"Je réponds ordinairement à ceux qui me demandent pourquoi je fais des voyages
que je sais bien ce que je fuis, mais non ce que je cherche"
Montaigne, Essais, III, IX
A Nouméa, il y a quelques mois, j'avais acheté l'ouvrage "Le dictionnaire amoureux du ciel et des étoiles" à la librairie Montaigne. Intrigué par l'origine du nom de la librairie, j'avais questionné à ce sujet la libraire. Elle m'avait assuré que celle-ci avait été nommée ainsi en raison d'une histoire orale absolument sûre et fiable racontée par les vieux Kanaks, qui célébrait le voyage fabuleux de l'écrivain à travers les océans jusqu'en Nouvelle Calédonie. Je l'ai longuement méditée entretemps, me voici prêt à vous la transmettre.
Librairie bien nommée
En 1568, trois ans avant d'entamer l'écriture de son oeuvre, il passait sous le portique d'entrée de sa vaste demeure, juché par le cul sur son cheval, déterminé à entreprendre le plus grand voyage de sa vie. Il se dirigea lentement et calmement vers l'Océan Atlantique, dont il sentait les embruns au fur et à mesure de son approche qui embaumaient l'air matinal. Les Amériques étaient désormais découvertes, l'ère des grandes explorations battait son plein, il avait lu quantités de livres qui célébraient ces mondes nouveaux, il voulait absolument prendre part à ce festin de la vision de terres nouvelles, de paysages insoupçonnés, de peuples primitifs aux us et coutumes si variés. Il s'avança jusqu'au bord de l'Océan, son cheval marchait d'un pas fluide et dynamique mais il marqua une pause devant l'immensité liquide qui s'étalait devant ses yeux. Michel de Montaigne avait mûrement réfléchi son acte, il avait la prescience de ce voyage, il savait pertinemment que rien ne pouvait le détourner de son but, qu'une volonté farouche pouvait mener l'homme où bon lui semble. Le cheval renâcla, il ne souhaitait pas s'engager sur l'eau, tous ses instincts animaux le prévenant de la folie du projet de son maître. Mais Montaigne tenait fermement les rênes, il pressa vigoureusement les flancs de son cheval et ses étriers. Celui-ci posa son premier sabot et, être-ange miracle, le fer à cheval ne s'enfonça pas dans l'eau mais resta à la surface. Les trois autres sabots se déposèrent sur la surface, et le cheval apprit lentement en quelques pas énergiquement dirigés par Montaigne à progresser sur l'étendue océanique. Son maître le dirigea vers l'ouest et entama son voyage.
Il avança alors jour et nuit, sur la route immense et infinie qui s'ouvrait devant lui. Les entrailles de l'Océan doucement se creusaient alors que son cheval, balançoire perpétuelle, continuait sa course éperdue sur les ondes, toujours en direction de l'ouest. Il ne traçait à l'avance aucune route déterminée, ni droite, ni courbe. S'il faisait laid à droite, il prenait à gauche, puis reprenait à droite pour suivre son cap secret. Parfois, il souhaitait adopter l'allure du galop, il pressait les flancs de son cheval, qui accélérait de plus en plus vite, son bassin épousait les ondulations provoquées par la course effrénée de son destrier. Les sabots reprenaient vigueur quand ils touchaient la surface aqueuse, les éclaboussures jaillissaient en écume poudroyante autour de leurs deux corps emmêlées, les battements de leurs coeurs se précipitaient, s'entrecroisaient dans une communication étroite, vivifiante. Montaigne avait alors le sentiment d'une fusion complète de son cheval et de lui-même dans la Nature. Parfois, il ralentissait, se mettait à l'allure du trot, idéale pour observer les paysages. Il s'enivrait alors de la beauté captivante du soleil, des nuages qui sans cesse se renouvelaient dans le ciel, disparaissaient, se recomposaient et se reflétaient dans l'immense miroir de l'Océan. Il lui semblait que ce théâtre magique, ensorceleur n'avait été déployé qu'à la seule raison qu'il puisse s'y unir, qu'il puisse participer à la mélodie délicate et quotidienne de l'univers. Mais à ces deux allures, il préférait encore celle de la marche. Son cheval adoptait naturellement celle-ci, et Montaigne pouvait alors méditer, réfléchir, rêver. Il avait empli deux sacoches qui pendaient de chaque côté de la selle de livres anciens d'auteurs, de maîtres qu'il admirait tant : Sénèque, Socrate, Plutarque, Xénophon, Epicure, ... Son cheval projetait délicatement ses jambes vers l'avant, il se laissait doucement bercer, balancer par ces pas nonchalants, il lisait sans cesse, sans retenue, revenait en arrière, soulignait un passage important, fermait les yeux, méditait quelques instants, puis reprenait ses lectures. Parfois, l'envie de dégourdir ses jambes le tenaillait, il descendait en tenant les rênes. Ses pieds suspendus à la surface de l'eau, il commençait à marcher, le regard posé au lointain vers la ligne d'horizon. Il inspirait sur trois pas, maintenait ses poumons emplis d'air sur le quatrième, expirait sur les trois suivants, retenait sa respiration sur le dernier pas, puis recommençait un nouveau cycle. La suroxygénation provoquée par ce rythme de marche le revivifiait, revitalisait l'ensemble de ses membres, l'accordait intimement au ciel et à la mer qui l'entouraient. Il cherchait dans le ciel des significations nouvelles, les pensées s'élaboraient secrètement dans son corps en harmonie complète avec le paysage, elles s'expulsaient délicatement de lui comme une douce respiration au rythme de la marche ; il lui semblait aussi percevoir de vagues lettres dans les nuages, il tissait avec eux les mots et les phrases qui s'échappaient de lui. Puis il remontait sur ses étriers pour noter ses impressions et poursuivre le chemin. D'immenses navires chargés de marchandises, d'épices, d'esclaves croisaient au loin son chemin mais il les évitait, préférant son cheminement spirituel à leur course échevelée matérialiste. Il se nourrissait de plancton marin et de poissons qu'il lui suffisait de ramasser de temps en temps en tendant la main. Son cheval se régala d'algues magiques qui remontaient aux heures des repas des profondeurs de l'Océan. Tous les deux pointaient leurs bouches vers le ciel au moment où les pluies providentielles délivraient leur manne, leur don éternel vers le monde.
Il était hanté par quelques images. Il se souvenait de son père, qui joua un si grand rôle dans sa soif de connaissances, dans l'éducation quotidienne qu'il reçut, dans l'édification de son caractère. Il se souvenait de son immense ami La Boétie, mort quelques années plus tôt, dont il n'avait cessé d'admirer l'honnêteté intellectuelle, la force d'âme, la douceur de caractère. Il se souvenait de l'horreur commune qu'ils éprouvaient tous les deux devant les exactions commises par les catholiques et les protestants durant les guerres de religion, qui continuaient à ravager son pays. Et bien d'autres images continuaient à le tourmenter. Il aborda enfin le rivage de l'Amérique.
Il traversa cette contrée neuve, quasiment inexplorée. A la rencontre des Indiens, il s'émerveilla de la présence de tant d'autres vies, d'opinions et d'usages. Il observa leurs moeurs, lima sa cervelle à leur vue, mais pressé de découvrir d'autres peuples et paysages, il ne s'attarda pas, se contentant de les observer du haut de son destrier. Il traversa de part en part le continent, quelques siècles avant Chateaubriand. Aurait-il pu le rencontrer, au détour d'un méandre du Mississipi ?
Tout à coup, il arriva au bord de l'Océan Pacifique. Désormais, il était apaisé.
Un jour, au moment où le soleil basculait définitivement, il aperçut au dessus de celui-ci le "rayon vert", celui tant recherché par les navigateurs, couleur émeraude qui éblouit un court moment avant de disparaître. Il en eut le souffle coupé ... ainsi que la tête, tranchée par le sabre étincelant de cette lumière. Elle bascula en avant, mais une bourrasque soudaine la redéposa au dessus de son buste.
Près de deux siècles avant sa découverte officielle, il aborda le rivage de la Nouvelle Calédonie. Il se sentait effectivement empli d'une vigueur nouvelle, d'une espérance printanière. Il traversa cette terre d'est en ouest, puis il marqua une halte dans un village kanak car il était aux antipodes de son monde et avait besoin d'un repos salvateur. Il fut invité dans une case par les anciens, à l'endroit précis où s'élève désormais la librairie, et y habita deux mois, avant de reprendre sa route. Il en profita pour observer les indigènes, scruta leurs modes de vie, les compara à ceux de sa province natale.
