où suis-je ? Fin 1917, je suis devant un immeuble
ancien à l'allure austère à Paris, le 102 boulevard Haussmann,
alors qu'une chape de nuages démesurée recouvre l'horizon comme un
immense linceul sali, grisâtre. C'est la fin de ma course, pourquoi,
pourquoi ? Mon esprit s'élève jusqu'au deuxième étage, je
perçois une présence dans une chambre attenante. Je tente de
pénétrer dans celle-ci mais pour la première et dernière fois,
mon esprit rencontre une résistance supérieure à la sienne. Je
butte à chaque fois contre ce qui se révèle être d'épaisses
plaques de liège brut. Mon esprit s'entête ...Dans un ultime
souffle impérieux, sous les coups de mon esprit-bélier infatigable,
la paroi s’écarte et je pénètre dans la chambre. Qu'allais-je y
trouver ? Un cœur ardent tournoyant comme un derviche tourneur dans
la vibration de l'amour ? Vision céleste, je vois le dos d'une femme
assise en train d'écrire sous la dictée d'un homme qui repose sur
un lit en cuivre, à barreaux. Je suis silencieux, je comprends que
je dois simplement écouter. D'une voix douce, fluette s'écoule ces
quelques mots, comme une eau au cours limpide :« Du
moins, si elle m’était laissée assez longtemps pour accomplir mon
œuvre, ne manquerais-je pas d’abord d’y décrire les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme
occupant une place si considérable, à côté de celle si restreinte
qui leur est réservée dans l’espace, une place au contraire
prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément comme
des géants plongés dans les années, à des époques si distantes,
entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le
Temps. »
Je
me déplace légèrement pour apercevoir l'homme qui dicte, son
visage fin semblait éclairé, apaisé, comme lorsqu'on aperçoit la
lumière au bout d'un long tunnel. Je l'ai immédiatement reconnu.
M.P.
Il
lui dit que c'est fini pour aujourd'hui, qu'il ne se sentait pas la
force d'aller au delà ce soir. Ces deux êtres semblent noués l'un
à l'autre dans un don réciproque, serviteur et maître. La servante
s'affaire autour de lui, enlève un plateau d'argent à son chevet
sur une table de nuit ancienne en palissandre et à battants
encombrée de manuscrits, de porte-plumes, y dispose de la fleur de tilleul, une
petite tasse, un sucrier. Elle lui souhaite une bonne nuit, elle s'en
va discrètement.
Je
sens le cœur de l'homme battre régulièrement, les espaces de temps s'élargissent entre chaque battement, j'entends le mien
qui s'accorde au sien dans un doux frou-frou. Je me dissous dans
l'air, je deviens la Nuit qui l'enveloppe, qui le protège comme un
vaste manteau. Il prononce quelques paroles avant de s'endormir mais seule la
Nuit les entendit.