Montaigne garda toute le reste de sa vie le souvenir de ses illuminations océaniques et de sa rencontre avec les Kanaks. Il ne souhaita jamais dévoiler l'existence de ce voyage dans son oeuvre. Il avait naturellement le goût du secret, il exerça une fonction de diplomate et resta toujours très discret dans son ouvrage principal sur les négociations qu'il mena. Pourtant les traces de son périple sont nombreuses dans "Les Essais", il suffit simplement de savoir lire entre les lignes. C'est au cours de ce voyage qu'il conçut le projet de se peindre lui-même, juché sur son cheval dans la solitude magnifique des éléments, s'offrant à lui-même comme seul sujet. Il souhaita peindre la vérité de son être, il s'étudia attentivement, lucidement durant tout son voyage, s'estimant à sa juste place, ni trop haute, ni trop basse, atome empli de raison entre le ciel et la mer. Il comprit en voyant la diversité des coutumes que l'homme devait suivre les règles de sa nature, se méfier de toute intolérance qui détériore, avilit la personne humaine. Il s'interrogea sur la permanence de la violence au cours du temps. Il observa les moeurs cannibales en Nouvelle Calédonie, mais il fit remarquer à juste titre dans "les Essais" à ses contemporains prompts à qualifier de sauvages ces moeurs que, pendant les guerres de religion en France, certains de leurs concitoyens faisaient preuve d'une barbarie bien plus extrême en déchirant dans des tortures effroyables les corps de leurs ennemis toujours en vie, qu'ils faisaient rôtir en petits morceaux pour les offrir à dévorer aux chiens et aux porcs. Il étudia la manière de s'habiller des Kanaks, revêtus d'un simple pagne, alors qu'il était lui-même engoncé dans ses vêtements épais. Il ne changea pas ses habitudes, mais il conçut alors le projet de se peindre "tout entier et tout nu" puisque l'homme est toujours nu sous ses vêtements.
Il raconta son voyage aux vieux Kanaks qui l'avaient hébergé, qui avaient apprécié la bonté et la sagesse qui émanaient de cet homme. Ceux-ci perpétuèrent durant quelques siècles la mémoire de cet homme solitaire traversant les océans sur son cheval à la recherche de la vérité sur soi, sur la condition humaine. Le long fil de la mémoire s'est allongé jusqu'à moi, je le tends vers vous, la vérité est entre vos mains. Il est simplement dommage que le travail d'investigation des biographes n'ait pas été suffisant jusqu'à présent pour dévoiler ce pan de la vie de Michel de Montaigne.
Au bout de deux mois, il repartit vers l'ouest après avoir salué ses hôtes. De son voyage de retour depuis les antipodes vers sa demeure, nous ne savons rien. Nous pouvons simplement supposer qu'il s'élança une dernière fois vers le Pacifique, fièrement dressé sur son cheval, qu'il aborda le continent asiatique, qu'il traversa l'Iran, la Turquie et l'Autriche afin de revenir enfin auprès des siens.
Il avança alors jour et nuit, sur la route immense et infinie qui s'ouvrait devant lui. Les entrailles de l'Océan doucement se creusaient alors que son cheval, balançoire perpétuelle, continuait sa course éperdue sur les ondes, toujours en direction de l'ouest. Il ne traçait à l'avance aucune route déterminée, ni droite, ni courbe. S'il faisait laid à droite, il prenait à gauche, puis reprenait à droite pour suivre son cap secret. Parfois, il souhaitait adopter l'allure du galop, il pressait les flancs de son cheval, qui accélérait de plus en plus vite, son bassin épousait les ondulations provoquées par la course effrénée de son destrier. Les sabots reprenaient vigueur quand ils touchaient la surface aqueuse, les éclaboussures jaillissaient en écume poudroyante autour de leurs deux corps emmêlées, les battements de leurs coeurs se précipitaient, s'entrecroisaient dans une communication étroite, vivifiante. Montaigne avait alors le sentiment d'une fusion complète de son cheval et de lui-même dans la Nature. Parfois, il ralentissait, se mettait à l'allure du trot, idéale pour observer les paysages. Il s'enivrait alors de la beauté captivante du soleil, des nuages qui sans cesse se renouvelaient dans le ciel, disparaissaient, se recomposaient et se reflétaient dans l'immense miroir de l'Océan. Il lui semblait que ce théâtre magique, ensorceleur n'avait été déployé qu'à la seule raison qu'il puisse s'y unir, qu'il puisse participer à la mélodie délicate et quotidienne de l'univers. Mais à ces deux allures, il préférait encore celle de la marche. Son cheval adoptait naturellement celle-ci, et Montaigne pouvait alors méditer, réfléchir, rêver. Il avait empli deux sacoches qui pendaient de chaque côté de la selle de livres anciens d'auteurs, de maîtres qu'il admirait tant : Sénèque, Socrate, Plutarque, Xénophon, Epicure, ... Son cheval projetait délicatement ses jambes vers l'avant, il se laissait doucement bercer, balancer par ces pas nonchalants, il lisait sans cesse, sans retenue, revenait en arrière, soulignait un passage important, fermait les yeux, méditait quelques instants, puis reprenait ses lectures. Parfois, l'envie de dégourdir ses jambes le tenaillait, il descendait en tenant les rênes. Ses pieds suspendus à la surface de l'eau, il commençait à marcher, le regard posé au lointain vers la ligne d'horizon. Il inspirait sur trois pas, maintenait ses poumons emplis d'air sur le quatrième, expirait sur les trois suivants, retenait sa respiration sur le dernier pas, puis recommençait un nouveau cycle. La suroxygénation provoquée par ce rythme de marche le revivifiait, revitalisait l'ensemble de ses membres, l'accordait intimement au ciel et à la mer qui l'entouraient. Il cherchait dans le ciel des significations nouvelles, les pensées s'élaboraient secrètement dans son corps en harmonie complète avec le paysage, elles s'expulsaient délicatement de lui comme une douce respiration au rythme de la marche ; il lui semblait aussi percevoir de vagues lettres dans les nuages, il tissait avec eux les mots et les phrases qui s'échappaient de lui. Puis il remontait sur ses étriers pour noter ses impressions et poursuivre le chemin. D'immenses navires chargés de marchandises, d'épices, d'esclaves croisaient au loin son chemin mais il les évitait, préférant son cheminement spirituel à leur course échevelée matérialiste. Il se nourrissait de plancton marin et de poissons qu'il lui suffisait de ramasser de temps en temps en tendant la main. Son cheval se régala d'algues magiques qui remontaient aux heures des repas des profondeurs de l'Océan. Tous les deux pointaient leurs bouches vers le ciel au moment où les pluies providentielles délivraient leur manne, leur don éternel vers le monde.
Il était hanté par quelques images. Il se souvenait de son père, qui joua un si grand rôle dans sa soif de connaissances, dans l'éducation quotidienne qu'il reçut, dans l'édification de son caractère. Il se souvenait de son immense ami La Boétie, mort quelques années plus tôt, dont il n'avait cessé d'admirer l'honnêteté intellectuelle, la force d'âme, la douceur de caractère. Il se souvenait de l'horreur commune qu'ils éprouvaient tous les deux devant les exactions commises par les catholiques et les protestants durant les guerres de religion, qui continuaient à ravager son pays. Et bien d'autres images continuaient à le tourmenter. Il aborda enfin le rivage de l'Amérique.
Il traversa cette contrée neuve, quasiment inexplorée. A la rencontre des Indiens, il s'émerveilla de la présence de tant d'autres vies, d'opinions et d'usages. Il observa leurs moeurs, lima sa cervelle à leur vue, mais pressé de découvrir d'autres peuples et paysages, il ne s'attarda pas, se contentant de les observer du haut de son destrier. Il traversa de part en part le continent, quelques siècles avant Chateaubriand. Aurait-il pu le rencontrer, au détour d'un méandre du Mississipi ?
Tout à coup, il arriva au bord de l'Océan Pacifique. Désormais, il était apaisé.
Portrait du seigneur de Montaigne
Il continua son chemin, le regard toujours fixé sur la mince bande qui découpe au loin la mer et les cieux, où s'affaissait chaque jour de manière immuable le soleil. Au matin, il était le plus souvent juché sur son cheval, le soleil naissait derrière lui, une lumière pâle, translucide, limpide commençait à s'élever dans le monde, une renaissance fabuleuse s'opérait dont il allait être le témoin unique et privilégié . Fermant les yeux, il sentait que le soleil dans les nues reproduisait sa course dans son corps, qu'il éveillait lentement chacun de ses organes. Son cheval continuait à avancer, et Montaigne de méditer. A midi, l'astre solaire resplendissait en plein zénith. Toile ruisselante de clarté, l'Océan infini s'étalait devant son regard. Les millions d'éclats blancs qui scintillaient, se répercutaient sur toute la surface, se transformaient en une vaste nébuleuse contenant des soleils infinis. Certains éclats grandissaient, il lui semblait apercevoir alors des boules de feu dont la splendeur magnifiait le panorama. Son cheval continuait à avancer, et Montaigne de méditer. Au soir, la vue du spectacle plongeant dans l'eau le ravissait d'extase, il se gorgeait de ce spectacle éternel, toujours renouvelé. Les rayons lumineux tournoyaient et dansaient dans l'air, s'unissaient aux nuages ou les combattaient. Les couleurs se déployaient alors, parfois explosives et passionnelles, feux d'artifice incroyables, parfois discrètes et apaisantes. Son cheval continuait à avancer, et Montaigne de méditer. De temps en temps, des orages éclataient dans les nues, les éclairs horizontaux et verticaux se déchaînaient autour de lui, spectacle terrifiant matérialisant ses peurs, sa souffrance, mais il apprivoisa ces tempêtes, il apprit à les percevoir comme des présents de la lumière. La pluie ruisselait de lui comme une immense chevelure, il lui semblait être traversé de part en part par les goutelettes qui tonnaient sur sa peau. Les courants électromagnétiques frappaient l'Océan, les sabots de son cheval s'électrisaient et des étincelles en jaillissaient, les battements de son coeur se précipitaient. Son cheval continuait à avancer, et Montaigne de méditer. Je ne forme qu'un avec le ciel, pensa-t-il. Lassé de somnoler à califourchon, il lui arrivait de descendre, de s'étendre sur la surface de l'eau. Il s'endormait à la belle étoile, et lentement son corps s'entourait de milliers d'algues phosphorescentes qui remontaient des abysses océaniques. Son corps pulsait, battait à l'instar des soleils qui le couvaient. Reposé, il se réveillait et remontait sur sa monture. La vérité est lumière, et la lumière est vérité, se dit-il, elle seule apaise.Un jour, au moment où le soleil basculait définitivement, il aperçut au dessus de celui-ci le "rayon vert", celui tant recherché par les navigateurs, couleur émeraude qui éblouit un court moment avant de disparaître. Il en eut le souffle coupé ... ainsi que la tête, tranchée par le sabre étincelant de cette lumière. Elle bascula en avant, mais une bourrasque soudaine la redéposa au dessus de son buste.
Près de deux siècles avant sa découverte officielle, il aborda le rivage de la Nouvelle Calédonie. Il se sentait effectivement empli d'une vigueur nouvelle, d'une espérance printanière. Il traversa cette terre d'est en ouest, puis il marqua une halte dans un village kanak car il était aux antipodes de son monde et avait besoin d'un repos salvateur. Il fut invité dans une case par les anciens, à l'endroit précis où s'élève désormais la librairie, et y habita deux mois, avant de reprendre sa route. Il en profita pour observer les indigènes, scruta leurs modes de vie, les compara à ceux de sa province natale.
La demeure de Montaigne en Nouvelle Calédonie
Il raconta son voyage aux vieux Kanaks qui l'avaient hébergé, qui avaient apprécié la bonté et la sagesse qui émanaient de cet homme. Ceux-ci perpétuèrent durant quelques siècles la mémoire de cet homme solitaire traversant les océans sur son cheval à la recherche de la vérité sur soi, sur la condition humaine. Le long fil de la mémoire s'est allongé jusqu'à moi, je le tends vers vous, la vérité est entre vos mains. Il est simplement dommage que le travail d'investigation des biographes n'ait pas été suffisant jusqu'à présent pour dévoiler ce pan de la vie de Michel de Montaigne.
Au bout de deux mois, il repartit vers l'ouest après avoir salué ses hôtes. De son voyage de retour depuis les antipodes vers sa demeure, nous ne savons rien. Nous pouvons simplement supposer qu'il s'élança une dernière fois vers le Pacifique, fièrement dressé sur son cheval, qu'il aborda le continent asiatique, qu'il traversa l'Iran, la Turquie et l'Autriche afin de revenir enfin auprès des siens.